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celui d'une paffion honteufe, & d'une lâcheté capable de defefpoir. Ils ont tous confpiré à faire paffer Tantale pour un avare, & l'ont mis de leur chef au milieu du Tartare, où il fouffre une peine cruelle proportionnée à fon avarice; lui qui a été un Prince très - religieux & fort honnête homme, comme le dit Pindare.

Mais ce n'eft pas feulement l'envie de plaire & de flatter, qui mit les Poëtes dans la néceflité de feindre & d'inventer, ils y furent fouvent obligés par la médiocrité de leurs fujets. Ce qu'ils avoient à dire auroit été fouvent très-commun, fans le furnaturel & la fiction qu'ils ont eu l'adreffe d'y mêler. Si on vouloit faire l'analyse de leurs Poëmes, on les reduiroit à peu de chofes : il y a une infinité de Marchands & de Soldats qui ont effuyé plus de dangers, & fait paroître plus de courage dans les occafions, qu'Enée, Ulyffe & Achille. Que feroient, je vous prie, l'Eneïde, l'Iliade & l'Odyffée, fans le fecours éternel des Dieux, fans le mêlange perpétuel de vérités peu intéreffantes, avec des fictions qui attachent? Un homme (1) échappé à la ruine de fa Patrie, conftruit avec (1) Enée. d'autres fugitifs quelques vaiffeaux, s'embarque, arrive en Thrace, en Macedoine, & dans quelques Ifles de l'Archipel; il s'arrête dans l'Ifle de Créte, va en Sicile, d'où après avoir passé le Phare de Meffine, il arrive enfin par l'embou chure du Tibre en Italie, où il fe maria après avoir tué son Rival. Un autre (2) eft abfent de chez lui pendant plusieurs (2) Ulyffe années; cependant tout eft en defordre dans fa famille,fon bien eft diffipé, fa femme & fon fils font perfécutés; il revient enfin après avoir effuyé quelques dangers, il reconnoît quelques-uns des fiens qui lui étoient demeurés fideles, & avec leur fecours il rétablit toutes chofes en perdant fes ennemis. Celui-ci (3) s'étant brouillé avec Agamemnon, fe retire dans (3) Achille fa Tente les Troyens profitent de la mefintelligence des chefs, deviennent fupérieurs, battent les Grecs forcent leurs retranchemens, mettent le feu dans leurs Vaiffeaux; Patrocle emprunte les armes d'Achille, & tue Sarpedon: Hector venge la mort de fon ami, & ôte la vie à Patrocle; alors Achille fort de fa Tente, pouffe les Troyens jufques fous leurs murailles; & les ayant obligés d'entrer dans leur Ville

1. 16.

(2) Eneid.

1. 1.

trouve Hector feul qu'il tuë, & traîne fon cadavre autour du tombeau de fon ami, à qui il fait de magnifiques funerailles. Voilà les trois plus beaux Poëmes de ceux qui nous restent, fondés fur des Hiftoires affez communes, & foutenus par des Heros d'un mérite affez borné; ainfi leurs Auteurs ont été obligés de fournir une infinité de Fables pour les foutenir, & pour embellir les vérités qu'ils y ont mêlées. Pour dire, par exemple, qu'Ulyffe arriva incognito chez Alcinoüs, (1) Odyff. (1) Homere le fait conduire par Minerve qui le couvre d'un nuage. Virgile fidele imitateur du Poëte Grec, fait arriver de la même maniere Enée chez Didon, fous la conduite de Venus (2). Si les délices du pays des Lotophages retien nent trop les compagnons d'Ulyffe, on dit que les fruits de (3) Odyff. cette Ifle font oublier leur pays à ceux qui en mangent. (3) S'arrêtent-ils là a Cour de Circé pour s'y livrer à la débauche; on publie que cette prétendue Magicienne les avoit changés en pourceaux. On ne dira pas fimplement qu'Ulysse effuya beaucoup de tempêtes, il faut y mêler la colére de Neptune, qui venge ainfi fon fils Polypheme. Que de myftéres, que de préparatifs avant qu'Achille tue Hector ! Sa mere lui porte des armes de la fabrique de Vulcain, l'avoit trempé dans le Styx pour le rendre invulnerable. Minerve prend la figure de Deïphobe, pour tromper Hector (4) Iliad. par le prétendu fecours de fon frere. Jupiter (4) prend des balances, pefe les deftins de ces deux Héros ; & voyant que celui d'Hector descend jufqu'aux Enfers, il l'abandonne, & Achille lui ôte la vie. Rien ne fe fait parmi eux que par machine, ils employent à tout propos le miniftére de quelque Divinité.

1.2.

1.22.

(5) Defpreaux, Art Poetique.

(5) Là

pour nous enchanter tout est mis en ufage
Tout prend un corps, une ame, un esprit, un vifage :
Chaque vertu devient une Divinité,

Minerve eft la prudence, & Venus la beauté.

Ce n'eft plus la vapeur qui produit le Tonnerre,
C'eft Jupiter arme pour effrayer la terre.

Un

orage terrible aux yeux des Matelots,
C'eft Neptune en courroux qui gourmande les flots.

elle

Echo n'eft plus un fon qui dans l'air retentisse,
C'est une Nymphe en pleurs qui fe plaint de Narcisse.

Odyff. 1. 11.

1.21.

C'eft ainfi que les Poëtes ornent leurs fujets, & les rempliffent de figures vives & ingénieuses. N'apprehendez pas qu'ils difent fimplement que les troupes des deux Aloïdes, ces fiers Géants qui faifoient la guerre à Jupiter, augmentoient leurs forces par la jonction de quelque fecours; ils diront que ces (1) Hom Géants eux-mêmes croiffoient chaque jour d'une coudée (1). Homere, au lieu de raconter qu'après le fanglant combat qui fut donné fur les rives du Xante, le lit de ce Fleuve s'étant trouvé rempli de corps morts, l'eau se déborda & inonda toufe te la campagne, jufqu'à ce que ces corps étant retirés de l'eau, on alluma un bûcher dont la flame les reduifit en cendres; le (2) Iliad. Poëte feint (2) que ce fleuve fe fentant oppreffé dans fon lit, en fit fes plaintes à Achille, & que ce Heros ne l'ayant pas fatisfait, il fe déborda contre lui, & le poursuivant avec rapidité, il l'auroit noyé dans fes eaux, fi Neptune & Minerve envoyés par Jupiter, ne lui euffent promis une prompte fatisfaction. Le même Poëte ayant à nous apprendre que les inondations de la mer, ruinérent quelque temps après la retraite des Grecs, cette fameufe muraille qu'ils avoient élevée pendant le fiége de Troye, pour fe mettre à couvert des infultes (3) Iliad de leurs ennemis, dit (3) que Neptune irrité de l'entreprise des Grecs, étoit allé prier Jupiter de lui permettre de l'abattre avec fon trident; & qu'ayant intereffé Apollon dans sa vengeance, ils avoient travaillé de concert à renverfer cet ouvrage. Si le Navire des Phéaciens qui avoit conduit Ulyffe à Itaque, fait naufrage à fon retour, on ne manque pas de dire que Neptune irrité de ce qu'il avoit fervi à porter Ulysse, (4) Ody¶ l'avoit changé en rocher (4). Si Turnus fait brûler la Flotte 14. d'Enée, Virgile fait paroître Cybele qui change ces Vaisseaux en Nymphes de la mer.

Quand on voyoit un bel Ouvrage, comme les murailles de Troye, les Tours d'Argos, & quelques autres, c'étoient

L.9.

1.

1. 5.

:. Cerno Cyclopum facras

Turres, labore majus humano decus. Senec. in Thieft. A&t. 3: On ne dit pas fimplement qu'Ulyffe étoit prudent, on a foin de lui donner Minerve pour guide.

po

Au lieu de raconter comment Enée s'étant trouvé au commencement du Printemps fur la mer de Sicile, il s'éleva une tempête qui l'écarta de cette Ifle, on fait venir fur la fcéne Junon irritée, Eole, les Vents, Neptune, &c. Un Hiftorien raconteroit fans figure, que Beroé excita les Dames Troyennes à brûler leur Flotte, de peur de se voir expofées à de nouveaux dangers: un Poëte fera jouer la fcéne par la Déeffe Iris, fous la figure de cette Dame Phry( 1 ) Eneid. gienne (1). Si un Prince dans l'Hiftoire eft habile & litique, chez les Poëtes on lui donne plufieurs têtes; s'il eft brave on lui donne plufieurs bras; s'il eft fin & rufé, on lui fait prendre plufieurs figures. Au lieu de dire que Nauplius ayant appris que la Flotte des Grecs approchoit, fit allumer des feux pour l'attirer près des rochers dont fon Ifle étoit environnée, où il la fit périr; un Poëte fait intervenir la Deeffe Minerve, qui venge ainfi fur Ajax, l'affront qu'il fit à Caffandre dans fon Temple. Si on veut nous apprendre qu'un Heros pour s'éclaircir de fa deftinée, fit quelque évocation, fuivant l'ufage de ce temps-là, le Poëte le fait defcendre aux Enfers; & laiffant prendre à fon imagination un libre effor, il débite milleFables. Enfin on remarque par tout dans leurs Ouvrages un renversement prémédité des droits de la vérité ; & au lieu de cet air de fimplicité qu'elle demande, ils ont adopté les emportemens & la fureur, fuivant le caractére Petrone leur donne, de dire les chofes en hommes poffedés par un enthousiasme prophétique, & remplis de la fu¬ reur du Dieu qui les agite. (a)

Les Théatres.

que

On peut ajoûter que les Théatres ont fervi à introduire beaucoup de Fables: c'eft fur la Scéne que triomphe la liberté de déguiser la vérité : l'imagination & les fens font bien plus

(a) Non enim res gefte verfibus comprehendenda funt, quod longè melius Hiftorici faciunt; fed per ambages, Deorumque minifteria, & fabulofum fententiarum tormentum præcipitandus eft liber fpiritus, ut potiùs furentis animi vaticinatio appareat, quam re ligiofe orationis fub teftibus fides. Petr. Sat.

vivement

vivement frappés quand un Auteur fçait ménager une intrigue aux dépens de la vérité, que s'il la reprefentoit telle qu'elle eft arrivée. Pasiphaé amoureuse d'un Capitaine nommé Taurus, n'auroit pas fait fur les Théatres de la Grece, où elle étoit haïe mortellement à cause de Minos, la même impreffion qu'elle fit lorfqu'on la reprefenta amoureuse d'un Taureau que Neptune avoit fait fortir de la mer. On eft bien plus touché de voir Andromede ou Hefione expofées à des monftres, qu'à des Corfaires; & Didon qui defefperée de la perte d'un Amant fe perce le fein, nous frappe bien plus vivement, que fi elle fe tuoit pour la mort d'un Mari, comme l'Hiftoire nous l'apprend. C'est ainsi qu'on s'eft fait un merite de mentir avec art, d'inventer felon certaines regles, de feindre des actions, des converfations, des fentimens ; & la Fable eft montée fur le Théatre comme fur fon Trône.

teurs,

Enfin on peut dire que les Peintres travaillant d'après les Les Peintres imaginations Poëtiques, ont auffi donné cours à quelques Fa- & les Sculpbles; & c'eft peut-être à eux, du moins en partie, que nous devons l'existence des Centaures, des Sirennes, des Harpyes, des Nymphes, des Satyres & des Faunes, qu'ils ont peints fur les Portraits qu'en faifoient les Poëtes, ou fur quelques Relations de Voyageurs & de Pefcheurs ; ils ont même fouvent donné cours aux Hiftoires fabuleufes, en les reprefentant avec art; ce qui eft fi vrai, comme je le remarquerai dans la fuite, que les Payens devoient l'existence de plufieurs de leurs Dieux, à quelques belles Statuës, ou à des Tableaux bien faits.

des noms.

Comme il eft fouvent arrivé qu'une même perfonne a eu Sixiéme fourplusieurs noms, ce qui étoit fort commun parmi les peuples fité, ou l'unice. La pluraOrientaux, on a crû dans la fuite des temps, en lifant des té Hiftoires mal digerées & des avantures affez incompatibles, qu'il s'agiffoit de differentes perfonnes; delà la multiplication des Heros on a partagé entre plufieurs, les actions & les voyages d'un feul. Mercure, par exemple, s'appelloit Thaut en Egypte, Teutat chez nos anciens Gaulois, Hermès chez les Grecs. Pluton, Dis chez les Celtes, Adès chez les Grecs, Sumanus chez les Latins, Soranus chez les Sabins; & comme on ne connoiffoit quelquefois dans un pays le Heros ou

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