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II

MOTIFS DE L'AUTEUR POUR ARRÊTER A L'AN 1700 SON HISTOIRE DE L'ACADÉMIE. LE PRÉSIDENT ROSE.

J'ai dit la vérité, Monsieur, lorsque j'ai imprimé dans mon Histoire de l'Académie', que j'en avois brûlé la suite passé 1700; vous en avez vu la minute qui alloit jusqu'à 1715. Je m'étois proposé de finir par M. de Fénélon2, archevêque de Cambrai, parce que cela eût achevé le règne de Louis XIV; mais de fortes raisons, que je vous supplie de vouloir entendre, m'ont prescrit les bornes où je me suis renfermé.

Premièrement, c'est depuis 1700 que l'Académie des Sciences et celle des Belles-Lettres ont pris la forme qu'elles ont; et plusieurs de nos confrères ayant été membres de l'une ou de l'autre, leurs éloges ont été faits il y a longtemps par M. de Fontenelle ou par M. de Boze. Pour me faire lire après deux écrivains d'une réputation si bien établie, ne faudroit-il pas que je fisse mieux qu'eux ? Je ne le pourrois assurément pas, quand je le voudrois; et même, dans le cas présent, je ne le voudrois pas, quand je le pourrois.

Mais de plus, à mesure que nous avançons, le nombre des seigneurs et des prélats ne fait que croître dans notre Académie. Or, il n'y a pas de plaisir à parler d'eux ; ce qui soit dit en général, car il y a des excep

1 Voy. ci-dessus, p. 346.

2 L'abbé d'Olivet écrit Fénélon avec les deux accents, et non Fénelon, selon l'orthographe actuelle.

tions. Je sais, et je ne le sais que trop, qu'on mécontente leurs familles, à moins qu'on ne raconte tout ce qu'ils ont fait ou prétendent avoir fait de mémorable, soit dans l'État, soit dans l'Église. Tout cela, je le veux, est digne d'admiration; mais, étant étranger à leur qualité d'Académicien, ne doit pas occuper tant de place dans un livre, où le bon sens demande qu'on s'attache principalement à ce qu'il y a de littéraire. Je n'aime les tracasseries ni actives ni passives. Toute la gloire qui peut revenir d'un ouvrage imprimé, si tant est que cette espèce de gloire soit faite pour moi, vaut-elle quelques minutes de chagrin? A l'égard de ceux qui n'ont été que gens de lettres, il n'y a pas les mêmes dangers à courir. Mais encore faut-il savoir quel rang ils tenoient parmi les gens de lettres; car, quoique l'Académie ne reconnoisse aucune supériorité, ni de condition, ni de mérite, et qu'étant fils d'Apollon, nous soyons tous égaux', comme l'a dit Saint-Évremont, il est cependant vrai que le public, dès à présent, n'admet pas cette égalité prétendue, et que la postérité l'admettra encore moins. Ainsi, supposé que tel de nos confrères, mort il y a trente ans, n'ait rien fait de merveilleux, c'est bien assez, ce me semble, qu'il ait joui d'une réputation qui ne se refuse point à un mérite tant soit peu distingué : pourquoi demander que l'histoire le ressuscite, et qu'on lui décerne des honneurs si longtemps après sa mort?

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1 Ou reconnaît ici le vers de la Comédie de l'Académie ¿

Nous sommes tous égaux, étant fils d'Apollon.

- Voy. t. 1, p. 410.

Je me souviens d'avoir lu que l'Ordre de Citeaux, assemblé capitulairement, fit un statut par lequel il fut ordonné que, vu le grand nombre de leurs religieux qui avoient été inscrits au catalogue des saints, ils ne poursuivroient désormais la canonisation d'aucun ; et cela, de peur que la trop grande quantité n'en fit baisser le prix: Ne multitudine Sancti vilescerent in Ordine précaution sage, et nécessaire sans doute, dans les temps héroïques de ce fameux Ordre, lesquels, je l'avoue, me sont encore moins connus que ceux de la Grèce. Quoi qu'il en soit, je ne serois pas fâché que les Académies fissent un statut dans ce goût-là, d'autant plus qu'elles n'ont pas l'infaillibilité de l'Église. A force de multiplier nos héros, les véritables y perdront; les faux n'y gagneront pas ; et le monde se fera tellement. à nos apothéoses, qu'elles ne signifieront plus rien.

Que des militaires aiment à lire la vie d'un Condé, d'un Turenne, cela est dans l'ordre : ils y trouveront l'agréable et l'utile. Mais à quoi bon les mémoires d'un guerrier qui ne s'est point signalé? Voilà cependant à quel excès l'histoire littéraire est portée de nos jours. Autant que j'en puis juger par les journaux d'Allemagne, cette mode nous est venue de certaines Universités, où il n'est guère permis d'enterrer un bachelier, et à plus forte raison un docteur, sans prononcer et imprimer son oraison funèbre. Voyez, je vous prie, le Dictionnaire de Moreri, combien vous y verrez des gens inconnus d'ailleurs ! combien d'illustres qui n'ont brillé

' Voy. l'Épître dédicatoire du Père Thomas Le Blanc, au-devant de la Vie du P. Vincent Carafe, imprimée à Lyon en 1657. (0.)

que dans l'enceinte d'une paroisse ou d'une communauté, et dont la mémoire ne pouvoit être précieuse qu'à leur petite contrée! Où en serions-nous si Plutarque avoit suivi cette méthode ? A peine la mémoire de l'homme suffiroit-elle pour retenir-les noms propres des Grecs et des Romains dont il auroit eu à rendre compte. Pour moi, je serois bien charmé que nous eussions une bonne vie d'Homère, de Platon, d'Horace, de Virgile et de leurs pareils; voilà le cas où les plus minces détails ne pourroient que m'intéresser; mais je ne donnerois pas un fétu pour savoir quelle année de Rome naquit Bavius1; qui étoient son père, sa mère, sa nourrice, son précepteur; combien il eut de frères, combien de sœurs; quelle année et quel jour il mourut.

Je ne conclus pas de tout ceci qu'à la mort de nos confrères, et le jour destiné à les pleurer, nous fassions mal de leur payer le tribut des louanges qui leur est dû. Rien n'est plus légitime; et même quand on passeroit un peu les bornes d'une trop scrupuleuse vérité, ce seroit partir d'un bon principe; car l'amitié et la douleur grossissent les objets. Mais de vouloir que plus de trente ans après leur mort, car voilà de quoi il s'agit pour la continuation de notre histoire, j'aille rechauffer leur panégyrique, sans avoir trouvé de nouveaux matériaux, qui méritent d'être mis en œuvre, c'est une carrière que je laisse ouverte à ceux qui auront, je ne dis pas plus de zèle, mais plus d'art que je n'en ai. Par exemple, j'en suis demeuré au président Rose,

1

Qui Bavium non odit, amet tua carmina, Mævi. (VIRGILE.)

qui mourut le 6 janvier 1701. Vous savez que Mme la première Présidente' est aujourd'hui tout ce qui reste de sa postérité. Je serois bien flatté certainement de pouvoir écrire quelque chose de son goût, et qui fit honneur à son aïeul. Toute la France sait qu'il étoit aimé de Louis XIV; qu'il avoit beaucoup d'esprit, qu'il fit une grande fortune. Mais venons à l'Académicien. Qu'ai-je à en dire? qu'il a plus d'une fois harangué le Roi à la tête de la Compagnie, et avec beaucoup de succès. Je ne trouve que cela, ni dans nos registres, ni dans la mémoire de ses contemporains. Or, dites-moi, Monsieur, si cela seul est suffisant pour qu'un lecteur, qui ne cherche que du littéraire dans mon ouvrage, me pardonne de lui raconter, et l'éducation de M. Rose, et par quels emplois il a passé, et tous ses faits et gestes pendant une vie d'environ quatre-vingt-dix ans? Je n'ai point assez d'art, encore une fois, pour coudre proprement un accessoire très-long avec un principal très-court.

A la vérité, l'expérience de mon prédécesseur me condamne, car M. Pellisson, dans ses éloges de nos premiers Académiciens, ne fait point scrupule de s'étendre sur quantité de choses tout à fait étrangères à l'Académie; et il narre avec tant de grâces, qu'on lui sait gré de tout ce qu'il dit. Mais il avoit pris un tour

1 Madame Portail. (o.) — Voy. t. 11, ci-dessus, p. 44. Antoine Portail, gendre du président Rose, fut lui-même premier président au Parlement de Paris et membre de l'Académie française. Reçu en 1724 à la place de l'abbé de Choisy, il mourut en 1756, et fut remplacé par Nivelle de La Chaussee.

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