Imágenes de páginas
PDF
EPUB

ne savoient que la langue de leur nourrice. Un jeune Grec employoit à l'étude des choses, ces précieuses années qu'un jeune François consacre à l'étude des mots1.

On a écrit de M. Conrart, qu'entendant lire des traductions, il devinoit où le traducteur avoit bronché 2. D'accord: il ne lui falloit pour cela que du sentiment, guide aussi sûr, disons incomparablement plus sûr, qu'un savoir mal digéré. Mais de quoi je doute, c'est que son oreille «pût faire la différence d'un vers de Virgile d'avec un vers de tout autre poète latin3. » Comment le comprendre? Un Allemand qui entendra chanter divers endroits de nos opéras, dira bien, sans savoir le françois, ce qui sera de Lulli, et ce qui n'en sera point. Mais pour l'harmonie poétique, n'est-elle pas d'un tout autre genre? Et cet Allemand, qui n'a point l'oreille faite au son de nos mots, mettra-t-il quel

1 << Nemini dubium esse potest, quin Græcæ nationi multo facilior ad scientias via fuerit quam cæteris; quippe in solo judicio, non in memoria excolenda, aut peregrino ullo sermone laborabat. Romanis callere alienam linguam necesse fuit. Et tamen cum iis multo melius quam cum posteris actum est, quod hanc solam ediscebant, nos et latinam eorum ediscendam habemus : illi peregrinatione, usu, et commercio cum Græcis, nos improbo labore.»> Nic. Borbon. præfat. in Thucyd., p. 197. (0.) — Est-ce donc pour appuyer son opinion que l'abbé d'Olivet cite ce passage de Bourbon? Mais Bourbon, tout en reconnaissant que les Latins apprenaient le grec plus facilement que nous, dit assez nettement que nous devons apprendre et grec et latin, malgré les difficultés de l'étude.

2 Voyez Balzac, tome 11, page 654.

3 Voyez les Œuvres posthumes de Maucroix, première lettre à un Père de la Compagnie de Jésus.

[ocr errors]

que différence entre la dureté de Chapelain et la douceur de Racine?

Qu'on ne s'étonne pas, au reste, si M. Conrart, avec tant d'esprit et avec tant de goût, n'a fait que si peu d'ouvrages'. Trop de modestie, trop de peine à se contenter soi-même, l'envie immodérée de donner à la lecture un temps que la composition nous dérobe, les emplois publics, les soins domestiques, les maladies habituelles, mille raisons peuvent mettre obstacle à la fécondité des meilleures plumes; et une partie tout au moins de ces raisons avoit lieu à l'égard de M. Conrart, qui fut horriblement goutteux les trente dernières années de sa vie.

Mais au défaut de ses propres ouvrages, ceux d'autrui nous parlent en sa faveur. Car les premiers écrivains de son temps se firent tous un mérite, et comme à

1 Conrart est un écrivain assez fécond: on en voit la preuve par l'examen de ses papiers, conservés à la bibliothèque de l'Arsenal; mais il a toujours gardé, comme dit Despréaux, un « silence prudent. »

On m'a communiqué, depuis les deux premières éditions de cette histoire, un manuscrit original de M. Conrart, où sont contenues vingt-quatre épîtres dans le goût d'Horace. J'en rapporterai un morceau, pour faire juger de la versification : (o.)—(Note de l'édit. de 1743.)

D

Au-dessous de vingt ans, la fille, en priant Dieu,
Dit: Donne-moi, Seigneur, un mari de bon lieu,
Qui soit doux, opulent, libéral, agréable.
A vingt-cinq ans : « Seigneur, un qui soit supportable,
Ou qui, parmi le monde, au moins puisse passer. »
Enfin, quand par les ans elle se voit presser,
Qu'elle se voit vieillir, qu'elle approche de trente :

Un tel qu'il te plaira, Seigneur, je m'en contente. »

l'envi, de lui dédier quelques-uns de leurs livres 1. Assurément cette foule d'épîtres dédicatoires à un simple particulier, qui n'étoit pas un Montoron2, prouve bien l'estime qu'on avoit pour lui.

Aussi nous en parle-t-on 3 comme d'un homme qui avoit souverainement les vertus de la société. Il gouvernoit son bien sans être ni avare ni prodigue; et il savoit tirer d'une médiocre fortune plus d'agrément pour lui et pour ses amis, que la fortune la plus opulente n'en fournit à d'autres. Il étoit touché des malheurs d'autrui et trouvoit les moyens d'y subvenir par des voies qu'on n'apercevoit point. Il avoit le cœur très-sensible à l'amitié, et lorsqu'une fois on avoit la sienne, c'étoit pour toujours. S'il y avoit du défaut dans sa conduite à cet égard, c'étoit de trop excuser. Peu de personnes ont eu comme lui l'amitié, la confiance, et le secret de ce qu'il y avoit de plus grand dans tous les états du royaume, en hommes et en

1 D'Ablancourt lui dédia son Minucius Félix et son Lucien; Costar, ses Entretiens; Ménage, ses Origines de la langue françoise; Giry, sa traduction du Dialogue des causes de la corruption de l'éloquence; Cassagnes, sa Rhétorique de Cicéron; Borel, son Trésor des recherches, etc. (0.)

2 On sait que c'est à Montauron, financier et homme à la mode, que Corneille dédia, à beaux deniers comptant, sa tragédie de Cinna. Cf. Vie de Corneille, par M. Guizot et par M. Taschereau.

3 Je peins ici M. Conrart d'après ce qui m'en a été dit par feu M. l'abbé de Dangeau, qui, sans y penser, se peignoit luimême. (o.)

✦ Tallemant n'est pas de cet avis; il fut longtemps brouillé avec Conrart, après avoir été son ami. Mais l'exception confirme la règle.

femmes. On le consultoit sur les plus grandes affaires; et comme il connoissoit le monde parfaitement, on avoit dans ses lumières une ressource assurée. Il gardoit inviolablement le secret des autres et le sien. On ne pouvoit pourtant pas dire qu'il fût caché, et sa prudence n'avoit rien qui tînt de la finesse. Au reste, s'il disputoit quelquefois, c'étoit pour la vérité qu'il disputoit; et comme il la préféroit à tout, son amour pour la vérité avoit aux yeux des personnes indifférentes un air d'opiniâtreté.

Il étoit Parisien, mais d'une famille du Hainaut, et noble depuis longtemps'. Né dans le sein du calvinisme, il eut toujours l'esprit préoccupé de ses erreurs, sans que son cœur en fût moins tendre pour tout ce qu'il connut d'honnêtes gens qui pensoient autrement que lui. Il se maria en 16342, n'eut point d'enfants, et mourut à Paris dans sa soixante-douzième année.

Après sa mort, comme c'étoit un temps où les bontés du Roi pour l'Académie réveilloient l'attention de la Cour, un des plus grands seigneurs, mais qui ne s'étoit que médiocrement cultivé l'esprit, se proposa pour la place vacante. De le refuser ou de le recevoir, l'embarras paroissoit égal. Ce fut dans cette occasion que M. Patru, avec cette autorité que donne l'âge joint au

1 Dans le Trésor de Borel, page 178, il est dit que Jean Conrart, de qui descend l'académicien, étoit l'un des écuyers du duc de Bourgogne, l'an 1340. (o.) Malgré la noblesse de Conrart, sa femme, Mlle Muisson, était appelée mademoiselle et non madame Conrart, par tous ses correspondants.

[ocr errors]

Avec Magdeleine Muisson, sa cousine germaine, fille de Marie

Conrart et de Jacques Muisson.

vrai mérite, ouvrit l'assemblée par un apologue : « Messieurs, dit-il, un ancien Grec avoit une lyre admirable; il s'y rompit une corde; au lieu d'en remettre une de boyau, il en voulut une d'argent; et la lyre, avec sa corde d'argent, perdit son harmonie. »

Je m'imagine voir le peuple romain, qui écoute la fable de Ménénius Agrippa. Celle-ci n'eut pas un effet moins prompt. Elle tomboit, on le voit assez, non sur la condition seule, mais sur l'incapacité du prétendant. Car qui doute que la Cour, bien loin de nuire à un bon esprit, ne soit au contraire l'école la plus propre à le former? Et une Compagnie, dont l'unique but est d'affermir le bel usage de la langue et de travailler sans cesse à la perfection du goût, n'a-t-elle pas de grands secours à espérer d'un seigneur, qui vit dans le centre du goût et de la délicatesse'. Le mélange des seigneurs avec des gens qui ne connoissoient que leurs livres, est comme un sel qui préserve ceux-ci d'un je ne sais quel pédantisme, aussi ennemi de la politesse que l'ignorance même. Il faut du sel pour assaisonner, pour conserver les meilleures viandes, mais il en faut avec modération.

1 Cette thèse a été soutenue par Segrais. Voyez nos extraits, aux Pièces justificatives.

« AnteriorContinuar »