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qu'on attendait pour le soir ou le lendemain. Il n'y avait plus à délibérer. La garde de ce jour était peu attentive. Le corps de garde s'ouvrait en face de nos fenêtres; soit défiance, soit par l'effet de l'extrême chaleur, la porte en restait souvent ouverte une partie de la nuit : nous la vîmes se fermer dès neuf heures du soir.

Nous commençâmes alors nos préparatifs, attachant nos rideaux par les angles, et faisant ainsi une corde de cinquante pouces à laquelle nous ajoutâmes celle de vingt pieds que j'avais faite avec tous les bouts de ficelle et de fil que nous avions pu ramasser. J'avais voulu prendre également nos draps, ce qui nous cût donné cent cinquante pieds. Suzannet s'y opposa ; cela faillit nous coûter cher. Nos comptes de dépenses se faisaient ordinairement tous les dix jours; nous les réglâmes d'avance; ce que nous devions fut placé dans un sac, avec un billet qui en désignait l'emploi. Tout cela fini, nous nous mimes à l'ouvrage.

Suzannet commença son tric-trac à dix heures. Il jouait dans une des casemates; je faisais sauter, dans l'autre, le treillage de la fenêtre. J'avais à couper cent trente-cinq mailles de fil de fer; une pièce de mon petit couteau anglais, que j'avais cassé à cette fin, me tint lieu de bec-de-corbin. Une maille conservée à chaque angle devait maintenir le treillage en place jusqu'au dernier instant. Suzannet faisait beaucoup de bruit pendant que je travaillais : il jouait et parlait comme si nous avions été réunis. Je m'observais avec soin et je pris toutes les précautions que la prudence pouvait me dicter. Il ne me restait plus que quelques mailles à rompre au moment où le sergent vint à sortir du corps de garde. Je ne sais si la vue de la lumière, ou le bruit qu'il entendait dans une casemate où nous n'avions pas l'habitude de nous tenir lui donna quelques soupçons: tant il y a qu'il resta, sans bouger, une grande demi-heure sous la fenêtre.... Il se retira enfin, et j'achevai mon ouvrage.

Onze heures et demie sonnaient lorsque tout fut terminé. Nous éteignîmes nos lumières; nous brùlâmes le double fond de notre panier, afin qu'il ne compromit pas ceux qui avaient servi notre correspondance. Ce ne fut pas sans peine que nous nous séparâmes de ce messager fidèle et discret : nous lui avions dû longtemps toutes les consolations dont nous avons joui; si notre entreprise avortait, nous restions sans relations d'aucune espèce. Nous hésitâmes quelque temps à nous défaire de ce double fond; nous l'approchions du feu, nous le retirions. Enfin, le sacrifice fut décidé.

Je montai dans la cage où j'avais mis préalablement tout ce dont nous avions besoin. La célérité et le silence dans l'exécution devaient désormais assurer notre liberté je mis tous mes soins à ce que rien ne pût nous retarder. Je passai les rideaux en double autour d'un barreau de fer, que j'avais garni d'un torchon afin qu'ils pussent glisser dessus plus facilement.

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Les rideaux formaient un des doubles, la corde l'autre ; en sorte que, tirant d'en bas sur les rideaux et làchant la corde, nous devions aisément attirer le tout à nous. Suzannet devait les tenir réunis pendant que je descendrais ; rendu en bas, je les tiendrais pour lui à mon tour.

Ces préparatifs étaient dans mon rôle. Le rôle de Suzannet était de surveiller la sentinelle. Si nous n'étions bien assurés de sa position, nous courions de grands dangers : elle pouvait se trouver proche de ce lieu et nous voir ou nous entendre. Le soldat qui faisait faction dans ce moment était d'une tranquillité vraiment alarmante depuis onze heures jusqu'à minuit et demi, on n'entendait pas le moindre mouvement; il ne poussa pas un seul soupir. Au bout de ce temps, il lui échappa, le dirai-je ?un... Ce bruit bienheureux nous tira d'une angoisse horrible. Suzannet vint me l'annoncer avec l'expression du plus parfait bonheur; et, dans mon ravissement, je fis sauter un des chaînons qui tenaient encore le treillage.

Cependant Suzannet voulut attendre un instant encore pour mieux connaitre où se trouvait cette sentinelle. Une heure sonna. Nous ne pouvions plus partir que la sentinelle ne fût relevée. Le sergent sortit, puis rentra, disant qu'il n'était que la demie; la sentinelle de la poudrière, qui s'ennuyait d'attendre, monta au corps de garde pour prévenir le sergent de son erreur. Nous reconnùmes alors que le soldat dont nous avions redouté longtemps la surveillance était constamment resté assis auprès de la porte: il s'y était endormi, et il est à présumer qu'il ne se réveilla pas au bruit qui flatta si sensiblement l'oreille de Suzannet. Un excès de prudence nous avait fait perdre deux heures précieuses. Ce n'était pas le moment de se livrer à des regrets. Aussi le caporal ne fut pas plus tôt rentré, après avoir fait une courte ronde, que nous nous disposâmes au départ.

Lorsque nous fùmes l'un et l'autre dans la cage, je voulus enlever le barreau coupé qui était encore tenu par du plomb fondu dans la pierre de taille de la partie inférieure de la fenêtre; je l'avais senti remuer et je n'avais pas cru qu'il pùt offrir une grande résistance. En cela, je m'étais trompé : je ne parvins à l'arracher qu'après de violents efforts, qui me mirent en nage. Cela terminé, je fis sauter les derniers chainons qui tenaient encore le reillage. Je laissai couler en dehors les cordes, je passai par la fenêtre, et je descendis sur-le-champ dans la cour.

J'étais encore à dix pieds de terre, lorsque les rideaux craquèrent; je les lâchai machinalement, et je tombai sur les marches de l'escalier, d'où je roulai dans la cour, de manière que ma tête faillit enfoncer la porte du corps de garde. J'étais un peu étourdi de ma chute; je me relevai toutefois promptement, et je saisis les rideaux et les cordes pour les empêcher de se dédoubler pendant que Suzannet descendrait. La secousse que j'avais donnée

en descendant avait fait baisser la partie supérieure du barreau coupé ; Suzannet fut obligé de la relever avant de descendre, ce qui le retint un instant. Aussitôt qu'il fut dans la cour, une forte saccade, donnée aux rideaux en lâchant la corde, les attira à nous. Quelques bouts de fil de fer s'y étaient accrochés; ils firent un peu de bruit en se détachant. Mais, cette fois, la fatalité avait cessé de nous poursuivre.

Une heure et demie venait de sonner. La lune était dans son plein; il faisait presque jour. Nous étions à cinq pas du corps de garde, où les hommes de service causaient entre eux sur leur lit de camp. Cette situation était périlleuse : un rien pouvait nous perdre. Nous courùmes promptement au rocher, portant ou traînant nos rideaux. Je n'avais pas achevé de les attacher à la gouttière d'une poudrière à pic sur le rocher que Suzannet était à trente pieds au-dessous de moi. Je le suivis promptement. Trois minutes s'étaient à peine écoulées depuis que j'avais fait sauter la dernière maille du treillage, et déjà nous étions hors de toute atteinte. Nous nous arrêtâmes un instant sur le rocher où le mur qui soutenait la batterie était appuyé. Ce fut alors seulement que nous fùmes bien convaincus que nos cordes étaient insuffisantes; mais il n'y avait plus à reculer. Nous descendimes encore trente pieds; nous nous trouvions alors sur un talus qui, bien que rapide, nous permit de nous arrêter un instant. La descente était encore longue, mais elle devenait moins escarpée: elle présentait des pointes de rocher où il était possible de se retenir. Nos cordes étaient à leur fin; celle que j'avais faite avec les morceaux de fil et de ficelle avait cassé sous mon poids.

Nous délibérions sur ce que nous avions à faire, lorsque Suzannet m'échappa tout à coup; il tenait à la main une poignée d'orties, qui lui resta entre les doigts, et il roula l'espace de soixante ou quatre-vingts pieds, entraînant avec lui les pierres et la terre qui se trouvaient sur son passage. Je l'avais entièrement perdu de vue; l'écho de la montagne m'avertit scul de la durée et de la fin de sa chute. Je le croyais en pièces. J'éprouvai donc une satisfaction bien vive lorsque je l'entendis m'appeler. Un silence prolongé suivit son premier cri; je le crus évanoui, je me hâtai pour lui porter secours. Il me fallait prendre la même route; je la suivis avec des précautions extrêmes. Je m'étendis sur le dos, les jambes écartées, les bras tendus, de manière que mes pieds, mes mains et mes coudes pussent s'accrocher aux pointes de rocher qui se trouveraient sur mon chemin. Je ne glissai jamais plus de trois ou quatre pieds sans être arrêté par quelque obstacle; j'arrivai ainsi au bas du rocher, n'ayant pour tout mal que de légères contusions et quelques parties de vêtements déchirées.

Suzannet était moins maltraité que je ne l'avais redouté. Au pied de la

montagne, nous vidames une petite fiole de kirsch-wasser, que j'avais réservée pour ce moment. Un paysan allant à ses travaux était arrêté à l'embranchement des deux routes de Genève et de Neuchâtel. Deux hommes, tombant des nues, faisant rouler après eux des charretées de pierres, lui avaient probablement semblé chose fort nouvelle. Nous désirions obtenir de lui quelques renseignements sur la nature du pays. Mais ce pauvre homme n'avait pas encore bien classé dans sa tête de quelle nature nous pouvions être ; une frayeur horrible le saisit à notre approche, et il s'enfuit à toutes jambes. Nous nous acheminâmes vers la ville. La grille de la frontière était déjà ouverte; nous la passames.

(Extrait des Mémoires du Général d'Andigné, publiés par Ed. BINE.) (Plon, éditeur.)

Cadix & Cabrera

(1809-1813)

De e toutes les guerres de Napoléon, il se peut que la moins justifiable ait été cette guerre d'Espagne, par laquelle il a prétendu réduire non pas seulement les armées d'un roi ou d'un empereur, mais l'âme même d'un peuple jaloux de sauvegarder son indépendance nationale; mais c'est à elle aussi que se rattache l'un des souvenirs les plus pénibles de cette glorieuse période. La capitulation du général Dupont à Baylen (juillet 1808) fut, moralement et matériellement, un désastre. Dix-huit mille Français furent par elle livrés aux Espagnols, qui se montrèrent impitoyables: nos soldats furent envoyés aux pontons de Cadix el sur les rochers de Cabrera, l'une des Baléares, où la faim, les maladies contagieuses et le défaut de soins leur firent endurer d'inexprimables souffrances. Dans les années qui suivirent, les Espagnols continuèrent d'y interner ceux de nos compatriotes qui furent faits prisonniers sur les différents champs de bataille. Un grand nombre de ces malheureux trouvèrent la mort dans celle horrible captivité. Quelques-uns purent s'évader, non sans courir les plus grands dangers: tels les héros des récits qui vont suivre.

Evasiona de Quelquea Marina Français

(1809)

'auteur auquel nous empruntons, en les resserrant un peu, les détails de la narra

Ltion qui va suivre, est un jeune soldat qui, compris dans la capitulation de

Baylen, alla rejoindre à Cabrera les marins français victimes du même malheur et précédemment déportés dans celle île1.

1. Mémoires d'un conscrit de 1808, recueillis et publiés par Philippe Gille, Paris, 1892 (Victor Havard, éditeur).

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Revétus de leur grande tenue, les marins de la garde impériale s'élancèrent dans l'embarcation, tandis que les Espagnols, saisis de peur, se jetaient à la mer.

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