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n'avait jamais pu tirer de faveurs de Henri quatrième, pendant que monsieur de Sully gouvernait les finances.

Je lui ai ouï conter aussi plusieurs fois qu'en un partage de fourrage ou de butin qu'il avait fait, il y eut un capitaine d'infanterie assez fâcheux qui le maltraita d'abord jusques à lui ôter son épée, ce qui fut cause que ce capitaine eut pour un temps les rieurs de son côté; mais enfin, Malherbe ayant fait en sorte de retirer son épée, il obligea ce capitaine insolent d'en venir aux mains; d'abord il lui donna un coup à travers le corps, qui le mit hors de combat, et alors ceux qui l'avaient méprisé auparavant le félicitèrent de sa belle action.

Majesté lui commanda de faire des vers sur son
voyage, qu'il lui présenta à son retour; c'est cette
excellente pièce qui commence :

O Dieu, dont les bontés de nos larmes touchées.
Le roi fut si content de ces vers, que désirant le

retenir à son service, il commanda par avance à
monsieur de Bellegarde de lui donner sa maison,
jusqu'à ce qu'il l'eût fait mettre sur l'état de ses pen-

sionnaires.

Monsieur de Bellegarde lui donna sa table, un cheval et mille livres d'appointements. Racan, qui était alors page de la chambre, sous monsieur de Bellegarde, et qui commençait à faire des vers, eut par cette rencontre la connaissance de Malherbe, dont

il apprit ce qu'il a jamais su de la poésie française, ainsi qu'il l'avoue lui-même dans une lettre qu'il a écrite à monsieur Conrart.

Cette connaissance, et l'amitié qu'il contracta avec Malherbe, dura jusqu'à sa mort, arrivée en 1628, quatre ou cinq jours avant la prise de la Rochelle1, comme nous le dirons ci-après.

Il m'a souvent dit encore qu'étant habitué à Aix, depuis la mort de monsieur le grand prieur son maître, il fut commandé de mener deux cents hommes de.pied devant la ville de Martigues. Cette ville étant infectée, les Espagnols l'assiégeaient par mer, et les Provençaux par terre, pour empêcher que ses habitants ne communiquassent le mauvais air; et ils la tinrent si étroitement assiégée par lignes de commuA la mort de Henri le Grand, la reine Marie de nication, qu'ils réduisirent le dernier vivant à metMédicis gratifia Malherbe de cinq cents écus de pentre le drapeau noir sur la ville avant la levée du siége.sion, ce qui lui donna moyen de n'être plus à charge Voilà ce que je lui ai ouï dire de plus remarquable

en sa vie, avant notre connaissance.

Son nom et son mérite furent connus de Henri le Grand, par le rapport avantageux que lui en fit monsieur le cardinal du Perron'. En une certaine rencontre, le roi lui demandant s'il ne faisait plus de vers, il lui dit que, depuis que Sa Majesté lui avait fait l'honneur de l'employer en ses affaires, il avait tout à fait quitté cet exercice, et qu'il ne fallait point que personne s'en mêlât après un certain gentilhomme de Normandie habitué en Provence, nommé Malherbe, qui avait porté la poésie française à un si haut point, que personne n'en pouvait jamais approcher.

Le roi se souvint de ce nom de Malherbe; souvent même il en parlait à monsieur des Yveteaux, alors précepteur de monsieur de Vendôme, et qui en toutes rencontres offrait à Sa Majesté de le faire venir de Provence; mais le roi ne lui en donna point d'ordre, de sorte que Malherbe ne vint à la cour que trois ou quatre ans après que le cardinal du Perron eut parlé de lui.

Étant donc venu à Paris par occasion, pour ses affaires particulières, monsieur des Yveteaux prit son temps pour en avertir le roi, et aussitôt Sa Majesté l'envoya querir: c'était en l'année 1605. Comme le roi était sur le point de partir pour le Limosin, Sa

' Il n'était alors qu'évêque d'Évreux.

à monsieur de Bellegarde. Depuis ce temps-là, il a fort peu travaillé, et je ne pense pas qu'il ait guère fait autre chose que les odes pour la reine mère, quelques vers de ballet, quelques sonnets au roi, à Monsieur et à des particuliers, et cette dernière pièce qu'il fit avant que de mourir, qui commence :

Donc un nouveau labeur, etc.

Pour parler de sa personne et de ses mœurs, sa constitution était si excellente, que j'ai ouï dire à ceux qui l'ont connu en sa jeunesse, que ses sueurs mêmes avaient quelque chose d'agréable, comme celles d'Alexandre.

Sa conversation était brusque, il parlait peu; mais il ne disait mot qui ne portât : en voici quelques-uns.

Pendant la prison de monsieur le Prince, le lendemain que madame la Princesse 3 fut accouchée de deux enfants morts, pour avoir été incommodée de la fumée qu'il faisait en sa chambre, au bois de Vincennes, il trouva un conseiller de Provence de ses amis en une grande tristesse chez monsieur le garde

'Cette ville, qui, cédant aux instigations de l'Angleterre, s'était révoltée contre l'autorité légitime, se rendit, après un siége de plus de quatorze mois, le 28 octobre 1628. Le roi y fit son entrée le 1er novembre suivant.

2 Henri de Bourbon, prince de Condé.

3 Charlotte-Marguerite de Montmorency, qui fut l'objet des poursuites violentes de Henri IV, et en l'honneur de laquelle Malherbe composa plusieurs pièces de vers au nom du roi.

:

des sceaux du Vair; il lui demanda la cause de son | affliction le conseiller lui répondit que les gens de bien ne pouvaient avoir de la joie après le malheur qui venait d'arriver de la perte de deux princes du sang, par les mauvaises couches de madame la Princesse. Malherbe lui repartit ces propres mots : Monsieur, monsieur, cela ne vous doit point affliger, vous ne manquerez jamais de maître.

Une autre fois, un de ses neveux le venant voir au retour du collége, où il avait été neuf ans, il lui demanda s'il était savant, et lui ouvrant son Ovide, il l'obligea de lui en expliquer quelques vers; son neveu se trouvant fort empêché, et ne faisant qu'hésiter, Malherbe lui dit plaisamment : Croyezmoi, soyez vaillant, vous ne valez rien à autre chose.

Un jour, dans le cercle, un prude1 l'abordant, lui fit un grand éloge de madame la marquise de Guercheville, qui était là présente, comme dame d'honneur de la reine, et après lui avoir conté toute sa vie, et la constance qu'elle avait eue aux poursuites de feu Henri le Grand, il conclut son panégyrique par ces mots, en la montrant à Malherbe : Voilà, dit-il, ce qu'a fait la vertu. Malherbe aussitôt lui montra de la même sorte la connétable de L.... 3, qui avait son tabouret auprès de la reine, et lui dit : Voilà ce qu'a fait le vice.

guerre qui étaient là se souriaient de le voir, à son âge, parler encore d'aller sur le pré; et Racan, comme son ami, le tira à part pour lui donner avis qu'il se faisait moquer de lui, et qu'il était ridicule, à l'âge de soixante-treize ans qu'il avait, de se vouloir battre contre un homme de vingt-cinq. Sans attendre qu'il achevât sa remontrance, il répliqua brusquement: C'est pour cela que je le fais; je hasarde un sou contre une pistole.

La façon de corriger son valet était assez plaisante; il lui donnait dix sous par jour pour sa vie, ce qui était honnête en ce temps-là, et vingt écus de gages par an. Quand donc il l'avait fâché, il lui faisait une remontrance en ces termes : Mon ami, quand on offense son maître, on offense Dieu, et quand on offense Dieu, il faut, pour avoir absolution de son péché, jeûner et donner l'aumône; c'est pourquoi je retiendrai cinq sous de votre dépense, que je donnerai aux pauvres à votre intention, pour l'expiation de vos péchés.

Étant allé visiter madame de Bellegarde un matin, un peu après la mort du maréchal d'Ancre, comme on lui dit qu'elle était allée à la messe, il demanda si elle avait quelque chose à demander à Dieu, après qu'il avait délivré la France du maréchal d'Ancre.

avait commenté, et ses amis louant extraordinairement ce livre, comme fort utile au public, Malherbe leur demanda s'il ferait amender le pain.

Monsieur de Méziriac, accompagné de deux ou Un gentilhomme de ses parents faisait tous les trois de ses amis, lui apportant un livre d'arithméans des enfants à sa femme, dont Malherbe se plai-tique d'un auteur grec, nommé Diophante, qu'il gnait, en lui disant qu'il craignait que cela n'apportât de l'incommodité à ses affaires, et qu'il n'eût pas le moyen de les élever selon son état; à quoi le parent lui répondit qu'il ne pouvait avoir trop d'enfants, pourvu qu'ils fussent gens de bien. Malherbe lui dit fort sèchement qu'il n'était point de cet avis-là, et qu'il aimait mieux manger un chapon avec un voleur qu'avec trente capucins.

Quand son fils fut tué par monsieur de Piles, il alla exprès au siége de la Rochelle pour en demander justice au roi; mais n'en ayant pas eu toute la satisfaction qu'il en espérait, il disait tout haut dans la cour d'Estrée, qui était alors le logis du roi, qu'il voulait demander le combat contre monsieur de Piles. Quelques capitaines des gardes et autres gens de

'Cette qualification ne s'applique aujourd'hui qu'aux fem

mes.

2 Antoinette de Pons, dame de Guercheville, était fille d'Antoine, sire de Pons, comte de Mareines. Elle fut d'abord mariée à Henri de Silly, comte de la Roche-Guyon, puis à Charles du Plessis, seigneur de Liancourt; et tous deux prirent, de son chef, le titre de marquis de Guercheville. Pendant qu'elle était veuve de son premier mari, Henri IV, qui avait éprouvé sa vertu, lui dit que puisqu'elle était véritablement dame d'honneur, elle le serait de la reine son épouse. › De Luynes.

Il fit presque une même réponse à un gentilhomme de la religion, qui l'importunait de controverses, lui demandant, pour toute réplique, si l'on boirait de meilleur vin, et si on vivrait de meilleur blé à la Rochelle qu'à Paris.

Il n'estimait aucun des anciens poëtes français, qu'un peu Bertaut; encore disait-il que ses stances étaient nihilaudos, et que, pour mettre une pointe à la fin, il faisait les trois derniers vers insupportables.

Il avait été ami de Régnier le satirique, et l'estimait, en son genre, à l'égal des Latins; mais il survint entre eux un divorce, dont voici la cause. Étant allés dîner ensemble chez l'abbé Desportes, oncle de Régnier, ils trouvèrent qu'on avait déjà servi les potages; Desportes, se levant de table, reçut Malherbe

1 Souriaient entre eux.

2 On donnait alors le nom de nihilaudos, ou nichilaudos à un pourpoint dont le corps, le haut et le bas des manches étaient garnis de velours, et qui n'en avait point au dos. Voyez le Dictionnaire étymologique de Ménage; et Antoine Duverdier, dans sa Préparation de l'apologie d'Hérodote.

avec grande civilité; et offrant de lui donner un exemplaire de ses psaumes, qu'il avait nouvellement faits, comme il se mit en devoir de monter en son cabinet pour l'aller querir, Malherbe lui dit qu'il les avait déjà vus, que cela ne méritait pas qu'il prît cette peine, et que son potage valait mieux que ses psaumes. Cette brusquerie déplut si fort à Desportes, qu'il ne lui dit pas un mot durant tout le dîner; et aussitôt qu'ils furent sortis de table, ils se séparèrent, et ne se sont jamais vus depuis. Cela donna lieu à Régnier de faire la satire contre Malherbe, qui

commence :

Rapin le favori, etc.

Il n'estimait point du tout les Grecs, et particulièrement il s'était déclaré ennemi du galimatias de Pindare. Pour les Latins, celui qu'il aimait le plus était Stace, et après lui Sénèque le tragique, Horace, Juvénal, Ovide et Martial. Il faisait peu de cas des poëtes italiens, et disait que tous les sonnets de Pétrarque étaient à la grecque, aussi bien que les épigrammes de mademoiselle de Gournay 1. Il se faisait presque tous les jours, sur le soir, quelques petites conférences dans sa chambre, où assistaient particulièrement Coulomby, Maynard, Racan, Dumoutier et quelques autres, dont les noms n'ont pas été connus dans le monde; et un jour un habitant d'Aurillac, où Maynard était alors président, venant heurter à la porte de cette chambre, et demandant si monsieur le président n'y était point, Malherbe se leva brusquement, et parlant au provincial: Quel président, dit-il, demandez-vous? Apprenez qu'il n'y a point ici d'autre président que moi.

Quelqu'un lui disant que monsieur Gaumin avait trouvé le moyen d'entendre le secret de la langue punique, et qu'il y avait fait le pater noster, il dit

M. de Racan alla voir un jour mademoiselle de Gournay, qui lui fit voir des épigrammes qu'elle avait faites, et lui en demanda son sentiment. M. de Racan lui dit qu'il n'y avait rien de bon, et qu'elles n'avaient pas de pointes. Mademoiselle de Gournay repartit qu'il ne fallait pas faire attention à cela; que c'étaient des épigrammes à la grecque. Ils allèrent ensuite diner ensemble chez M. de Lorme, médecin des eaux de Bourbon. M. de Lorme leur ayant fait servir un potage qui n'était pas fort bon, mademoiselle de Gournay se tourna du côté de M. de Racan, et lui dit : Monsieur, voilà une méchante soupe.

Mademoiselle, repartit M. de Racan, c'est une soupe à la grecque. Cela se répandit tellement, que l'on ne parlait en plusieurs endroits que de soupe à la grecque, pour dire un mauvais potage; et pour marquer un méchant cuisinier, on disait: Il fait de la soupe à la grecque. (MÉN.)

2 François de Cauvigny, sieur de Coulomby, Colomby, ou Collombi, l'un des premiers membres de l'Académie française, était cousin de Malherbe, et mourut vers 1648. Dumoutier

était un peintre célèbre, homme d'esprit et poëte. Il a fait quelques vers assez bons, qu'on trouve dans les recueils du temps. (ST-MARC.)

aussitôt brusquement: Je m'en vais tout à l'heure y faire le credo; et à l'instant il prononça une douzaine de mots qui n'étaient d'aucune langue, en disant : Je vous soutiens que voilà le credo en langue punique. Qui est-ce qui me pourra dire le contraire?

Il s'opiniâtra fort longtemps avec un nommé monsieur de la Loi à faire des sonnets irréguliers; Coulomby n'en voulut jamais faire, et ne les pouvait approuver. Racan en fit un ou deux; mais ce fut le premier qui s'en ennuya, et comme il en voulait détourner Malherbe, en lui disant que ce n'était pas faire un sonnet que de passer par-dessus les règles ordinaires, qui veulent que les deux premiers quatrains aient la même rime, Malherbe lui répondit: Eh, bien monsieur, si ce n'est un sonnet, ce sont des vers. La même anecdote se trouve dans Segrais, qui la rapporte de la manière suivante : << Malherbe avait inventé une espèce de sonnet sans obs erver la règle des rimes; et sur ce qu'on lui dit qu'on ne le recevrait pas, parce qu'on était accoutumé aux autres, il repartit: Ce sera une sonnetle. » Toutefois il s'en ennuya, et il n'y a eu que Maynard', de tous ses écoliers, qui ait continué d'en faire jus ques à la mort. Malherbe les quitta de lui-même, lorsque Coulomby et Racan ne l'en persécutaient plus; c'était son ordinaire de s'opiniâtrer d'abord contre le conseil de ses amis, et de s'y rendre après de lui-même.

Il avait aversion des fictions poétiques; et en lisant une élégie de Régnier à Henri le Grand, qui

commence :

Il était presque jour, et le ciel souriant, etc. et où il feint que la France s'éleva en l'air pour parler à Jupiter, et se plaindre du misérable état où elle était pendant la Ligue, il demandait à Régnier en quel temps cela était arrivé, et disait qu'il avait toujours demeuré en France depuis cinquante ans et qu'il ne s'était point aperçu qu'elle se fût enlevée hors de sa place.

Il avait un frère aîné avec lequel il a toujours été en procès; et comme un de ses amis se plaignait de cette mauvaise intelligence, Malherbe lui dit qu'il ne pouvait pas en avoir avec les Turcs et les Moscovites avec qui il n'avait rien à partager. Il perdit sa mère environ l'an 1615, c'est-à-dire étant âgé de plus de soixante ans; et comme la reine mère envoya un gentilhomme pour le consoler, il dit à ce

'François Maynard, né en 1582, d'un savant conseiller au parlement de Toulouse, fut secrétaire de la reine Marguerite, et plut à la cour de cette princesse par son esprit et son enjouement. Il se livra avec succès à la poésie, fut nommé conseiller d'Etat, et mourut en 1646.

gentilhomme qu'il ne pouvait se revancher de l'hon- | l'alphabet: comme au premier, un ruban ou un bout neur que lui faisait la reine qu'en priant Dieu que le roi son fils pleurât sa mort aussi vieux qu'il pleurait celle de sa mère.

Il ne pouvait souffrir que les pauvres demandant l'aumône dissent: Noble gentilhomme; il disait que noble était superflu, et que s'il était gentilhomme il était noble.

Quand les pauvres lui disaient qu'ils prieraient Dieu pour lui, il leur répondait qu'il ne croyait pas qu'ils eussent grand crédit au ciel, vu le mauvais état auquel il les laissait en ce monde, et qu'il eût mieux aimé que monsieur de Luynes, ou quelque autre favori, lui eût fait la même promesse.

Monsieur de Termes reprenant Racan d'un vers qu'il a changé depuis, et où il y avait, parlant d'un homme champêtre :

Le labeur de ses bras rend sa maison prospère.... Racan lui répondit que Malherbe avait usé de ce mot prospère en ce vers:

O que nos fortunes prospères 1

Malherbe, qui était présent, lui dit brusquement Eh bien, morbleu! si je fais une sottise, en voulezvous faire une autre?

Quand on lui montrait quelque vers où il y avait des mots superflus, il disait que c'était une bride de cheval attachée avec une aiguillette.

Un homme de robe et de condition lui apporta des vers assez mal polis, qu'il avait faits à la louange d'une dame, et lui dit avant que de les lui montrer, que des considérations particulières l'avaient obligé de faire ces vers. Malherbe les lut avec mépris, et lui demanda, après qu'il eut achevé, s'il avait été condamné à être pendu ou à faire ces vers-là, parce qu'à moins de cela il ne devait point exposer sa réputation en produisant une pièce si ridicule.

S'étant vêtu un jour extraordinairement, à cause du grand froid, il avait encore étendu sur sa fenêtre trois ou quatre aunes de frise verte; et comme on lui demanda ce qu'il voulait faire de cette frise, il répondit brusquement : Je pense qu'il est avis à ce froid qu'il n'y a pas de frise dans Paris : je lui montrerai bien que si. En même temps, ayant mis à ses jambes une si grande quantité de bas, presque tous noirs, qu'il ne se pouvait chausser également qu'avec des jetons, Racan arriva en sa chambre comme il était en cet état-là, et lui conseilla, pour se délivrer de la peine de se servir de jetons, de mettre à chacun de ses bas un ruban de quelque couleur, ou une marque de soie, qui commençât par une lettre de

1 Voyez ci-après, liv. 1o, no 4.

de soie amaranthe; au second, un bleu; au troisième, un cramoisi, et ainsi des autres. Malherbe, approuvant ce conseil, l'exécuta à l'heure même; et le lendemain, venant dîner chez monsieur de Bellegarde, en voyant Racan, il lui dit au lieu de bonjour : J'en ai jusqu'à l'l; de quoi tout le monde fut fort surpris, et Racan même eut de la peine à concevoir d'abord ce qu'il voulait dire, ne se souvenant pas alors du conseil qu'il lui avait donné le jour précédent.

Il disait aussi, à ce propos, que Dieu n'avait fait le froid que pour les pauvres et pour les sots, et que ceux qui avaient le moyen de se bien chauffer, et bien habiller, ne devaient point souffrir le froid.

Quand on lui parlait des affaires d'État, il avait toujours ce mot en la bouche, qu'il a mis dans l'épître liminaire de Tite-Live adressée à monsieur de Luynes Qu'il ne fallait point se mêler de la conduite d'un vaisseau où l'on n'était que simple passager.

Une fois le roi Henri le Grand lui montrant la première lettre que le feu roi Louis XIII avait écrite à Sa Majesté, Malherbe, ayant remarqué qu'il avait signé Loys au lieu de Louis, demanda assez brusquement au roi si monsieur le dauphin avait nom Loys. Le roi, étonné de cette demande, en voulut savoir la cause; Malherbe lui fit voir qu'il avait signé Loys, et non pas Louis, ce qui donna lieu d'envoyer querir celui qui apprenait à écrire à monseigneur le dauphin, pour lui enjoindre de faire mieux orthographier son nom; et voilà d'où vient que Malherbe disait être cause que le défunt roi s'appelait Louis.

Comme les états généraux se tenaient à Paris, il y eut une grande contestation entre le tiers-état et le clergé, qui donna sujet à cette belle harangue de monseigneur le cardinal du Perron; et cette affaire s'échauffant, les évêques menaçaient de se retirer, et de mettre la France en interdit. Monsieur de Bellegarde entretenant Malherbe de l'appréhension qu'il avait d'être excommunié, Malherbe sui dit, pour le consoler, qu'au contraire il s'en devait réjouir, et que devenant tout noir, comme sont les excommuniés, cela le délivrerait de la peine qu'il prenait tous les jours de se peindre la barbe et les cheveux.

Une autre fois il disait à monsieur de Bellegarde : Vous faites bien le galant et l'amoureux des belles dames: lisez-vous encore à livre ouvert? c'était sa façon de parler, pour dire s'il était prêt encore à les servir. Monsieur de Bellegarde lui dit que oui. Mal

En 1614. Ce fut leur dernière session.

herbe répondit en ces mots : Parbleu, monsieur, j'aimerais mieux vous ressembler en cela qu'en votre duché et pairie.

que nous en pouvons espérer est qu'on dira que nous avons été deux excellents arrangeurs de syllabes que nous avons eu une grande puissance sur

Un jour Henri le Grand lui montra des vers que les paroles, pour les placer si à propos chacune en l'on lui avait donnés, et qui commençaient :

Toujours l'heur et la gloire Soient à votre côté;

De vos faits la mémoire

Dure à l'éternité.

Malherbe, sur-le-champ, et sans en lire davantage, les retourna de cette sorte:

Que l'épée et la dague
Soient à votre côté;

Ne courez point la bague

Si vous n'êtes botté;

et là-dessus il se retira sans faire aucun jugement. Je ne sais si le festin qu'il fit à six de ses amis, et où il faisait le septième, pourrait avoir place en sa vie. D'abord il n'en avait prié que quatre, savoir : monsieur de Foucquerolles, enseigne ou lieutenant aux gardes du corps; monsieur de la Mazure, gentilhomme de Normandie, qui était à la suite de monsieur de Bellegarde; monsieur de Coulomby et monsieur Patris. Mais le jour de devant que se devait faire le festin, Yvrande et Racan revinrent de Touraine de la maison de Racan; étant descendus chez Malherbe, sitôt qu'il les vit, il commanda à son valet d'acheter encore deux chapons, et les pria de venir le lendemain dîner chez lui; enfin, pour le faire court, tout le festin ne fut que de sept chapons bouillis, dont il leur en fit servir un à chacun, et leur dit: Messieurs, je vous aime tous également; c'est pourquoi je vous veux traiter de même, et ne prétends point que vous ayez d'avantage l'un sur l'autre. Tout son contentement était de s'entretenir avec ses amis particuliers, comme Racan, Coulomby, Yvrande et autres, du mépris qu'il faisait de toutes les choses que l'on estime le plus dans le monde. En voici un exemple : il disait souvent à Racan que c'était une folie de se vanter d'être d'une ancienne noblet que plus elle était ancienne, et plus elle euse; qu'il ne fallait qu'une femme lascive ertir le sang des Césars, et que tel qui penissu d'un de ces grands héros était peutêtre venu d'un valet de chambre ou d'un violon'. Il ne s'épargnait pas lui-même en l'art où il excellait; il disait souvent à Racan: Voyez-vous, monsieur, si nos vers vivent après nous, toute la gloire

'On retrouve la même pensée dans Boileau :

Et comment savez-vous si quelque audacieux
N'a point interrompu le cours de vos aieux;
Et si leur sang tout pur, ainsi que leur noblesse,
Bst passé jusqu'à vous de Lucrèce en Lucrèce ?

Sat. v, v. 83.

leur rang, et que nous avons tous deux été bien fous de passer la meilleure partie de notre âge dans un exercice si peu utile au public et à nous-mêmes, au lieu de l'employer à nous donner du bon temps, ou à penser à l'établissement de notre fortune.

Il avait aussi un grand mépris pour tous les hommes en général; et après avoir fait le récit du péché de Caïn et de la mort d'Abel son frère, il disait à peu près : Voilà un beau début! ils n'étaient que trois ou quatre au monde, et l'un d'eux va tuer son frère! que Dieu pouvait-il espérer des hommes après cela? n'eût-il pas mieux fait d'éteindre dès l'heure même, pour jamais, l'engeance? Voilà les discours ordinaires qu'il tenait avec ses plus familiers amis; mais ils ne se peuvent exprimer avec la grâce qu'il les prononçait, parce qu'ils tiraient leur plus grand ornement de son geste et du son de sa voix.

1

Monsieur l'archevêque de Rouen l'ayant prié d'entendre un sermon qu'il devait faire en une église près de son logis, au sortir de table, il s'endormit dans une chaise; et comme monseigneur de Rouen voulut le réveiller pour le mener au sermon, il le pria de l'en dispenser, disant qu'il dormirait bien sans cela.

Il parlait fort ingénument de toutes choses, et avait un grand mépris pour toutes les sciences, particulièrement pour celles qui ne servent qu'au plaisir des yeux et des oreilles, comme la peinture, la musique et même la poésie; sur quoi Bordier se plaignant à lui qu'il n'y avait des récompenses que pour ceux qui servaient le roi dans les armées et dans les affaires, et qu'on abandonnait ceux qui excellaient dans les belles-lettres, il répondit que c'était en user fort sagement, et qu'il y avait de la sottise de faire un métier de la poésie; qu'on n'en devait point espérer d'autre récompense que son plaisir, et qu'un bon poëte n'était pas plus utile à l'État qu'un bon joueur de quilles.

Un certain jour qu'il se retirait fort tard de chez monsieur de Bellegarde, avec un flambeau allumé devant lui, il rencontra monsieur de Saint-Paul, gentilhomme de condition, parent de monsieur de Bellegarde, qui le voulait entretenir de quelques nouvelles de peu d'importance; il lui coupa court, en lui disant : Adieu, adieu, vous me faites brûler

'François de Harlay, mort le 22 mars 1652. Son neveu, qui portait le même nom, fut désigné pour lui succéder à l'archevêché de Rouen, et mourut archevêque de Paris, le 6 août 1695. (ST-MARC.)

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