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Comment les François & tous les autres peuples feroient-ils le moindre commerce avec des nations différentes de la leur, s'ils perdoient chez ces nations la vie civile, & par conféquent la faculté de contracter; ou fi ces nations la perdoient chez eux ? Rendons cela fenfible. Suppofons que la vie civile foit un droit de cité : il eft impoffible qu'un François & un Allemand contractent jamais ensemble. Comment le feroient-ils? Par eux-même ou par procureur? Par eux-même? Ce ne pourroit être qu'en Allemagne, où le François feroit hors d'état de s'obliger; fa vie civile ne le fuivant pas dans ce païs : ou en France, où l'Allemand ne pourroit pas s'obliger non plus, aïant laiffé fa vie civile en Allemagne ou enfin dans quelqu'autre endroit, où ni l'un ni l'autre ne feroit en état de s'obliger, l'un & l'autre n'y aïant plus la vie civile. Ainfi, en quelque lieu qu'ils contractent, il s'en trouvera toujours un des deux qui ne pourra s'obliger; quelquefois même ils ne pourront s'obliger ni l'un ni l'autre. Tous les contrats qu'ils pourroient faire feroient donc nuls: ainsi point de contrats entr'eux.

Traiteront-ils ensemble par procureur? Le même obstacle va fe produire. Il faudroit pour cela trois contrats au lieu d'un. Les deux premiers entre les mandans & les mandataires ; & le troifiéme entre les mandataires, comme aïant charge de leurs mandans. Pour former les deux premiers contrats entre les mandans & les mandataires, il faut que chacun des deux mandans trouve fon mandataire parmi fes concitoïens : fans cela, ils feroient arrêtés dès le premier pas, chacun d'eux ne pouvant contracter hors de chez lui: mais, quand cela fe trouveroit, tous les obstacles ne feroient pas encore levés. Où les mandataires iront-ils pour faire ufage de leurs mandats? En Allemagne ? Le François ne pourra y contracter. En France? L'Allemand ne pourra s'y lier par aucune obligation. Dans quelqu'autre lieu? Ils y feroient l'un & l'autre incapables de toutes fonctions. Ajoutons, & cela mettra la difficulté dans tout fon jour, que, quand même les deux mandataires conferveroient la vie civile en France & en Allemagne, chacun d'eux n'agiffant que procuratorio nomine, le mandataire Allemand ne pourroit obliger en France son mandant; puifque ce mandant n'y auroit pas la vie civile, ni par conféquent la faculté d'y former des obligations civiles; & le mandataire François ne pourroit d'autre part acquérir en France, pour fon mandant, une action civile fur un homme incapable de former en France une obligation civile. Il en feroit de même, vice versâ, en Allemagne.

Il n'eft donc pas poffible, fans détruire en même tems toute l'harmonie qui regne entre les différens états de l'univers & entre les particuliers d'un état à l'autre, de foutenir qu'un homme est mort civilement dans tous les états qui ne font pas celui dont il eft citoïen.

On ne peut cependant pas contefter que les droits de cité ne peuvent s'exercer par chaque citoïen, que dans la patrie de qui il les tient ; & qu'ainfi, en regardant la vie civile comme un fimple droit de cité, celle de chaque particulier viendroit expirer aux frontières de fon païs.

En voilà plus qu'il n'en faut pour montrer la diftinction des droits de cité & de la vie civile. Les citoïens feuls jouïffent dans leur patrie des droits de cité : mais ils y partagent la vie civile avec l'univers entier ; parceque la vie civile, ou, ce qui eft abfolument la même chofe, l'être civil n'eft autre chofe que notre être naturel reconnu par les loix civiles. Or tous les peuples de la terre reconnoiffent dans les étrangers l'existence naturelle, les facultés qui font la fuite de cette existence, & les engagemens qui

font la fuite de ces facultés.

Quoique ces mêmes facultés foient plus ou moins limitées à l'égard des étrangers par les loix particuliéres de chaque païs, il n'est point de loi dans aucun païs, qui les raviffent toutes à tous les étrangers; & dès-là, il n'en eft point qui ne fuppofe & ne reconnoiffe en eux l'existence civile, ou, ce qui eft la même chofe, la vie civile.

La faculté dont les étrangers jouïffent en France, d'acquérir & de pofféder des biens, de ftipuler, de s'obliger & de faire toutes fortes d'actes entre vifs, fuppofe néceffairement en eux cet être civil dont nos droits actifs ou paffifs, nos biens & nos poffeffions font autant de parties intégrantes. Il est donc inconteftable que les étrangers jouiffent en France de l'être & de la vie civile, comme nous en jouïffons chez eux; car, encore une fois, toutes les facultés qui compofent la vie civile font du droit des gens, non du droit civil & particulier de chaque nation.

qua

De tout ce qui vient d'être dit, il fuit qu'un François qui s'expatrie lui-même pour se lier à un autre état, perdra, avec fa lité de regnicole, les droits de cité qui y font attachés. Il ne pourra plus pofféder d'offices ni de bénéfices en France; il n'y pourra plus tenir de fermes du Roi ni de l'églife. Il y fera incapable de tefter & de recueillir des difpofitions teftamentaires parceque ces différentes facultés forment les droits de cité. Il y

fera même fi l'on veut, fujet au droit d'aubaine. C'est une question qui n'eft pas du reffort de cet ouvrage; ainfi on ne l'examinera point ici. Mais il ne perdra pas pour cela la faculté de pofféder des biens dont il étoit propriétaire avant fa transmigration; il pourra même en acquérir d'autres. Il pourra efter en jugement; en un mot, il jouïra de toutes les facultés qui dérivent du droit des gens. Il ne fera donc pas mort civilement.

Qu'on n'objecte point que les étrangers ne jouïffent en France qu'imparfaitement & en partie de la vie civile; puifqu'ils n'y ont pas les droits de cité. Il faut raifonner de la fiction comme de la vérité. La mort civile eft une fiction qui doit, comme nous l'établirons ailleurs, imiter la nature. Ainfi il en doit être de la vie & de la mort civile comme de la vie & de la mort naturelle. Un homme qui n'eft pas tout-à-fait mort, eft un homme tout-à-fait vivant. Ce n'eft point d'une partie de la vie civile que les étrangers font privés en France; c'eft de certaines prérogatives extrinféques à la vie civile, & attachées à la qualité de citoïen. C'eft, fi l'on veut, de quelques commodités de la vie : mais non pas de la vie même. Tout ce qui eft intrinféque à la vie civile, tout ce qui la conftituë, ils en jouiffent auffi pleinement & auffi réellement que les regnicoles.

§. IV.

De ceux qui se retirent en païs étranger pour professer librement la religion prétenduë réformée,

Quoique fuivant le droit naturel, le droit Romain, l'usage & les loix de tous les peuples policés qui habitent aujourd'hui cet univers, il foit permis à tout homme de quitter l'état où il a pris naiffance pour s'aller établir ailleurs, il faut néanmoins convenir qu'il y a un cas où les défenfes d'abandonner le roïaume deviennent néceffaires : c'est le péril d'une désertion de fujets capable d'énerver l'état.

Ce danger a menacé la France dans le fiécle dernier. L'édit de Nantes n'a été révoqué qu'au mois d'Octobre 1685. mais l'édit qui l'a révoqué nous apprend que le deffein de la révocation avoit été formé long-tems auparavant, par Louis XIV. & l'on en avoit disposé de loin l'exécution. On ne pouvoit trop multiplier les précautions pour l'accompliffement d'un projet capable d'ébranler l'état, fi la profonde fageffe du feu Roi n'avoit guidé fon zèle.

Le

Le coup qu'il vouloit porter fut donc préparé par plufieurs édits & déclarations qui fupprimérent peu-à-peu la plupart des priviléges accordés à la religion prétendue réformée : mais ces précautions même faifant appercevoir à beaucoup de proteftans l'orage qui fe formoit fur leur tête, ils tranfportoient leurs familles & leurs biens dans les païs où l'erreur pouvoit fe montrer tête levée. Plufieurs provinces du roïaume alloient fe changer en folitudes, fi l'autorité du prince n'avoit apporté un prompt reméde à un mal fi preffant. C'eft dans cette circonftance que fut donné l'édit du mois d'Août 1669.

Il eft vrai que les termes de cet édit préfentent des défenses générales à tous les fujets du Roi d'aller s'établir en païs étrangers: mais perfonne n'y fut trompé. Le Roi lui-même annonce dans le préambule, que pendant la licence des derniers tems, plufieurs François fe font établis en païs étranger fans deffein de retour, & qu'il veut prévenir la fuite de ces mauvais exemples. On fent bien que la généralité des termes de l'édit étoit l'ouvrage de cette fageffe qui vouloit réduire les proteftans fans les foulever, & les difpofer à une grande révolution fans la leur annoncer par une prohibition littéralement bornée à eux feuls; & s'exposer ainfi à multiplier les feules évafions que la loi avoit en vuë de prévenir.

pa

Il eft encore vrai qu'au premier coup d'œil le même édit roît prononcer la mort civile ipfo facto, contre ceux qui abandonnent leur patrie fans la permiffion du Roi. En voici les termes: » quoique les liens de la naiffance, qui attachent les fujets >> naturels à leurs fouverains & à leur patrie, foient les plus » étroits & les plus indiffolubles de la fociété civile; que l'obli»gation du fervice que chacun leur doit, foit profondément » gravée dans le cœur des nations les moins policées, & uni» verfellement reconnue comme le premier devoir & le plus » indispensable des hommes ; néanmoins, nous aurions été in» formé que, pendant la licence des derniers tems, plufieurs de >> nos fujets, oubliant ce qu'ils doivent à leur naiffance, ont » paffé dans les païs étrangers, y travaillent à tous les exercices » dont ils font capables, même à la construction des vaisseaux » s'engagent dans les équipages maritimes, s'y habituent fans' » deffein de retour, y prennent leurs établissemens par mariages >> & par acquifition de biens de toute nature, & les fervent » utilement, contre ce qu'ils nous doivent & à leur patrie. Ce » qui nous oblige, pour les ramener à leur devoir & prévenir les

L

» fuites que ces mauvais exemples pourroient caufer, de renou» veller les anciennes ordonnances faites fur ce fujet, & de tenir » la main à l'entiére & perpétuelle obfervation d'icelles. A CES >> CAUSES.... Nous avons fait, & faifons, par ces préfentes » fignées de notre main, très-expreffes inhibitions & défenses à » tous nos fujets, de quelque qualité & condition qu'ils foient, de >> fe retirer de notre roïaume pour s'aller établir, fans notre per>> miffion, dans les païs étrangers, par mariages, acquifitions » d'immeubles & tranfports de leurs familles & biens, pour y » prendre leurs établissemens stables & fans retour, à peine de » confifcation de corps & de biens, & d'être cenfès & reputés étrangers, » fans qu'ils puiffent être ci-après rétablis ni réhabilités, ni leurs enfans » naturalifés, pour quelque caufe que ce foit, &c.

Cet édit eft le premier, du moins que l'on connoiffe, qui cons tienne de pareilles défenfes; & quelques recherches que nous aïons pû faire pour découvrir ces anciennes ordonnances, dont il y eft fait mention, nous n'en avons pû trouver aucune trace: mais il eft aifé de faire voir que l'édit ne peut avoir d'application à la thèse générale que nous avons feule difcutée jufqu'à préfent.

1o. Tout annonce, dans cette loi, que le Roi n'avoit que les proteftans en vûë. Perfonne n'ignore que le projet de bannir l'erreur du roïaume occupa le prince long-tems avant qu'il y portât le dernier coup, en révoquant totalement l'édit de Nantes. La conduite du gouvernement ne pouvoit laiffer ignorer ses vûës à cet égard. Ceux qui étoient déterminés à ne jamais ouvrir les yeux fur leur aveuglement crurent, pour fe mettre à l'abri de la foudre qui commençoit à gronder fur leur tête, devoir fe retirer dans les états voifins, pour y trouver un azile sûr contre les armes avec lesquelles la vérité étoit prête de les poursuivre mais comme une très-grande partie des fujets du Roi étoient livrés à l'erreur, il y avoit tout lieu de craindre que, s'ils abandonnoient le roïaume, les forces de l'état ne fe trouvaffent énervées : il fallut prévenir un tel accident. La politique d'ailleurs ne permettoit pas encore de porter des coups éclatans. C'eft pourquoi, pour donner aux proteftans le moins d'allarmes qu'il étoit poffible, le Roi crut devoir cacher ses véritables vûës en rendant générale la défense de fortir du roïaume: mais les circonftances dans lefquelles cet édit parut, faifoient affez connoître les motifs de cette foi, & ceux qu'elle avoit pour objet.

Nos hiftoires font pleines des noms des proteftans qui ven doient leurs biens & en emportoient le prix avec leurs autres

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