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VI

GILLES BOILEAU 1

Contrôleur de l'Argenterie du Roi 2, reçu à l'Académie en 1659, mort en 1669.

Il naquit à Paris en 16313, et son illustre frère M. Despréaux en 1636. Les essais du cadet annoncèrent ce qu'on a vu de lui dans la suite, des chefs-d'œuvre de versification et de bon sens. Il n'y eut point en lui, si j'ose ainsi dire, d'enfance poétique. L'aîné, au contraire, né avec beaucoup d'esprit, mais avec un jugement moins sain, ne se forma jamais l'idée du parfait. Il ne se défioit pas de sa trop grande facilité à écrire ; facilité que M. Despréaux n'avoit point, et qui doit être toujours suspecte, quand ce n'est point le fruit d'un long exercice.

A cela près, les écrits des deux frères nous montrent que le même sang couloit dans leurs veines. Tout ce que l'aîné a fait de son chef est satirique. Il affectoit de

1 Voyez aux Pièces justificatives les extraits de la correspondance de Chapelain et des lettres de l'abbé d'Olivet.

2 Il avoit été auparavant payeur des rentes de l'Hôtel de Ville. (0.)

3 De Gilles Boileau, greffier de la grand'chambre du parlement, et d'Anne de Nielle. (o.)

se donner pour redoutable, la plume à la main'. Il attaqua et Scarron, et Costar, et Ménage. Ce dernier, qui étoit ce qu'on appelle auteur, et par conséquent vindicatif, lorsqu'il apprit que Gilles Boileau venoit d'être nommé à une place de l'Académie, engagea mademoiselle de Scudéry à le traverser par le moyen de M. Pellisson; et les mouvements que M. Pellisson se donna dans l'intervalle des deux scrutins qui fut de six semaines causèrent une espèce de schisme académique2, dont l'histoire seroit longue à raconter. Il suffit d'en avoir fait mention pour faire observer à ceux qui écrivent des satires personnelles, que c'est un métier où l'on gagne peu d'amis.

Quant aux traductions de Gilles Boileau, nous en avons deux considérables: celle d'Épictète3, qui a été

1 Voyez une de ses lettres en vers, dans le recueil de Sercy, tome I, page 157. (0.)— Il dit en effet ȧ Mlle....

Quoi donc ! n'appréhendez-vous rien
D'un esprit fait comme le mien?
Moi que mille auteurs d'importance
Cherchent à belle révérence,

Et dont le plus terrible émoi

Est d'être mal avecque moi :

Moi d'ailleurs dont l'humeur critique

Aux plus huppés feroit la nique,

Et qui, dès mes plus jeunes ans,

Appris l'art de railler les gens?...

2 On peut voir là-dessus une lettre de M. Chapelain à M. Huygens, du 9 avril 1659, dans les Mélanges de littérature tirés des lettres manuscrites de M. Chapelain, p. 137.

Voyez aussi dans le Recueil des lettres de M. de La Chambre la lettre XL, adressée à M. Pellisson: elle est datée de l'année 1658, mais c'est une faute bien visible, puisque Colletet, à qui G. Boileau succéda, ne mourut qu'en 1659. (0.)

3 Cette traduction est bonne, et précédée d'une vie d'Épictète

fort approuvée, et celle de Diogène Laerce, qui est demeurée presque inconnue. Devoit-il se flatter qu'une compilation informe et obscure, car Diogène Laërce n'est pas autre chose, pût réussir en françois, à moins que d'être éclaircie et redressée par de savantes notes, qui embrasseroient toute la philosophie des anciens et vaudroient mieux que l'original?

Il a traduit en vers le quatrième livre de l'Enéide '. Quantité d'endroits qu'on y admire font regretter qu'il n'y ait pas mis la dernière main; ou plutôt, qu'il ne fût pas capable de limer assez ce qu'il faisoit pour en venir à une certaine précision qui contribue infiniment à la vigueur du style. Car, si je ne me trompe, les écrits de son frère doivent en partie leur force à cette précision mâle et rigide, qui n'ôte rien de nécessaire à la pensée, mais ne laisse rien de superflu dans les mots.

Il travailloit sur la Poétique d'Aristote, lorsqu'une mort prématurée l'enleva2. Il en avoit déjà fait plus des deux tiers; et M. Despréaux, en 1709, donna son manuscrit en ma présence à M. de Tourreil 3, qui témoignoit avoir envie d'achever l'ouvrage.

la plus ample et la plus exacte que j'aie vue jusqu'ici. L'érudition et la critique y ont été répandues habilement. Bayle, Réponse aux questions d'un provincial, tome 1, chapitre 18. (0.)

1 Cette traduction du quatrième livre de l'Eneide fait partie de ses Euvres posthumes. (0.)

2 En 1669; son frère Despréaux publia l'année suivante, 1670, un recueil fort incomplet de ses poésies.— A ce sujet nous devons faire remarquer qu'au dix-septième siècle le nom de Boileau fut réservé exclusivement à Gilles, et que Despréaux fut le seul nom de son frère Nicolas.

3 Savant traducteur; reçu à l'Académie en 1692, il mourut en 1714.

Je me souviens qu'à cette occasion M. Despréaux fit l'éloge de son frère. Ils ne s'aimoient pas dans leur jeunesse; ils avoient à démêler entre eux des intérêts d'auteurs, et qui plus est, de poëtes; doit-on s'étonner que la tendresse fraternelle en souffrit?? Mais enfin, dans le temps dont je parle, les sentiments de M. Despréaux étaient si changés à son égard, qu'il se proposoit de mettre au-devant de cet ouvrage, si M. de Tourreil l'achevoit, une préface où il exalteroit le mérite de son aîné; et comme peu à peu le discours tomba sur les traductions en général : « Quoi! dit-il, l'Académie ne voudra-t-elle jamais connoître ses forces? Toujours bornée à son dictionnaire, quand donc prendra-t-elle l'essor? Je voudrois que la France pût avoir ses auteurs classiques, aussi bien que l'Italie. Pour cela il nous faudroit un certain nombre de livres qui fussent déclarés exempts de fautes, quant au style. Quel est le tribunal qui aura

1 Voyez les remarques de M. Brossette sur le vers quatre-vingtquatorze de la satire 1, de Despréaux. (0.)

2 On prétend que Gilles Boileau, jaloux de son frère Despréaux, l'aurait desservi auprès de Chapelain, pour gagner les bonnes grâces de celui-ci; Despréaux, furieux, s'en serait vengé en insérant dans ses œuvres différents traits satiriques qu'il effaça ensuite. Ainsi, lit-on dans la première satire :

Le frère en un besoin va renier son frère.

Dans l'épigraphe xix, au lieu de :

il y avoit :

Daus le palais hier Bilain, etc.

Hier un certain personnage

Au palais me voulut nier
Qu'autrefois Boileau le rentier
Sur Costar eût fait un ouvrage....

droit de prononcer là-dessus, si ce n'est l'Académie? Je voudrois qu'elle prit d'abord le peu que nous avons de bonnes traductions; qu'elle invitât ceux qui ont ce talent à en faire de nouvelles; et que si elle ne jugeoit pas à propos de corriger tout ce qu'elle y trouveroit d'équivoque, de hasardé, de négligé, elle fût au moins exacte à le marquer au bas des pages, dans une espèce de commentaire qui ne fût que grammatical. Mais pourquoi veux-je que cela se fasse sur des traductions? Parce que des traductions avouées par l'Académie, en même temps qu'elles seroient lues comme des modèles pour bien écrire, serviroient aussi de modèles pour bien penser, et rendroient le goût de la bonne antiquité familière à ceux qui ne sont pas en état de lire les originaux. Ce n'est pas l'esprit qui manque aux François, ni même le travail; c'est le goût, et il n'y a que le goût ancien qui puisse former parmi nous et des auteurs et des connoisseurs. »

Ainsi parla ce sage critique, avec un feu qu'il n'avoit guère dans la conversation, à moins qu'elle ne roulât sur son ressort. Et revenant encore au même sujet, après que M. de Tourreil se fut retiré : « Savez-vous, me demanda-t-il, pourquoi les anciens ont si peu d'admirateurs? C'est parce que les trois quarts tout au moins de ceux qui les ont traduits étoient des ignorants ou des sots. Madame de La Fayette, la femme de France qui avoit le plus d'esprit et qui écrivoit le mieux, comparoit un sot traducteur à un laquais que sa maîtresse envoie faire un compliment à quelqu'un. Ce que sa maîtresse lui aura dit en termes polis, il va le rendre grossièrement,

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