Imágenes de páginas
PDF
EPUB

lumer beaucoup de feu dans fon camp, il choisit fes meilleurs foldats, & alla s'emparer des lieux que les Allobroges avoient quittez. Le lendemain matin les Allobroges bien furpris de trouver Annibal maître de ces poftes, ne fçavoient à quoi fe déterminer. Enfin voyant que fa Cavalerie ne pouvoit le déployer dans ces passages étroits, que fes bagages caufoient un embarras horrible, & que les troupes ne marchoient qu'avec beaucoup de peine, ils l'attaquerent de toutes parts. Les Carthaginois perdirent là beaucoup de monde, quantité de Chevaux, & grand nombre de bêtes de fomme qui furent prifes ou tuées, ou qui tomberent dans les précipices.

Annibal qui vit qu'il n'y avoit plus de falut pour ceux qui échapperoient, s'il laissoit entierement perir fes bêtes de charge, & fes bagages, quitta les hauteurs dont il s'étoit emparé, marcha à leur fecours avec les troupes d'élite, tailla en piéces une grande partie des Allobroges, & mit les autres en fuite. Son armée paffa alors fans danger, mais avec des peines infinies.

Après ce grand péril, Annibal fans perdre un moment, alla affiéger la place où les ennemis se retiroient, & la prit. Il recouvra là beaucoup de bêtes de fomme & de bagages qui lui avoient été enlevez, & y trouva un affez grand amas de provifions. Il campa là un jour. Le lendemain il pourfuivit fa route & marcha trois jours fans autre obstacle que la difficulté des chemins. Mais le

[ocr errors]

quatrième jour il tomba dans le plus grand danger qu'il eût encore couru. Tous les peuples qui étoient fur fon paffage, ayant complotté ensemble, vinrent au devant de lui avec des couronnes & des branches d'Olivier en figne d'amitié & de paix. Annibal, quoiqu'il fe défiât d'eux, n’osa pas les rebuter de peur de les irriter par cet affront, & les reçût dans fon alliance. Mais bientôt leur maniere d'agir qui parut franche & fincere, les ôtages qu'ils lui donnerent, & les vivres qu'ils lui fournirent abondamment, le jetterent dans une telle confiance, qu'il les prit même pour guides. Ces traîtres après avoir conduit fon armée pendant deux jours, & l'avoir engagée dans une vallée étroite & environnée de rochers efcarpés, fe jetterent fur elle tout d'un coup. Il n'en feroit pas échappé un feul homme, fi Annibal par une fage précaution qui n'abandonne jamais entierement les grands Capitaines, n'avoit mis à l'avant-garde fa Cavalerie & fes bagages, & à fon arriere-garde fa meilleure Infanterie. Cela fit que fa perte bien que très-confiderable, fut beaucoup moins grande qu'elle n'auroit été. Annibal foûtenant tout l'effort des barbares, paffa la nuit fur un rocher pour donner le temps à fa Cavalerie & à fes bagages d'avancer. Le lendemain l'armée fe trouva hors de cette vallée, & le neuvième jour elle arriva au fommet des Alpes.

Annibal campa deux jours pour faire repofer

fes

fes troupes, & pour attendre ceux qui étoient demeurez derriere. Beaucoup de bêtes de fomme & quantité de chevaux qu'on croïoit perdus, arriverent au camp en fuivant la pifte.

L'armée affoiblie par tant de fatigues, tomboit dans le dernier découragement à l'afpect des nouveaux dangers que lui préfentoit la defcente des Alpes couvertes de neige. Mais Annibal ralluma le courage de toutes les troupes, & leur infpira une nouvelle force en leur montrant du haut de ces monts l'Italie & Rome même comme le prix affûré de leurs travaux, & en leur faisant valoir les intelligences qu'il difoit avoir avec les peuples des environs du Pô, qui las de la domination Romaine, n'attendoient que leur préfence pour le déclarer en leur faveur.

Dès le lendemain il commença à defcendre, & il n'eut plus fur les bras que des ennemis qui cherchoient plûtôt à voler qu'à combattre. Mais il perdit autant de monde en defcendant, qu'il en avoit perdu en montant : car comme le chemin étoit fort étroit & fort penchant, le foldat ne voyant pas où il marchoit à cause des neiges, tomboit dans les précipices pour peu qu'il s'écartât du grand chemin,

Les troupes fupporterent ces maux avec quelque forte de patience; mais on ne fçauroit exprimer leur defefpoir, quand elles fe virent dans un lieu où ni hommes ni bêtes ne pouvoient paffer; car à droite & à gauche on n'avoit que des Tome IX.

rochers infurmontables, & on ne voyoit devant foi qu'un précipice de cent quatre-vingt-dix pas de profondeur; le chemin qui le bordoit, & qui étoit naturellement très-étroit, étoit devenu encore plus étroit par la chûte des terres que les neiges avoient entraînées ; & il étoit fi glissant, qu'il étoit impoffible de s'y foûtenir.

Dans cette extrêmité, Annibal vouloit d'abord faire le tour de ces roches : mais les neiges ne lui permettant pas de prendre ce parti trop dangereux, il fe refolut à s'ouvrir un chemin au travers de ces roches mêmes. Les historiens dont j'ai déja parlé, se laissant aller au penchant qu'ils avoient pour les chofes extraordinaires & merveilleuses, ont écrit qu'il fit entaffer fur ces roches une quantité prodigieuse de bois, qu'il y mit le feu; que quand ces roches furent bien embrafées il les amolit & les fendit par le vinaigre qu'il y verfa ; qu'enfuite il les ouvrit avec le fer, & y pratiqua un chemin : car c'est ainsi que l'écrit Tite-Live, en fuivant la tradition de ces hiftoriens; & c'est fur la foi de ces témoins que Pline le naturaliste n'a pas fait difficulté d'affûrer, que la force du vinaigre eft telle, qu'il fend les rochers que la force du feu n'a pas entierement feparez & rompus.

Mais on peut raisonnablement douter de cette prétenduë vertu du vinaigre, & je suis perfuadé que les bons Naturaliftes n'en conviendront point. D'ailleurs quelle grande quantité n'en auroit-il point fallu pour fendre & pour calciner

des roches fi grandes & fi hautes, & pour y pratiquer un chemin pour des chevaux & pour des Elephans.

J'ai voulu examiner ce qui pouvoit avoir donné lieu à cette fable, & j'ai trouvé que c'étoit une tradition que le penchant de ces hiftoriens pour. le merveilleux, avoit fait mal expliquer. On difoit fimplement qu'Annibal étoit venu à bout avec du vinaigre de s'ouvrir un chemin dans des rochers impraticables, & fur cela, fans approfondir davantage le fait, ces historiens ont imaginé cette prétendue vertu du vinaigre, au lieu d'avoir recours à la difcipline même des Carthaginois qui leur en auroit fait découvrir le veritable fens. Nous fçavons par le témoignage de Platon & d'Ariftote, que les Carthaginois avoient une Loi qui défendoit de boire du vin à l'armée. Les foldats ne bûvoient que de l'eau ; mais dans les occasions extraordinaires, lorfqu'on exigeoit d'eux des travaux penibles, on leur donnoit un peu de vinaigre: car le vinaigre est rafraîchissant, comme Pline l'a reconnu; c'eft pourquoi dans la suite le vinaigre devint une des provisions ordinaires pour les armées. L'Empereur Julien en parlant de fon expedition contre les Perses, écrit dans fon Epitre XXVIII. à Libanius, On remplit les vaiffeaux de froment, ou plûtôt de biscuit de vinaigre.

Annibal donc pour foûtenir fes foldats dans ce travail fi penible de fondre ces roches, leur

« AnteriorContinuar »