Cet ordre fut un coup de foudre pour Valcourt forcé d'obéir. Il ne fe confola que dans l'efpérance cruelle que l'aimable & brave Sainville ne pouvoit réchapper de fa bleffure; il partit pour fon château, qui n'étoit diftant que de trois lieues de celui de Dorival.

Le domeftique que Dorival avoit envoyé pour chercher un prompt fecours, n'avoit appris de fon camarade aucune particularité fur cette affaire; il favoit feulement que Sainville s'étoit battu contre Valcourt, & qu'on fupçonnoit que leur querelle étoit venue au fujet. d'une femme dont Sainville étoit depuis quelques années amoureux & bien traité. Ce fut le récit qu'il fit à fon maître en arrivant ; &, nous fommes forcés de l'avouer, l'humeur défiante de Dorival excita dans fon ame un premier mouvement bien coupable. Grands dieux! dit-il en lui-même, feroit-il poffible que je fuffe trahi par tout ce que j'ai de plus cher, & que, fans le favoir, je fuffe la fable de la ville & de la cour? Un premier foupçon fouvent en fait naître mille autres. L'homme né défiant, le prend pour un trait de lumière qui vient tout-à-coup

de l'éclairer; & c'est à fa lueur trompeufe qu'il voit toutes les circonstances qui peuvent réaliser & aggraver fes foupçons. Heureufement pour le couple infortuné, le médecin que Sainville avoit envoyé pour fecourir madame Dorival jouiffoit d'une auffi grande réputation de probité, que d'expérience & de favoir. Il étoit devenu l'ami de prefque toutes les familles confidérables qui l'avoient appelé. Souvent fa sagacité naturelle leur rendoit fes confeils & fes fervices particuliers auffi salutaires que fes ordonnances.

Les noires réflexions que Dorival avoit faites depuis le rapport de fon domeftique, furent enfin fufpendues par le péril évident que couroit une épouse adorée. Dans les peines les plus violentes, notre ame fe porte toujours vers les confolations qui peuvent les adoucir. L'ancienne & tendre amitié qui l'uniffoit avec Sainville reprit fes droits dans fon cœur. Non, non, difoit-il en lui-même, une ame auffi parfaite que celle de Sainville ne peut être capable d'un crime. Mais hélas! difoit-il en même temps, en eft-il d'affez atroces que l'amour ne puiffe faire com

mettre? & le pouvoir de cette funefte paffion ne change-t-il pas quelquefois le caractère que l'on croyoit être le plus honnête ? C'eft ainfi que le tumulte des idées qui fe détruifoient l'une par l'au tre, & qui varioient fans ceffe, agitoit fon ame malheureuse.

eux,

Les premiers remèdes que le médecin employa parurent réuffir; quelques jours de calme donnèrent beaucoup d'efpérance. Dorival, un peu plus tranquille fur l'état de fon époufe, ne l'étoit point autant fur les foupçons qu'il avoit eu la foibleffe & le malheur de former: fon époufe, qui connoiffoit jufqu'où Sainville portoit les foins de l'amitié pour lui parloit fouvent d'un ami fi cher, & fe plaignoit même de ce qu'il n'avoit pas accompagné le médecin, lorfqu'il avoit fu fa vie en danger. Dorival n'eut pas la dureté de vouloir s'affurer de l'impreffion qu'elle éprouveroit en apprenant qu'il étoit dangereufement bleffé; mais, par un fecret motif, qu'il eût voulu détruire ou fe cacher à lui-même, il fixa fes yeux fur ceux de fon époufe, en lui difant I eft arrêté, fans doute, par les préliminaires d'un mariage que fon oncle

defire pour lui. On dit même que l'affaire eft très-avancée, que le père de la jeune & belle Clarice eft prêt à l'unir avec elle. Ah! que je le defire, cher Dorival, s'écria fon époufe ! Mais on dit qu'elle n'a que quatorze ans : que de dangers n'a-t-on pas à courir encore long-temps à cet âge? Aura-t-elle, hélas! tout ce qu'il faut pour le rendre heureux ?

Si le premier mouvement de madame Dorival avoit raffuré fon époux, cette dernière exclamation, cet hélas, lui parut exprimer autant des regrets pour un amant, que de craintes pour fon ami. Dorival eût peut-être hafardé d'éprouver plus fortement le cœur de fon époufe, fi dans ce moment la petite Zélie ne fût entrée avec fa gouvernante, qui portoit la trifteffe & la terreur dans fes yeux, ayant appris du doneftique que Sainville étoit bleffé, mais que fon ordre étoit de le cacher à tout le monde. Il n'eft rien qu'un homme défiant ne remarque & ne cherche à deviner. Il crut lire dans les yeux de madaine Berrard, c'eft ainfi fe nommoit la gouvernante de Zélie, tout le chagrin que lui caufoit le

que

mariage prochain de Sainville qui l'avoit placée chez lui. La charmante petite Zélie, après avoir couru dans les bras de fa maman & careffé fon père, cherchoit autour d'elle d'un air inquiet. Et papa Sainville, dit-elle, où eft-il donc? Ce mot de papa qu'elle avoit prononcé cent fois en présence de Dorival, & que lui-même s'étoit plu fi fouvent à lui faire répéter, ce mot le frappa pour la première fois ; il fortit, defcendit dans fon petit parc, & s'y livrant à la plus noire mélancolie, comme à tout le délire de fon imagination, il raffembla dans fa tête mille chofes qui jufques-là ne l'avoient jamais frappé; il en fit un tiffu qu'il crut avoir été tramé par la plus noire perfidie. L'amitié de fa femme pour Sainville, les foins attentifs de celui - ci pour elle, fon long féjour à la campagne lui parurent être de l'amour; la gouvernante de Zélie, une confidente qu'elle avoit reçue de fa main; le faux rapport de fon valet fur le fujet du combat contre Valcourt, une vérité; & jufqu'à ce nom de papa dans la bouche de Zélie, tout lui parut affreux, tout concourut à déchirer fon cœur.