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homme sans éducation, sans fortune, sans étude, mais qui, par son bon sens, par ses talents, par sa bonne conduite, parvint à un rang distingué et dans les lettres et dans le monde.

Je sais de lui-même qu'il étoit né à Paris, et baptisé dans l'église de Saint-Gervais, le 17 octobre 1639. A l'égard de sa famille, n'en parlons point, si ce n'est pour dire qu'un homme aussi vertueux que M. l'abbé Genest, eut ce trait de ressemblance avec Socrate d'être né d'une sage-femme. Quand son origine seroit moins obscure, vous ne lui en feriez pas un mérite, vous, Monsieur, qui mettez votre gloire, non à être sorti d'ancêtres que la Bourgogne respecte, mais à les imiter. Peu de temps après sa naissance, il perdit son père; et il avoit déjà treize à quatorze ans, que sa mère n'avoit pas encore songé à lui rien apprendre. Heureusement elle fut appelée pour accoucher la femme d'un commis de M. Colbert; et l'accouchée, dans le cours de sa convalescence, lui ayant bien répété que, pour faire fortune auprès du ministre, il ne falloit qu'avoir une belle main, le jeune homme fut envoyé chez le plus fameux maître à écrire, où durant trois ou quatre ans il travailla sans relâche; mais son projet de chercher place dans un bureau fut dérangé par l'espérance qu'on lui donna de gagner des millions en peu de temps. Un de ses camarades, héritier d'un petit fonds de boutique, se mit en tête d'aller le négocier aux Indes, et s'obligea d'en partager le produit avec Genest, qui n'eut à mettre dans la société que sa bonne humeur et la disposition qu'il avoit pour bien tenir un registre. Jeunesse ne doute

de rien ils vont à La Rochelle, et s'embarquent. A peine furent-ils en haute mer, qu'un vaisseau anglois, qui retournoit chez lui, les attaqua, et, les ayant débarrassés de leur pacotille, prit soin de les transporter à Londres, où ils furent jetés sur le pavé, sans argent

et sans ressource.

Vous voilà bien en peine, Monsieur, pour notre aventurier. Il s'en tira par le moyen d'un seigneur anglois, qui l'envoya dans sa campagne, à quatre journées de Londres, pour enseigner le françois à ses enfants, sortis depuis peu du collège, et dont la plus forte passion étoit de monter à cheval: passion, qui bientôt devint aussi vive dans le précepteur que dans ses élèves; mais avec cette différence, que ce qui n'étoit qu'un amusement pour eux fut pour lui une étude. Il acquit une grande connoissance des chevaux ; et ce fut là, par un coup du hasard, ce qui lui servit d'échelon pour monter où il arriva depuis. Car le duc de Nevers', ayant envoyé acheter des chevaux en Angleterre, son écuyer tomba dans la maison où étoit M. Genest, profita de ses conseils pour l'emplette qu'il étoit chargé de faire, lui persuada de s'en revenir en France par la même occasion, et au retour le présenta à son maître comme un homme qui pouvoit être bon à tout.

Vous savez que le duc de Nevers se piquoit d'être poëte. Mais je ne vous ai pas encore dit que l'abbé Genest, avant même que de savoir écrire, savoit déjà ce que c'étoit que vers. Une fille de mérite, et dont les

Neveu de Mazarin. Voy. les Nièces de Mazarin, par M. Amédée Renée. 1 vol. in-8o, 3o édit. Paris, Didot, 1857.,

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nouveaux Moréris ont immortalisé le nom, LouiseAnastasie Serment, logeoit sur le même pallier que M. Genest, qui, voyant arriver chez elle quantité de personnes distinguées par la naissance (car c'étoit encore le temps où la qualité de bel esprit donnoit du relief), conçut pour cette vertueuse fille une sorte de vénération, et obtint par son empressement à lui rendre de petits services, qu'elle daignât employer quelques moments à l'instruire. Il savoit lire alors, mais rien de plus. Elle lui fit apprendre le Cid par cœur, et ne fut pas longtemps à s'apercevoir que le feu qui fait les poëtes commençoit à étinceler déjà dans son esprit. Il recevoit de son oreille les premières et les plus importantes leçons; en sorte que sa voisine lui ayant expliqué la mécanique du vers, il ne tarda pas à faire voir de quel côté son génie devoit se tourner. Quand sa main se fut un peu fortifiée chez son maître à écrire, si l'occasion se présentoit de faire des copies, dont il espérât d'être payé, il y passoit les nuits pour avoir de quoi aller à la comédie. En un mot, à travers les ténèbres même d'une éducation si négligée, ses dispositions pour la poésie se firent jour, quoiqu'il n'ait proprement commencé à les cultiver que lorsqu'il fut attaché au duc de Nevers. On distribua les premiers prix de l'Académie en 1671. Tout ce que la France avoit de poëtes et de versificateurs se mirent sur les rangs. Ils étoient soixante-seize, dont le victorieux fut M. de La Monnoie, votre ami

L'auteur a dit plus haut que le jeune Genest avait passé trois ou quatre années auprès d'un célèbre maître pour apprendre à écrire, et qu'il s'entendait très-bien à tenir un registre.

particulier, et l'un de mes premiers maîtres. Parmi tant de concurrents, si M. Genest n'atteignit pas à la couronne, du moins il en approcha de fort près; et sa pièce lui mérita des louanges, à la faveur desquelles il sentit croître son talent, et produisit coup sur coup diverses autres poésies, qui affermirent les fondements de sa réputation, non-seulement par leur propre valeur, mais encore par les circonstances où elles parurent.

Il fit, à la suite du duc de Nevers, la campagne de 1672 et celle de 1673. Dans la première, il eut l'honneur de présenter au Roi une ode sur la conquête de la Hollande; et, dans la seconde, une ode sur la prise de Maestricht. Outre que ses vers. étoient vraiment beaux, ils avoient d'ailleurs l'avantage d'être chantés, pour ainsi dire, sur le champ de bataille, et mêlés avec les acclamations d'une armée triomphante. Pellisson, cet homme illustre, dont le cœur méritoit encore plus de louanges que l'esprit, et qui jamais ne perdit une occasion d'être utile aux gens de lettres, se joignit au duc de Nevers pour faire valoir auprès du Roi les poésies de M. Genest. Aussi furent-elles honorées des regards de Sa Majesté, et récompensées de ses bienfaits, comme l'auteur nous l'apprend dans une épître dédicatoire, où il témoigne son étonnement d'avoir pu « sans art, sans étude, sans éducation, parvenir à faire ces poésies, et si l'on ne m'a point trompé, » ajoute-t-il, « rencontrer quelquefois les pensées de ces anciens, que je n'ai jamais lus'. » Voilà, dans un aveu si humble, la confirmation de ce que je vous ai dit.

1 A la tête de son recueil de Poésies à la louange du Roi, imprimé en 1674. (0.)

A la fin de la campagne de 1673, sa Muse reçut de nouveaux honneurs : il remporta le prix de l'Académie. Une victoire de cette espèce, annoncée par les gazettes, retentit dans tout le camp; et chacun prit part à sa joie. Toutes les tables de l'armée se le disputoient matin et soir. Je crois, Monsieur, vous avoir déjà fait entendre qu'il aimoit les plaisirs de la table, et qu'il s'y livroit de bonne grâce. Un jour entre autres, pendant qu'il buvoit et qu'il folâtroit avec une troupe de jeunes officiers, le P. Ferrier, confesseur du Roi, vint à passer devant leur tente, et lui ayant fait signe d'approcher : « Je voudrois bien, » lui dit-il à l'oreille, «< vous voir plus de sagesse et un autre habit; » paroles énergiques, qui trouvèrent un auditeur docile, en sorte qu'il n'eut pas plutôt regagné Paris qu'il accourcit sa perruque, et troqua son épée contre un petit manteau noir. Pour peu que le P. Ferrier eût vécu, ses bonnes intentions ne seroient pas demeurées sans effet. Il faisoit cas des gens d'esprit, étant lui-même très-savant, et auteur d'un excellent traité de Deo : je parle ainsi de ce livre pour l'avoir lu. Mais une mort prématurée enleva le P. Ferrier, et trompa les espérances de l'abbé Genest, qui, ne pouvant plus, par respect pour sa soutanelle, donner des ordres dans l'écurie du duc de Nevers, prit le parti d'aller à Rome, où ce seigneur avoit de grands biens. Il y passa deux ou trois ans, au bout desquels il . fut rappelé par M. Pellisson, qui le prit chez lui à Versailles, où il se trouvoit en même temps à couvert des besoins et à portée des grâces. Mais ce qui me paroit plus heureux encore, il y eut toute facilité de se faufiler

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