Diderot le penfoit des arts méchaniques, & il s'appliqua, pour en faire fentir l'impor tance, à fuivre la double chaîne qui les lie d'un côté aux fciences qu'ils éclairent & dont ils font éclairés, & de l'autre au bonheur public dont ils font une des fources principales.

La partie des arts & métiers, qui eft toute de lui, étoit celle qui exigeoit le plus de travail & de patience. Il a fallu qu'il apprît plus de fix à fept mille mots que la plupart des françois, même les plus inftruits, ne favent pas. Tous les dimanches des ouvriers en tout genre fe rendoient tour-à-tour dans fon cabinet; il leur payoit leur journée, & fe donnoit la peine d'accoucher ces efprits groffiers qui l'inftruifoient. Un favetier l'ennuyoit moins qu'un courtifan qui ne fait rien des chofes d'un commun ufage.

Cette encyclopédie, une des fpéculations de commerce les plus avantageufes, qui a fait entrer plufieurs millions en France, ne procura à l'éditeur que trente mille francs une fois payés. Sans autre reffource, cet homme de génie fe vit réduit à la néceffité de vendre fa bibliotheque : elle fut offerte à plufieurs cours étrangeres. Ce fut l'im pératrice de Ruffie qui l'avoit reçu dans la fienne, cette femme en qui l'Europe a admiré & les charmes de Cléopatre & l'ame de Céfar, qui s'empressa de l'acheter à con

dition qu'il la garderoit pendant fa vie, & que pour cette peine il jouiroit d'une penfion annuelle de mille livres, la bibliotheque payée. Sa majefté ayant appris que le paiement de la feconde année avoit éprouvé un léger retard, elle fit mander à fon philofophe qu'elle n'entendoit pas que fa pension dépendît de la négligence d'un commis & que pour prévenir cet inconvénient elle avoit ordonné qu'on lui en payât cinquante années d'avance. Ce bienfait lui affura fes bontés pendant toute fa vie. Informée que pour fa fanté il avoit befoin de quitter un quatrieme étage, dont il ne s'étoit jamais plaint, elle fit ordonner un appartement plus commode & plus convenable pour fon bibliothécaire. Les talens & les opinions de M. Diderot lui avoient fait beaucoup d'ennemis, mais il n'en avoit que parmi ceux qui ne le connoiffoient pas; faifant fouvent le bien & toujours animé du defir d'en faire davantage; fimple & facile dans fon intérieur, aimable & modefte dans la fociété, flattant fouvent l'amour-propre & ne le bleffant jamais, encourageant tous les talens, jouiffant de tous les fuccès, défendant fes opinions quelquefois avec enthoufiafme & jamais avec opiniâtreté, il paroiffoit animé du befoin d'infpirer à tout ce qui l'approchoit un fentiment de bienveillance, & rarement il manquoit de l'obtenir.

Il n'y avoit que l'abus du pouvoir qui le mettoit quelquefois hors de lui-même, & il lui arrachoit contre les oppreffeurs des mots fublimes. Son épître à madame de Naffau, qui fert de préface au Pere de famille, eft le chef-d'œuvre de l'éloquence & le triomphe de l'humanité.

Ses ouvrages métaphyfiques, hardis fur

tout par les opinions qu'ils laiffoient entrevoir, l'expoferent à des chagrins. C'est pourtant lui qui a dit: Il y a de la philofophie à l'impiété auffi loin que de la religion au fanatifme; point de vertu fans religion, point de bonheur fans vertu. Perfonne n'a fait plus de cas d'Abbadie & de Holland. Il lui paroiffoit effentiel, pour l'intérêt de la religion, qu'il n'y eût que des hommes de leur mérite chargés de combattre les incrédules. Quant aux autres, qui peuvent avoir autant & même plus de zele avec moins de talens, ils devroient fe contenter de lever leurs mains vers le ciel pendant l'action.

Pere tendre, il a vécu très-cordialement avec fa femme qui étoit dévote, & fouvent pour lui faire plaifir il menoit lui-même fa fille au catéchisme.

Indulgent & bon, il ne pouvoit fouffrir ces imbécilles qui portent de la bonté comme un pommier des porte pommes, fans le vouloir & fans s'en douter. Sa fenfibilité étoit extrême. Dès l'âge de fix ans, conduit au

fpectacle de la canaille, la vue d'un pendu lui caufa la jauniffe.

M. Diderot avoit acquis affez de gloire. & d'ennemis pour que les étrangers fe fiffent un honneur de le vifiter. Un jour le prince Ferdinand de Brunfwic vint chez lui avec M. Grimm fous l'extérieur d'un fimple voyageur allemand. Ils refterent trois heures enfemble fort contens l'un de l'autre, & fe parlant avec la confiance de l'amitié. En fe retirant, M. Grimm demanda à Diderot s'il vouloit venir avec eux fouper chez le prince de Brunfwic, & faire connoiffance avec un héros. Non, je n'aime pas vos feigneurs, car ils m'ôtent le fens commun & ne m'en dédommagent pas. Alors de rire, en montrant le prince. Diderot fans fe déconcerter:

Mettez-vous aux genoux du prince, & demandez-lui pardon des fottifes que vous me faites dire. Le prince l'embraffa, & l'affura qu'il eftimoit fa fincérité.

Le prince de Saxe-Gotha Erneft II éprouva cette franchise de caractere; il s'étoit préfenté plufieurs fois dans fon cabinet fous le nom d'un voyageur fuiffe. Le philofophe lui trouva tant de maturité & de fageffe, qu'il lui dit avec bonhomie: Jeune-homme, retournez bientôt dans votre pays pour conferver votre innocence; on vous gâtera ici; & toutes les fois qu'il le rencontroit, en lui frappant fur l'épaule: Vous êtes encore à

Quelque

Paris! ce feroit dommage... temps après, on annonce dans une compagnie le prince de Saxe. Diderot reconnoît le jeune fuiffe, & comme il s'excufoit de fa familiarité: - La louange que vous m'avez donnée, lui dit le prince, eft la plus flatteuse que j'ai encore reçue fans venir d'un flatteur.

Diderot que la nature avoit peut-être créé pour être poëte, & qui eût été un homme de génie s'il ne fe fût livré qu'à un genre, pendant vingt ans n'a prefque rien retiré de fes ouvrages. Il n'a jamais dit aux libraires: Mon livre vaut tant, mais j'ai besoin de tant. Ce n'eft pas qu'il méprisât l'argent; l'argent eft utile, ne fervît-il qu'à faire des ingrats.

Le corps municipal de la ville de Langres a fait placer dans fa bibliotheque publique au-deffus de l'Encyclopédie, un bufte de bronze, qui confervera pour la poftérité les traits du philofophe, & fon efprit & fon caractere; car c'eft Houdon qui l'a fait.