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mais l'ami et le confident de tous', le directeur de leurs études, le dépositaire de leurs intérêts; un homme que l'ambition n'a point tenté, que les faveurs des grands n'ont point ébloui, que les richesses n'ont point tiré de son premier état, que la satire même n'a point aigri; un tel homme, dis-je, ne méritoit-il pas d'être chéri et loué, comme en effet il l'a été par Balzac, par Sarasin, par Ménage2, par Vaugelas, par MM. de Port-Royal3, et par un si grand nombre d'écrivains illustres, que, si je les nommois tous ici, on croiroit que je fais un catalogue de tout ce qu'il y en a eu, et dedans et dehors le royaume1, durant près de quarante ans?

1 << Voiture, au dire de Tallemant, l'appelle l'excuseur de toutes les fautes. » M. P. Paris se demande à ce propos si Molière n'aurait point eu en vue Chapelain pour Philinte, comme Montauzier pour Alceste?

2 Il y eut dans leur amitié une interruption de douze années au moins. (Voyez le Ménagiana et le Segraisiana.)

3 Ils parlent de lui, sans le nommer, dans la préface de leur grammaire espagnole. (o.)

Le savant Nicolas Heinsius ayant appris la mort de M. Chapelain, la mande en ces termes à Grævius, [Lettre] du 8 mars 1674 : <«< Me interim mirifice adfligit excessus e vivis Johannis Capellani, cujus memoria semper in hoc pectore erit sanctissima. Amisi sane amicum incomparabilem. Sed tantum virum exornare laudibus meritissimis non est hujus loci.» Et Grævius lui répond : « Incredibile est quanto me dolore mors Capellani affecerit : quam ex te primùm intelligo. Amisit Gallia insigne gentis suæ decus. Magnam jacturam in eo fecit res literaria, cujus commodis ille perpetuo invigilabat, unus omnium candidissimus ingeniorum æstimator, quæ ad optimarum artium dignitatem augendam ubique gentium et plausu et præmiis incitabat, ipse ingenio, doctrina, gravitate, vitaque sanctitate in primis conspicuus, ut illius memoriæ et meritis erga doctrinæ politioris cultores omnis ætas perpetuo sit

Quand on aura dit qu'il versifioit durement, tout sera dit. Mais ne connoît-on rien d'excellent, rien d'admirable, que l'art de faire des vers coulants et harmonieux? Pour bien juger de son mérite, ne confondons point sa personne avec ses ouvrages'. Autrefois on jugeoit de ses ouvrages sur l'idée qu'on avoit de sa personne; et de là vient que la plupart de ses amis, gens d'ailleurs sensés et de bon goût, estimoient de bonne foi sa Pucelle, quoique peu estimable. Aujourd'hui, si l'on vouloit au contraire, sur l'idée qu'on a de ses ouvrages, juger de sa personne, ce seroit une autre injustice, et d'autant plus criante, qu'elle tomberoit sur un homme d'un savoir peu commun2, et d'une vertu encore plus

rare.

debitura. Ego vero privatus sum amico summo, cujus memoriam et desiderium nulla temporis longinquitas apud me obliterabit. Vides in hoc quoque tristissimo casu societatem ægritudinis mihi tecum esse.» (0.)

1 J'avoue ne pas comprendre le raisonnement de l'abbé d'Olivet. Il semble se plaindre qu'on trouve durs les vers de Chapelain, et qu'on attache du prix à une versification harmonieuse; et ensuite il demande qu'on distingue la personne des ouvrages. Mais qu'a donc la personne de Chapelain à faire avec des vers trop durs? Si d'Olivet veut défendre Chapelain, au moins qu'il fasse la distinction indiquée par lui et ne sacrifie pas la poésie à un homme, si remarquable que soit d'ailleurs cet homme. Du reste, Chapelain, qui faisoit bon marché de sa qualité de poëte, pensoit peut-être comme Ménage, que la dureté du vers, insupportable dans les petits poëmes, était indifférente dans les grands; qu'un colosse trop poli seroit ridicule; et peut-être invoquait-il l'excuse du Tasse, à qui on faisait le même reproche: Le marbre est dur, mais il est beau... : « son duri, e pur son belli i marmi.» (Cf. Anti-Baillet, p. 221.)

2 Chapelain « qui enfin avoit de l'esprit,» dit le cardinal de

Je parle d'une vertu rare: en voici un trait, dont je fournirai la preuve à qui voudra. Dès que M. le duc de Montauzier fut nommé gouverneur de M. le Dauphin, il jeta les yeux sur M. Chapelain pour la place de précepteur, et même obtint l'agrément du Roi, avant que d'en avoir parlé à M. Chapelain. Qu'arrive-t-il? Que M. Chapelain résiste à M. de Montauzier, et refuse obstinément ce glorieux emploi, alléguant que son grand âge le rendoit trop sérieux, trop infirme, pour qu'il pût se flatter d'être agréable à un prince encore si jeune. Faut-il d'autres marques d'un parfait désintéressement? Et de quel poids après cela peuvent être les invectives de ces écrivains mal intentionnés et mal instruits, qui l'accusent d'une sordide avarice'?

On s'étonnera peut-être de me voir tant de zèle pour la mémoire de M. Chapelain. J'en dirai naïvement le motif; c'est qu'ayant lu plusieurs volumes de ses lettres manuscrites, où son âme se découvre à fond, je lui paye, sans avoir égard aux préjugés, le tribut d'estime que je crois lui devoir.

Retz dans ses Mémoires, a reçu de Ménage, tout malveillant qu'étoit celui-ci, cet éloge qu'« il avoit l'esprit agréable, qu'il ne fournissoit pas seulement à la conversation, mais qu'il la remplissoit toute.» (Edit. cit. 1, 345.)

1 Les témoignages sont unanimes sur l'avarice de Chapelain. Cependant il est permis d'en douter en lisant sa correspondance manuscrite. Ainsi, la perte de Fouquet a ruiné un ami du poëte, et cet ami, dit Chapelain « avoit entre les mains la meilleure partie de mon bien. Bien m'en prend, ajoute-t-il, d'avoir la ressource du prince qui me défraye si noblement, et de me trouver muni de la philosophie qui m'a mis l'esprit, il y a longtemps, audessus de la fortune. J'ai été beaucoup plus ému d'avoir vu ex

Il fut enterré à Saint-Merry, où se lit une inscription latine en son honneur, un peu trop longue pour la rapporter ici, et qu'on peut voir dans le tome quatrième : Silloges epistolarum a viris illustribus scriptarum, page 328.

XII

VALENTIN CONRART,

Conseiller et Secrétaire du Roi, l'un des premiers Académiciens,
mort le 23 septembre 1675.

On a honoré du titre de Héros' cet Athénien, qui donna son parc aux disciples de Socrate, et dont le nom a formé celui d'Académie. Que ne devons-nous donc pas, nous François, à la mémoire de M. Conrart? Il a été, pour ainsi dire, le père de l'Académie françoise 2; c'est dans sa maison qu'elle est née; elle ne fut d'abord composée que de ses plus chers amis; sa probité, la douceur de ses mœurs, l'agrément de son esprit les avoit

pirer ma nièce.» (Chapelain à Godeau, lettre du 7 octobre 1661.) - Et ailleurs : « Ce n'est pas le dommage que m'a causé la ruine du surintendant qui m'a touché le plus... Je vous prie donc de ne m'en guère plaindre. » (Lettre à Godeau, 18 novembre 1661.)

1 Voyez les extraits des lettres de l'abbé d'Olivet, aux Pièces justificatives.

2 Ce que nous avons dit dans notre premier volume (Pièces justificatives, p. 444) des Académies antérieures à l'Académie françoise, prouve assez que cette opinion exclusive ne peut être acceptée d'une manière absolue.

rassemblés; et quoiqu'il ne sût ni grec ni latin', tous ces hommes célèbres l'avoient choisi pour le confident de leurs études, pour le centre de leur commerce, pour l'arbitre de leur goût.

Ils lui confièrent même la charge de Secrétaire, la seule qui soit perpétuelle dans l'Académie en sorte qu'il étoit proprement l'âme de cette Compagnie naissante, mais une âme qui en gouvernoit les mouvements avec tant de dignité, qu'en peu temps elle l'eût mis au rang des Compagnies les plus augustes de l'État.

A la vérité, il possédoit l'italien et l'espagnol; mais enfin, puisqu'il n'avoit pas la moindre teinture de ce qu'on appelle langues savantes, avouons pour encourager les honnêtes gens qui lui ressemblent, que, sans ce secours, un esprit naturellement délicat et juste peut aller loin. Je ne sais même si M. Conrart, ne voulant être ni théologien ni jurisconsulte, n'eût pas eu assez de sa langue toute seule pour arriver au double but que nous nous proposons dans nos travaux littéraires, éclairer notre raison, orner notre esprit. Rarement la multiplicité des langues nous dédommage de ce qu'elle nous coûte 2. Homère, Démosthène, Socrate lui-même,

1 Rien ne prouve que Conrart ait su le grec. Mais il ne semble pas possible qu'il n'ait eu une certaine connaissance du latin quand on voit, dans ses papiers conservés à la bibliothèque de l'Arsenal, ses dissertations critiques sur certains textes de Cicéron et d'Horace. Peut-être a-t-on mis Conrart au nombre des gens qui ne savaient pas le latin, comme Ménage, qui a fait des vers grecs, ne s'est pas compté au nombre des trois Français qui seuls de son temps savaient le grec, selon lui.

On ne peut s'étonner assez de voir l'abbé d'Olivet soutenir cette thèse,si peu favorable aux saines études, aux études classiques.

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