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donna du vinaigre ; & c'est ainsi, à mon avis que devoit être expliquée cette tradition, & nullement comme l'ont expliquée ces historiens plus amoureux de la fable que de la verité. C'est comme nous disons tous les jours qu'un General a emporté une demi-Lune ou un autre ouvrage force d'eau-de-vie, pour faire entendre qu'il l'a emportée en faisant boire à ses troupes de l'eaude-vie pour enflammer leur courage, & pour leur faire fermer les yeux au peril. Aufli Polybe historien fort fage, n'a eu garde de corrompre fon histoire par cette fable du vinaigre. Au contraire il écrit qu'Annibal fit pratiquer ce chemin dans ces roches à force de bras, avec beaucoup de peine & de travail ; & il ajoûte que le premier jour il fit un fentier pour les chevaux, & qu'enfuite les Numides en fe relevant tour à tour, travaillerent fi bien, qu'en trois jours ils ouvrirent un chemin aux Elephans.

Annibal forti de ce mauvais pas, fut trois jours à faire paffer fes Elephans demi-morts de faim. Il continua de defcendre encore pendant trois jours, & le feptiéme il arriva dans la plaine aux environs du Pô. Il emploïa' cinq mois à aller de Carthage la Neuve jufqu'aux Alpes, quinze jours à paffer ces monts, & arriva en Italie après le coucher des Pleïades, c'est-à-dire, vers la miNovembre.

Il fit d'abord la revûë de fon armée. Les hiftoriens ne conviennent point du nombre des

troupes qui lui restoient. Les uns difent qu'il se trouva cent mille hommes de pied, & vingt mille chevaux ; ce qui ne peut être puifqu'Annibal n'en avoit pas un fi grand nombre quand il partit même de Carthage la Neuve, & qu'il n'avoit que cinquante mille hommes de pied, & neuf mille chevaux quand il paffa les Pyrenées. Les autres ne lui donnent que fix mille chevaux & vingt mille hommes de pied. Il femble qu'Annibal devroit être plûtôt crû que ces historiens: car en quittant l'Italie il laifla à Lacinium une colomne où il avoit marqué qu'après qu'il eut paffé les Alpes, il ne lui refta que huit mille Ef pagnols, fix mille chevaux, & douze cens Afriquains. Mais il y a bien de l'apparence qu'Annibal par un rafinement d'orgueil, diminua le nombre de ses troupes pour augmenter la réputation & pour ravaller la gloire des Romains. La tradition la plus vraisemblable eft celle de Polybe qui rapporte, qu'Annibal en quittant le Rhofne, avoit trente-huit mille hommes de pied & plus de huit mille chevaux, & qu'il en perdit la moitié en passant les Alpes. Mais tous ceux qui fe fauverent, étoient fi défigurez par les grandes fatigues qu'ils avoient fouffertes, qu'ils refsembloient plûtôt à des spectres qu'à des hommes. Le premier foin d'Annibal fut de faire rafraîchir les troupes & de rétablir les forces & des hommes & des chevaux. Quand fon armée fut réfaite, il propofa aux Tauriniens de fe joindre

à lui: mais ces peuples qui le méprifoient dans le miferable état où ils le voyoient, rejetterent fes propofitions; ce qui l'obligea à attaquer leur Capitale qu'il prit en trois jours. Ce fuccès intimida fi fort les Gaulois d'autour du Pô, qu'ils ne cherchoient qu'un moment favorable pour abandonner les Romains & pour se joindre à lui; mais l'arrivée de Scipion qui marchoit à Plaisance les retint dans le devoir. Scipion fe hâta de paffer le Pô, & s'avança fur le Tefin où il fit jetter un pont. Annibal s'avança à fa rencontre. Ces deux Généraux étoient prévenus d'une grande admiration l'un pour l'autre. Les grandes chofes qu'Annibal avoit faites en Espagne, la prife de Sagonte, & les Alpes qu'il venoit de paffer avec tant d'audace, le faifoient regarder par Scipion comme un homme extraordinaire, & Scipion avoit excité une grande eftime pour lui dans l'efprit d'Annibal, puifque les Romains l'avoient choifi pour le lui oppofer, & pour remettre entre fes mains la fortune de Rome.

Avant que d'en venir au combat ils haranguerent chacun leurs troupes. Scipion dit aux fiennes Soldats, fi j'étois à la tête de l'armée que j'avois en arrivant dans la Gaule, je m'épargnerois la peine de lui parler. Car à quoi bon exhorter des troupes qui fur les bords du Rhofne ont renversé la Cavalerie des ennemis, & qui en leur ôtant l'affûrance de m'attendre & d'en venir aux mains avec moi, ont rendu leur fuite

un aveu de ma victoire. Mais comme cette armée a été envoïée à mon frere Scipion en Efpagne, où elle combat fous mes aufpices, felon les ordres qu'elle a reçûs, je fuis venu me présenter à ce combat, afin que vous ayés à votre téte un Conful qui vous mene contre les Carthaginois. Il est donc neceffaire de parler en peu de mots à des troupes que leur Général ne connoît point, & qui ne connoiffent pas leur Général. Soldats, les ennemis que vous allez combattre, font les mêmes que vous avez vaincus fur la terre & fur mer dans la précédente guerre, qui ont été vos Tributaires pendant vingt ans, & fur lefquels vous avez pris la Sardaigne & la Sicile. Je suis fûr que vous aurez, vos ennemis & vous, les fentimens que doivent avoir les vaincus & les vainqueurs. Ce n'est pas l'audace qui les pouffe contre vous, c'est la neceffité. Car pourriez-vous penfer que ceux qui ont refusé le combat avec leurs forces entieres, auront repris courage & conçu de meilleures efperances après avoir perdu au passage des Alpes les deux tiers de leurs troupes parmi des rochers. Dira-t'on qu'ils font veritablement en petit nombre, mais des corps vigoureux pleins de courage, & dont rien ne pourra foûtenir les efforts? Au contraire ce font des Spectres & des Ombres d'hommes. Ils font prefque confumez par la faim, par le froid, & par toutes les miseres qu'ils ont fouffertes. Leurs membres font gelez, leurs armes presque en pièces, & leurs che

vaux hors d'état de fervir. Ce ne font pas les ennemis, mais les malheureux reftes des ennemis. Ma feule crainte, Soldats, c'eft que l'on ne dife que les Alpes les avoient défaits avant que vous les euffiez combattus. Et c'eft peut-être un effet de la justice des Dieux. Ils ont voulu vanger leur injure particuliere en détruifant fans vous la plus grande partie de l'armée de ce Général & de ce peuple perfide. Et comme après eux nous fommes les feuls qu'attaque leur infidelité, ces mêmes Dieux ont voulu vous laiffer achever leur défaite. Effaïons si la terre en vingt ans a produit de nouveaux Carthaginois, ou si ce ne font que les mêmes que nous avons déja vaincus, qui ont été nos Tributaires, & que nous avons laissé échapper après les avoir mis à rançon. C'est pourquoi, Soldats, je ne vous demande point que vous combattiez contre eux avec ce même courage que vous témoignez contre vos autres ennemis, je veux que vous marchiez contre eux avec la colere & l'indignation dont vous feriez animez, si vous voyïez vos propres esclaves prendre les armes contre vous, Plût aux Dieux que nous euffions à combattre feulement pour la gloire & que ce ne fut pas pour notre propre falut. Il ne s'agit plus de conferver la Sardaigne & la Sicile. C'est pour l'Italie que nous combattons. Si nous ne remportons la victoire, nous n'avons pas derriere nous d'autre armée qui puiffe s'opposer à vôtre ennemi, il n'y a point d'autres Alpes

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