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heureux son histoire est écrite en forme de lettre à un de ses parents; et une lettre, comme vous le savez mieux que moi, laisse un champ libre aux digressions, aux réflexions, au badinage même. Tout ce qu'on veut y entre sans difficulté, et y est bien reçu. Pourquoi donc n'ai-je pas pris le même tour, me direz-vous? Parce qu'il n'appartient qu'à celui qui s'en sert le premier. On aura beau dire qu'on l'auroit imaginé sans lui, cette excuse, fût-elle la vérité même, ne sera point reçue; et si l'on ne prend une autre route, quoique moins bonne, il faudra humblement se ranger parmi ceux qu'un de nos amis appelle « servum pecus1. » Je suppose pourtant qu'il me fût permis de prendre le tour de M. Pellisson; et pour ne point perdre de vue le président Rose, je vais, Monsieur, vous rapporter un trait qui doit vous plaire.

Vittorio Siri, que vous connoissez par son Mercurio et par les Memorie recondite, demeuroit sur la fin de ses jours à Chaillot, où il vivoit honorablement d'une grosse pension, que le cardinal Mazarin lui avoit fait donner. Sa maison étoit le rendez-vous des politiques, et surtout des ministres étrangers, qui ne manquoient guère de s'arrêter chez lui au retour de Versailles, les jours qu'ils y alloient pour leur audience. Un jour donc, plusieurs de ces ministres s'y trouvant assemblés, l'un d'eux mit la conversation sur la campagne de Flandre, dont il paroissoit renvoyer toute la gloire à M. de Louvois; Vittorio, qui haïssoit M. de Louvois, interrompit ce louangeur, et avec son jargon, O imitatores, servum pecus!... (HORACE.)

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qui n'étoit ni italien ni françois : « Monsu, lui dit-il, vous nous faites ici de votre Monsu Louvet il piu grand huom qui soit dans l'Europe; contentez-vous de nous le donner per il piu grand commis; et si vous y ajoutez quelque chose, dites, per il piu grand brutal. »

Vous jugez bien, Monsieur, que dès le lendemain M. de Louvois fut instruit, et ne manqua pas de se plaindre au Roi. Ce grand prince, qui eut toujours pour maxime que de s'attaquer à ceux qu'il honoroit de sa confiance, c'étoit lui manquer de respect à lui-même, répondit qu'il châtieroit l'insolence de l'abbé Siri. Rose, dont le Roi se servoit pour écrire ses lettres particulières, étoit actuellement dans le cabinet de Sa Majesté il entendit ce qui se disoit. Quand le ministre se fut retiré, il supplie le Roi de vouloir suspendre sa juste colère jusqu'au soir; il va promptement à Chaillot, il se met au fait, et revint au coucher du Roi; et lui ayant demandé un moment d'audience : « Sire, lui dit-il, le fait est à peu près tel qu'on l'a rendu à Votre Majesté. Vous savez que mon ami Siri a une méchante langue et se met en colère aisément, mais il devient fou et furieux lorsqu'il croit qu'on blesse la gloire de Votre Majesté. On s'est avisé, en présence de tous les étrangers qui étoient chez lui, de louer M. de Louvois comme si la dernière campagne n'avoit roulé que sur ce ministre. On l'a voulu faire admirer à tous ces étrangers comme le plus grand homme de l'Europe. Alors la tête a tourné à mon pauvre ami : il a dit que M. de Louvois pouvoit être un grand commis et rien autre chose; qu'il étoit aisé de réussir dans son métier,

lorsqu'avec tout l'argent du royaume, on n'avoit qu'à exécuter des projets aussi sagement formés, et des ordres aussi prudemment donnés que ceux de Votre Majesté. -Ah! il est si àgé, dit le Roi, qu'il ne faut pas lui faire de la peine. »

Je ne doute pas, Monsieur, que ce récit n'intéressat les honnêtes gens, quelque part qu'il fût placé. On aime toujours ce qui porte le caractère d'une amitié vive et généreuse, surtout dans un homme élevé à la Cour. On est charmé aussi de voir

Ce que c'est qu'à propos toucher la passion 1.

Mais plusieurs traits semblables, quand nous en aurions à foison, ne feroient pas une Histoire de l'Académie.

Remarquez donc, je vous prie, que pour un ouvrage de cette nature l'auteur est bridé de tous côtés, et par les égards qu'il doit à sa Compagnie, s'il est Académicien, et par les attentions qu'il doit au public et à la vérité. Jugez-vous qu'il soit aisé de ménager tout à la fois tant d'intérêts différents, et qui, de temps en temps, sont opposés l'un à l'autre. Permettez-moi de vous dire :

Seigneur, tant de prudence entraîne trop de soin,

ou du moins, si la chose est facile, ce n'est pas à un franc Gaulois tel que vous me connoissez.

Avant que de vous quitter, et puisqu'il s'agit ici de

1 Vers de Racine, dans les Plaideurs.

2 Vers de Racine, dans Andromaque, acte I, scène 2.

notre Histoire, il me reste à vous demander une grâce. Remerciez bien pour moi notre cher P. Oudin' de l'avis qu'il m'a donné au sujet d'une certaine épitaphe latine2 que j'ai mise mal à propos sur le compte de M. Pellisson, pour m'être fié trop légèrement aux mémoires que l'abbé Ferriès m'envoya. Je me crus à couvert de toute surprise, en ne parlant que d'après le cousin-germain de M. Pellisson. Il est cependant trèscertain que l'auteur de cette épitaphe c'est Ménage, puisqu'elle se trouve dans la sixième édition de ses poésies, que j'ai devant les yeux au moment que je vous écris. Ainsi je vois par moi-même que les plus attentifs se trompent. Mais que penser de nos compilateurs qui, sur la foi d'un anonyme ou sur un simple ouï-dire, farcissent leurs récits de faussetés? Quelquefois même ils n'attendent pas qu'on soit mort. J'en pourrois citer qui me font auteur ou éditeur de livres dont à peine ai-je vu le titre. Pour achever donc de vous dire nettement ma pensée sur l'histoire littéraire de nos jours, je crois, Monsieur, qu'elle seroit plus courte de moitié si on pouvoit la purger de tout ce qui n'a pour fondement que la flatterie, la malignité ou l'ignorance de l'écrivain.

Paris, 27 août 1733.

1 Savant jésuite de Dijon. Les Mélanges historiques et littéraires de Michault lui ont consacré un long article auquel nous renvoyons.

2 L'Épitaphe de Sarasin, rapportée dans l'Histoire de l'Académie, article PELLISSON. (9.)- Voy. ci-dessus, p. 270.

III

DES VISITES FAITES AUX ACADÉMICIENS

PAR LES CANDIDATS A L'ACADÉMIE1.

Je m'étois bien douté, Monsieur, que nos dernières nouvelles académiques iroient à Dijon. Mais la renommée, à son ordinaire, n'a pas manqué de confondre le faux avec le vrai. Je suis en état de vous faire un plus fidèle récit.

Au commencement d'octobre 2, un fameux avocat nous fit dire par M. l'évêque de Luçon3 que, si la place vacante n'étoit point encore destinée, il désiroit passionnément qu'on le nommât pour la remplir. J'étois présent nous répondîmes que l'Académie, qui est l'école de l'éloquence, ne pouvoit qu'être flattée de s'attacher un orateur si célèbre; et que dans un temps où le barreau se distinguoit plus que jamais, nous étions fâchés de n'avoir qu'une place à offrir. On ajouta seulement que, comme plusieurs avocats se trouvoient impliqués dans une affaire dont la cour n'étoit pas contente, il devoit prendre les mesures convenables pour se ménager l'agrément du Roi. Peu de jours après, nous sumes que tout obstacle étoit levé de ce côté-là : et dès lors

1 Voyez les Extraits de la Correspondance inédite.

2 D'octobre 1733.

3 L'évêque de Luçon était alors Michel-Celse-Roger de BussyRabutin, sacré le 20 février 1724. Il avait été reçu à l'Académie française en 1732.

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