chameaux, chercher dans leurs excrémens quelque grain d'orge qui ne fût point digéré, & le dévorer avec avidité. Paffons rapidement fur le tableau des misères qui affligent l'humanité, & dont la plupart des hommes, endurcis par l'aifance, n'ont aucune idée; le mal auroit été beaucoup plus grand, encore, fi l'Espagne & le Portugal, où les récoltes avoient été affez abondantes, n'avoient permis l'extraction de l'huile, du beurre, des fruits fecs & autres comeftibles, & principalement des bleds du Nord, qui, heureusement, abondoient à Cadix & à Lisbonne. Ce bled, fouvent avarié, monta aux marchés de Salé à cent vingt livres la mesure, qui répond au fétier de Paris; la mauvaise huile & le beurre rance, valoient 180 livres le quintal; les pois, les féves, les lentilles, qui abondent dans ces contrées, étoient devenus des objets de luxe dont on comptoit les grains; on en donnoit douze ou quinze pour la valeur d'un denier. Pendant trois ou quatre années de misère, le peuple mangeoit du pain que le mélange & la mauvaise qualité des grains rendoit lourd & difficile à digérer; le bon pain valoit douze à quinze fous la livre, & les autres fubfiftances à propor tion. Dans l'état de calamité où fe trouvoit cet Empire, on ne pouvoit voir qu'avec étonnement

& refpect la réfignation de ces peuples malheureux à la Providence; ils fupportoient leur mal fans fe plaindre, parce que, felon leur foi, tout eft préparé par les décrets du Tout-Puiffant, & que rien n'arrive que par fa volonté. Les Européens, moins confians, plus inquiets, peut-être, ou accoutumés à fe repofer fur les foins d'une administration chargée de tout prévoir, ne fupportent qu'avec humeur & impatience le renché riffement des denrées, &, fous prétexte des abus dont les foupçons peuvent quelquefois être fon dés, ils s'en prennent aux Magiftrats des révo lutions qu'éprouvent les fubfiftances, quoiqu'elles dépendent toujours, dans le principe, ou de l'intempérie des faifons ou de quelque caufe étrangère.

La misère qu'éprouva cet Empire par les maux dont je viens de rappeler le fouvenir, mit les peuples dans l'impoffibilité de payer les charges; le commerce fe ralentit en proportion, & les revenus de l'Etat diminuèrent de même. Il n'y eut bientôt aucune fûreté fur les chemins; on ne pouvoit voyager qu'avec des escortes ; les provinces fe faifoient une efpèce de guerre pour s'enlever, réciproquement, ce qui avoit échappé aux ravages des fauterelles & au déréglement dos faifons. Depuis la partie de Rabat & Salé jufqu'au

Morbeia, toute la province de Temffena & de Tedla furent expofées, pendant deux ou trois ans, à des déprédations que la misère du tems pouvoit excufer, peut-être, puifque l'efprit de révolte n'y entroit pour rien; du reste ces émotions, qui, comme les orages, n'ont qu'un effet paffager, s'appaifent d'elles-mêmes, quand l'abondance ramène la tranquillité, & met un frein à l'inquiétude des peuples & à leur rapacité.

Dans le courant de 1783, l'Empereur fit le voyage de Tafilet avec un détachement de troupes; cette Ville & fes environs, habités

population: de Chérifs, jaloux de prédominer, étoient, depuis quelque tems, expofés à des divifions civiles, qui furent entièrement appaifées par la présence du Souverain. Ce Prince leva dans cette province, & fur les bords orientaux du grand Atlas, de fortes contributions, pour punir l'inquiétude des peuples.

Sidi Mahomet étoit à Tafilet lorsque l'Empire de Maroc fit une perte dans la perfonne de Muley Ali, l'aîné de fes enfans; ce Prince, qui mourut à Fez, à l'âge de quarante-quatre ans, des rechûtes d'une fièvre négligée ou mal foignée, avoit toutes les qualités propres à rendre les peuples heureux; il n'avoit point hérité de ies ancêtres de ce caractère bouillant & impétueux,

qui, fans faire le bonheur des Rois, contribue, prefque toujours, à faire le malheur des hommes. Nommé par fon père au Gouvernement de Fez, qui eft un des plus confidérables, Muley Ali s'y conduifit avec tant de réserve & de défintéresseTM · ment, que l'Empereur voulant fe faire rendre compte de fes économies, la Ville de Fez confentit au facrifice que le Souverain exigea, pour maintenir ce Prince dans fon Gouvernement & dans les bonnes graces de fon père.

Le défintéreffement de Muley Ali, qui étoit pour ce Prince d'une grande recommandation auprès des peuples, avoit, peut-être, affoibli l'affection de fon père, qui n'a pas la même manière de penfer: Ce Souverain, ayant affigné fur fon fils une augmentation de penfion pour les frères, lui ordonna de reprendre cette fomme für la communauté des Juifs, qui, n'étant point dans les voies du falut, ne méritoit aucune indulgence: Seigneur, lui répondit Muley Ali, les Juifs font fi pauvres, qu'ils ne font pas même en état de fupporter les impôts ordinaires, & je fuis dans l'impoffibilité d'en exiger de nouveaux; votre Majesté peut difpofer des revenus de mon Gouvernement, fi elle le veut, au bénéfice de mes frères; mais je la fupplie de ne pas exiger de moi de vexer fes fujets, & de me mettre dans le cas d'augmenter, par-là, leur

misère. On voit par ces traits, combien les regrets que les peuples doivent à la perte de ce Prince, font légitimes; j'en connois moi-même tout le prix, la confiance dont il m'a honoré m'ayant mis fouvent à portée d'éprouver fes bontés & de juger de fes difpofitions.

Portrait de l'Empereur régnant.

Sidi Mahomet, plein de pénétration & de juf teffe d'efprit, eût été fufceptible de toutes les qualités propres à gouverner les hommes, fi la culture avoit pu perfe&ionner les difpofitions qu'il avoit reçues de la nature. Ce Prince, âgé d'environ foixante - feize ans (1), haut de cinq

(1) On n'eft pas dans l'ufage, parmi les Maures, d'écrire la naiffance des enfans, pas même celle des Princes; leur âge eft fixé par des époques que les parens fe tranf mettent de mémoire: un Maure dit, avec confiance, qu'il naquit l'année de la féchereffe, celle de la grande pluie ou de tel autre événement.

L'Empereur régnant étoit à la Mecque, en 1727, quand Muley Ismaël mourut; il n'étoit pas marié ; &, ce Prince ayant confervé des idées préfentes de ce voyage, on est fondé à croire qu'il avoit alors feize à diz-huit ans ; de forte qu'il doit être né en 1710. C'est d'après ces obferva tions, que les plus anciens du pays ont trouvées justes, que j'ai fixé l'âge de ce Prince,