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et ailleurs :

Malherbe avec Racan parmi les choeurs des anges,
Là-haut de l'Éternel célébrant les louanges,
Ont emporté leur lyre 1.

La vérité, c'est que Racan est un poëte, mais un poëte nonchalant; Malherbe n'a jamais pu obtenir de cet heureux génie qu'il se soumît aux rigueurs du travail, qu'il employât la lime pour polir les vers qui coulaient de sa veine: Racan était un rêveur, incapable d'attention soutenue et de forte méditation; il a su voir et aimer la nature, il a peu connu et il n'a pas étudié les hommes. Lorsqu'il a voulu aborder la pastorale dramatique, il n'a pu ni inventer un caractère, ni combiner un plan. Ses Bergeries, dont l'idée lui fut suggérée par la vogue de l'Astrée et par l'ambition de réussir au théâtre, n'ont pas, il s'en faut de beaucoup, cette convenance idéale qui tient lieu de vérité dans ce monde d'Amadis à houlettes et à rubans complété par Honoré d'Urfé sur les données de l'Aminte du Tasse. L'analogie dans une fiction, même sans vraisemblance, produit une espèce d'illusion pour le cœur et pour l'imagination qui peuvent s'y laisser prendre; mais lorsque cette analogie fait défaut, comme dans le drame pastoral de Racan, le cœur ne s'engage pas, car le poëte n'étale qu'un spectacle pour les yeux, et ne peut donner à l'esprit, par le charme de style et l'expression de quelques sentiments vrais, qu'un plaisir littéraire.

1 La Fontaine, Épître à Huet, v, 93,

Nous devons au moins 'constater ici l'immense succès et l'influence de l'Astrée, quoiqu'on ne parle plus guère de cette œuvre longtemps estimée que pour s'en moquer, et il est vrai que cela est plus facile que de la lire. En effet, nous avons perdu le goût de ces sentiments délicats dont l'extrême retenue et les scrupules nous semblent de la fadeur. Il faudrait aussi bien des loisirs pour achever la lecture d'un livre dont la composition a occupé la vie entière d'Honoré d'Urfé, qui encore a légué à son secrétaire Baro le soin d'en écrire les derniers volumes. N'oublions pas cependant que La Fontaine, malgré la peur que lui causaient les longs ouvrages, faisait de l'Astrée ses plus chères délices. Il aimait à vivre par l'imagination dans ce monde idéal où la campagne est toujours fleurie, où les ruisseaux murmurent si agréablement, où les bergères ont des visages si gracieux et les bergers un langage si poli. Il entretenait ainsi ses douces rêveries. Le sévère Boileau, tout en blâmant la morale de l'Astrée, qu'il trouve « fort vicieuse, puisqu'elle ne prêche que l'amour et la mollesse, » avoue en même temps que d'Urfé a soutenu l'intérêt de sa longue pastorale « par une narration également vive et fleurie, par des fictions très-ingénieuses, et par des caractères aussi finement imaginés qu'agréablement variés et bien suivis. » La passion de La Fontaine pour l'Astrée et ce jugement de Boileau suffisent pour protéger l'œuvre de d'Urfé, non pas contre l'abandon, car l'indifférence a une force d'inertie qui est invincible, mais contre le mépris. Sans doute les bords du Lignon sont dépouillés sans retour

de leur charme poétique; le Forez, qu'arrose ce cours d'eau où Céladon a vainement tenté de se noyer, n'est plus la terre promise des amants, Céladon luimême est déchu, et il expie sa gloire passée sous le ridicule que les railleurs ont attaché à sa résignation langoureuse; mais il faut reconnaître de bonne grâce que le peintre de tant de frais paysages, le créateur de tous ces personnages qui ont intéressé une société d'élite à leurs mœurs et à leurs aventures, n'avait pas une imagination sans puissance. Ainsi, pendant un demi-siècle, grâce à d'Urfé, Astrée, Céladon, Sylvandre, Galathée, Hylas ont été des figures vivantes. Racan n'a pas eu ces bonnes fortunes pour ses Bergeries, son Artenice n'est pas devenue la rivale d'Astrée, et son Alidor n'a rien enlevé à la popularité de Céladon.

Ce qui a fait et ce qui soutient encore la renommée de Racan, c'est l'expression harmonieuse de quelques sentiments naturels qu'il avait réellement éprouvés. Ainsi, s'il est souvent faux et quelquefois maniéré lorsqu'il fait parler des bergers de convention, il est noble et touchant, il est tout à fait poëte en célébrant les douceurs de la vie des champs comparées aux agitations des courtisans de la fortune :

Le bien de la fortune est un bien perissable:
Quand on bastit sur elle on bastit sur le sable;
Plus on est eslevé, plus on court de dangers;

Les grands pins sont en butte aux coups de la tempeste,

Et la rage des vents brise plustost le faiste
Des maisons de nos roys que des toits des bergers.

O bienheureux celuy qui peut de sa memoire
Effacer pour jamais ce vain espoir de gloire

Dont l'inutile soin traverse nos plaisirs,

Et qui, loin retiré de la foule importune,
Vivant dans sa maison content de sa fortune,
A selon son pouvoir mesuré ses desirs;

Il voit de toutes parts combler d'heur sa famille,
La javelle à plein poing tomber sous la faucille,
Le vendangeur ployer sous le faix des paniers,
Et semble qu'à l'envy les fertiles montagnes,
Les humides valons et les grasses campagnes
S'efforcent à remplir sa cave et ses greniers.

Toute la pièce est du même ton ému et pénétrant ; aussi ne doute-t-on point de la sincérité du vœu qui la termine :

Agreables deserts, sejour de l'innocence,
Où, loin des vanités de la magnificence,
Commence mon repos et finit mon tourment;
Valons, fleuves, rochers, plaisante solitude!
Si vous fustes tesmoings de mon inquietude,
Soyez-le desormais de mon contentement 1.

C'est encore le même sentiment qui anime ce tableau mêlé aux regrets du vieil Alidor:

Soit que je prisse en main le soc ou la faucille,
Le labeur de mes bras nourrissoit ma famille ;
Et, lorsque le soleil, en achevant son tour,
Finissoit mon travail en finissant le jour,
Je trouvois mon foyer couronné de ma race.
A peine bien souvent y pouvois-je avoir place.
L'un gisoit au maillot, l'autre dans le berceau;
Ma femme, en les baisant, devidoit son fuseau.

1 Euvres complètes de Racan, éd. de MM. de la Tour, 2 vol. in-18, Bibliothèque Elzévirienne, 1857. T. I, p. 196.

Jamais l'oisiveté n'avoit chez moi d'entrée,
Le temps s'y menageoit comme chose sacrée;
Aussi les dieux alors benissoient ma maison;
Toutes sortes de biens me venoient à foison 1.

Racan aime donc sincèrement les champs et la nature; cet amour se lie dans son âme au mépris des vanités du monde et de l'ambition des hommes qu'il exprime aussi par de nobles images. En voici quelques preuves :

Que sert à ces galants ce pompeux appareil
Dont ils vont dans la lice eblouir le soleil
Des tresors du Pactole?

La gloire, qui les suit après tant de travaux,
Se passe en moins de temps que la poudre qui vole
Du pied de leurs chevaux 2.

S'il y a quelque embarras au début de la strophe, la fin en est admirable. Le bon Racan touche encore au sublime dans ces vers dont Malherbe était, dit-on, jaloux. C'est une stance de l'ode, généralement belle, sur la mort de M. de Termes:

Il voit ce que l'Olympe a de plus merveilleux;
Il y voit à ses piés ces flambeaux orgueilleux
Qui tournent à leur gré la fortune et sa rouë:
Et voit comme fourmis marcher nos legions
Dans ce petit amas de poussiere et de bouë
Dont nostre vanité fait tant de regions 3.

Malherbe, avec non moins de raison, aurait pu en

1 Euvres de Racan, les Bergeries, acte V, sc. 1, p. 110.

2 Ibid., Ode au comte de Bussy, p. 156.

3 Ibid., Consolation à monseigneur de Bellegarde, p. 201.

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