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A l'âge de dix-neuf ans il entra dans l'Oratoire', et dix-huit mois après il en sortit. Quand on aura vu quel homme c'étoit, on sera moins en peine de savoir pourquoi il en sortit, que de savoir comment il avoit songé à se mettre dans une maison où il faut s'assujettir à des règles.

Pour le connoître à fond, nous avons deux choses à considérer en lui séparément, l'homme et le poëte.

Jamais homme ne fut plus simple, mais de cette simplicité ingénue, qui est le partage de l'enfance. Disons mieux, ce fut un enfant toute sa vie. Un enfant est naïf, crédule, facile, sans ambition, sans fiel; il n'est point touché des richesses; il n'est pas capable de s'attacher longtemps au même objet; il ne cherche que le plaisir, ou plutôt l'amusement; et pour ce qui est de ses mœurs, il se laisse guider par une sombre lumière, qui lui découvre en partie la loi naturelle. Voilà, trait pour trait, ce qu'a été M. de La Fontaine.

Quoiqu'il eût peu de goût pour le mariage, il s'y détermina par complaisance pour ses parents?. On lui donna une femme qui ne manquoit ni d'esprit, ni de beauté3, mais qui pour l'humeur tenoit fort de celte

et de Françoise Pidoux, fille du Bailli de Coulommiers. (o.) — Le père de Jean de La Fontaine se nommait Charles, et non Jean.

1 Le 27 avril 1641. Son exemple, dit M. Walckenaer, y attira son frère puîné, Claude de La Fontaine; celui-ci persista dans sa résolution, se fit prêtre, et, en 1649, donna tous ses biens à son frère Jean, à condition que ce dernier lui payerait une rente viagère.

2 A l'âge de 26 ou 27 ans, vers 1647 ou 1648. C'est alors que son père lui transmit sa charge de maître des eaux et forêts.

3 Marie Héricart, fille d'un lieutenant au bailliage royal de la Ferté-Milon. Il en a eu un fils, dont la postérité subsiste. (o.)

madame Honesta, qu'il dépeint dans sa Nouvelle de Belphegor 1.

Aussi ne trouvoit-il d'autre secret que celui de Belphégor pour vivre en paix. Je veux dire qu'il s'éloignoit de sa femme le plus souvent et pour le plus longtemps qu'il pouvoit, mais sans aigreur et sans bruit. Quand il se voyoit poussé à bout, il prenoit doucement le parti de s'en venir seul à Paris, et il y passoit les années entières, ne retournant chez lui que pour vendre quelque portion de son bien2. Car voilà de quoi il subsistoit dans les commencements, parce que ni sa femme ni lui ne s'entendoient à faire valoir leurs terres, dont le revenu, s'ils les avoient bien gouvernées, leur pouvoit suffire.

A la vérité, ses poésies lui eurent bientôt acquis de

1 Les auteurs des Mémoires de Trévoux, dit encore M. Walckenaer, que nous continuerons à suivre, mais que nous ne citerons plus, affirment, sur le témoignage de personnes qui ont connu Mme de La Fontaine, qu'elle était du caractère le plus doux, le plus liant, et que son mari n'a pas plus pensé à elle dans la pièce de Belphegor qu'il n'a songé à faire le portrait d'autres personnages de son temps, en peignant dans ses écrits des ridicules ou des vices.

2 Au commencement de 1656, il avait vendu à M. de Villemontée, son beau-frère, une ferme de Damar, puis une maison et un domaine situés à Châtillon-sur-Marne. La vente de ces immeubles lui procura une somme qui, en monnaie d'aujourd'hui, équivaut à environ cinquante mille francs. Enfin il vendit et sa charge et sa maison de Château-Thierry à son parent Antoine Pintrel, afin d'acquitter une partie de ce qu'il devait à M. Jannart, qui avait épousé la tante de Mme de La Fontaine. Celle-ci, alors séparée de biens avec son inari, toucha le reste du prix qui fut réservé sur cette vente.

généreux protecteurs. Il reçut en divers temps diverses gratifications de M. Fouquet', de MM. de Vendôme et de M. le prince de Conti. Mais tout cela venoit de loin à loin, et il auroit eu besoin de bien d'autres fonds plus sûrs et plus abondants, s'il avoit longtemps continué à être son économe.

Heureusement Mme de La Sablière le délivra de tout soin domestique, en le retirant chez elle 2. C'étoit une

1 La Fontaine fut présenté au surintendant par Jannart (voy. la note précédente), qui était substitut de Fouquet dans sa charge de procureur général au Parlement de Paris. Fouquet fit au poëte une pension de mille livres par an, à condition qu'il en acquitterait chaque quartier par une pièce de vers.

2 M. Walckenaer dit que La Fontaine fut accueilli dans la maison de Mme de La Sablière, lorsque la mort de MADAME lui eut fait perdre la charge de gentilhomme ordinaire de cette princesse, charge, dit-il encore, qui lui assurait une honorable indépendance. Tout porte à croire que le titre de gentilhomme de Madame était purement honorifique. Si La Fontaine l'obtint en 1667 et le perdit en 1671, il doit figurer pendant ce temps sur l'état de la maison de Madame. Or, nous avons sous les yeux un « État du payement des gages et appointements, livrées et pensions que Madame, duchesse d'Orléans, ordonne être fait aux officiers de sa maison, >> « fait et arrêté par Madame à Saint-Germain en Laye le 15 mars 1668, » signé : Henriette-Anne, et voici ce que nous trouvons un gentilhomme servant ordinaire, le sieur Henry Lirot, 1,200 livres; huit gentilshommes servants par quartier, 300 livres les sieurs Ph. Colin, Antoine Bertier, Richard Cartot, N. Havé de Vaudargent, L. Bidault de Desauvrais, L. Le Fèvre du Fretay, Séraphin Jacquet, N. Bonneville d'Arnault. Le nom de La Fontaine ne paraît pas ici. Du reste, dans la maison de Madame, on trouve un Pierre Galbrun, sieur de La Fontaine, huissier du cabinet, aux gages de 150 livres, et, dans la maison de Monsieur: N. La Fontaine, un des seize valets de chambre servant par quartier, aux gages de 400 livres; Louis Terrier, dit La Fontaine, un des douze valets de garde-robe, aux

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dame d'un rare mérite, et dont l'esprit avoit beauté d'homme avec grâces de femme'. Elle se plaisoit à la poésie, et plus encore à la philosophie, mais sans ostentation. Ce fut pour elle que Bernier fit l'abrégé de Gassendi. La Fontaine demeura chez elle près de vingt ans. Elle pourvoyoit généralement à tous ses besoins, persuadée qu'il n'étoit guère capable d'y pourvoir lui

même.

Un jour qu'elle avoit congédié tous ses domestiques à la fois : « Je n'ai gardé avec moi, dit-elle, que mes trois animaux : mon chien, mon chat et La Fontaine. »

Joignons à ce mot-là celui de madame de Bouillon. Comme l'arbre qui porte des pommes est appelé pommier, elle disoit de M. de La Fontaine, c'est un fablier, pour dire que ses fables naissoient d'elles-mêmes dans son cerveau, et s'y trouvoient faites sans méditation de sa part, ainsi que les pommes sur le pommier tant il : paroissoit n'être bon à rien, et n'avoir pas la moindre étincelle de ce feu divin qui fait les grands poëtes.

A sa physionomie du moins, on n'eût pas deviné ses talents. Un sourire niais, un air lourd, des yeux presque toujours éteints, nulle contenance. Rigault et de Troyes l'ont peint au naturel; mais l'estampe que nous en avons

gages de 300 livres, et enfin Jean Barbier, sieur de La Fontaine, un des archers des gardes, qui avaient 300 livres de gages et la qualité d'écuyer. Nous avons cru devoir relever ces noms de contemporains, qui n'avaient sans doute aucune parenté avec le fabuliste, mais qui peuvent jusqu'à un certain point expliquer l'erreur de M. Walckenaer.

1 La Fontaine, fable XV, livre 12. (0.)

dans les Hommes illustres de Perrault, le flatte un peu. Rarement il commençoit la conversation; et même, pour l'ordinaire, il y étoit si distrait, qu'il ne savoit ce que disoient les autres. Il rêvoit à tout autre chose, sans qu'il eût pu dire à quoi il révoit. Si pourtant il se trouvoit entre amis, et que le discours vint à s'animer par quelque agréable dispute, surtout à table, alors il s'échauffoit véritablement, ses yeux s'allumoient, c'étoit La Fontaine en personne, et non pas un fantôme revêtu de sa figure.

On ne tiroit rien de lui dans un tête-à-tête, à moins que le discours ne roulât sur quelque chose de sérieux, et d'intéressant pour celui qui parloit. Si des personnes dans l'affliction et dans le doute s'avisoient de le consulter, non-seulement il écoutoit avec grande attention, mais je le sais de gens qui l'ont éprouvé, il s'attendrissoit, il cherchoit des expédients, il en trouvoit ; et cet idiot, qui de sa vie n'a fait à propos une démarche pour lui, donnoit les meilleurs conseils du monde.

Une chose qu'on ne croiroit pas de lui, et qui est pourtant très-vraie, c'est que dans ses conversations il ne laissoit rien échapper de libre ni d'équivoque. Quantité de gens l'agaçoient, dans l'espérance de lui entendre faire des contes semblables à ceux qu'il a rimés: il étoit sourd et muet sur ces matières; toujours plein de respect pour les femmes, donnant de grandes louanges à celles qui avoient de la raison, et ne témoignant jamais de mépris à celles qui en manquoient.

Autant qu'il étoit sincère dans ses discours, autant étoit-il facile à croire tout ce qu'on lui disoit. Témoin

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