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Porter notre langue à sa perfection, et nous épurer le goût, soit pour l'éloquence, soit pour la poésie, c'est ce que l'Académie se proposa d'abord, selon les vues du cardinal de Richelieu; et, pour y parvenir, elle résolut de travailler successivement à un dictionnaire, à une grammaire, à une rhétorique, et à une poétique.

Mais peu de gens ont, ce me semble, une idée juste des travaux qu'il est raisonnable d'attendre d'une Compagnie telle que celle-ci. Peu de gens, dis-je, considèrent qu'elle ne forme pas un Corps, dont les membres tirent de leur qualité d'Académiciens leur principal établissement dans le monde; que l'Eglise, la Cour, l'Épée, ou la Robe, attachent indispensablement à d'autres devoirs la plupart des Académiciens; et que ceux qui paroissent n'avoir point d'emplois capables de les détourner, sont presque toujours appliqués en leur particulier à des ouvrages dont il est naturel qu'ils s'occupent encore plus que de l'ouvrage commun.

Qu'est-ce d'ailleurs que le travail ordinaire des Compagnies, où il faut que tout se décide à la pluralité des

voix; où par conséquent la différence des sentiments donne lieu à des doutes, à des recherches, à des contestations? Ne sait-on pas que les Compagnies les plus graves, et où l'ambition est nourrie par de grandes récompenses, ne sont pas exemptes de ces inconvénients? A plus forte raison se trouveront-ils dans une Compagnie, où la qualité des matières ne peut faire naître de scrupule sur les distractions, et où les particuliers ne sauroient envisager leur travail comme un moyen de s'avancer.

Joignons à cela que souvent et nécessairement il s'y forme des questions de littérature, qui, pour n'être pas tout à fait étrangères à la question du jour, ne laissent pas d'en reculer la décision, et de consumer du temps. On vouloit examiner un mot, et de ce mot on passe à la chose dont il présente l'idée. Une question de grammaire devient insensiblement une question de critique, ou d'histoire, ou de physique. Deux heures alors sont bien courtes, dans une assemblée de gens qui tous ont l'esprit fécond et orné.

On doit considérer aussi que les temps n'ont pas toujours été les mêmes pour l'Académie. Ses projets étoient à peine dressés lorsqu'elle perdit le cardinal de Richelieu. Les temps qui suivirent furent orageux pour le royaume, et par conséquent fâcheux pour elle; car les Muses veulent ou jouir de la paix ou avoir des victoires à chanter. En un mot, quoiqu'elle ait eu quelques belles années sous la protection de M. le chancelier Seguier, il est cependant vrai que ses jours de gloire et de travail ne doivent proprement être comptés que

du jour qu'il plut au Roi de s'en déclarer le Protecteur. Jusque-là, encore incertaine de sa fortune, et n'ayant point d'assez puissant motif pour s'opiniâtrer à une entreprise aussi triste que l'est celle d'un dictionnaire, elle n'avoit qu'imparfaitement ébauché le sien. Ainsi la révision de ce grand ouvrage, mais révision bien plus longue et bien plus pénible qu'une première façon, ne commença qu'en 1672, et il fut achevé d'imprimer en 1694.

Que l'on entre donc un peu dans les raisons de l'Académie, et l'on jugera, du moins il me le paroît, que les reproches qu'elle a eu si souvent à essuyer sur sa lenteur sont assez mal fondés. Car enfin, l'illustre Académie de la Crusca n'a-t-elle pas mis à préparer la première édition de son vocabulaire, près de quarante ans, et à la retoucher plus de trente? Florence est cependant «une ville où les affaires ne sont pas à beaucoup près si vives, ni en si grand nombre que dans Paris; où les occasions des devoirs et du commerce de la vie civile sont bien moins fréquentes; où les particuliers n'ont presque d'occupation que celle qu'ils se font d'eux-mêmes pour ne pas tomber dans l'oisiveté : et où, par conséquent, l'assiduité à ce qu'ils peuvent avoir entrepris, est beaucoup moins détournée 1. » Mais le François demande l'impossible, une extrême diligence et une extrême perfection.

Je commencerois ici à expliquer sur quel plan a été fait le Dictionnaire de l'Académie, et dans quelle vue,

1 Préface de l'abbé Régnier, à la tête du Dictionnaire de l'Académie françoise. (o.)

si je n'avais pas à parler auparavant de son démêlé avec le fameux Antoine Furetière, abbé de Chalivoy. J'en puis rendre un compte exact, parce que les Registres m'en apprennent tout le détail'.

:

Mais d'abord, pour se mettre à portée d'en bien juger, il y a deux choses à savoir la première, que l'Académie, craignant l'infidélité des copistes employés à transcrire ses cahiers, obtint, le 28 juin 1674, un privilége signé en commandement2, par lequel défenses étoient faites de publier aucun dictionnaire françois, avant que le sien fût au jour; la seconde, que le 24 août 1684, Furetière, qui étoit lui-même de l'Académie, surprit un privilège du grand sceau pour l'impression d'un Dictionnaire universel, où suivant le titre qu'il en avoit montré à l'approbateur, il ne faisoit entrer que les termes d'arts et de sciences: mais où, suivant le titre inséré dans le privilége, il faisoit entrer tous les mots françois, tant vieux que modernes, et par conséquent tout ce qui devoit composer l'ouvrage de l'Académie, qu'on le soupçonnoit d'avoir pillé.

Tel étoit le fonds du procès, et voici de quelle manière l'Académie se conduisit. Elle dissimula ses soupçons le reste de l'année 1684. Ce ne fut qu'au commencement de l'année suivante, qu'étant avertie qu'on imprimoit actuellement le Dictionnaire de Furetière, elle indiqua, lui présent, une assemblée extraordi

1 Janvier, février et mars 1683. (o.)- Voyez aux Pièces justifi

catives.

2 Sur cette expression, voy. tome I, p. 36, note 4.

naire, où il seroit interrogé là-dessus. Il ne s'y rendit point'.

Cependant, pour donner à l'accusé tout le temps de se reconnoître, la Compagnie ne voulut rien statuer, qu'auparavant il n'eût été ou entendu, ou du moins averti une seconde fois. Elle chargea seulement le secrétaire, qui étoit M. l'abbé Régnier, d'aller en personne chez lui, pour lui intimer l'ordre de paroître à l'assemblée suivante. Il y manqua encore.

On délibéroit si on le feroit avertir tout de nouveau, lorsque M. de Novion, premier président du Parlement, et alors Directeur de l'Académie, fit savoir que c'étoit lui-même qui l'avoit empêché d'y assister, parce qu'il se flattoit de pouvoir accommoder l'affaire, en le portant à lui remettre, de bonne grâce, et son privilége et son manuscrit.

Furetière, quelques jours après, donna effectivement son privilége et la première lettre de son Dictionnaire à M. le premier Président, qui, pour terminer les choses à l'amiable, proposa que l'on tînt chez lui une conférence, où il prioit la Compagnie d'envoyer des commissaires. Elle lui en remit le choix. Il nomma MM. de Chaumont, Perrault, Charpentier, et T. Corneille, à qui la Compagnie ajouta M. l'abbé Régnier, chargé, en qualité de secrétaire, de garder les titres et les papiers de l'Académie.

Avant le jour arrêté pour cette première conférence, on apprit que déjà Furetière avoit fait imprimer des

1 2 édit.: il ne s'y trouva point.

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