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pas assez Balzac. On se croit quitte avec lui pour l'avoir appelé le Malherbe de la prose. Au reste, ce surnom qui l'honore lui est bien dû, car Balzac ne s'est pas contenté de chercher, de trouver et de faire sentir dans la prose une juste cadence, de donner du nombre au langage non mesuré, de choisir les mots et de les mettre à leur place, d'épurer le vocabulaire, de se faire comprendre par la propriété et la disposition des termes qu'il emploie, enfin de faire pénétrer dans l'esprit la lumière de ses idées et de plaire à l'oreille par une harmonie soutenue; mais il a écrit quelques pages où la beauté de l'expression orne de grandes pensées. Il y a dans ses écrits des parties qui méritent de ne point périr. A la vérité, aucun de ses ouvrages ne saurait subsister comme ensemble; il n'a pas ce qu'on pourrait appeler son chef-d'œuvre et moins encore, dans le sens absolu, un chef-d'œuvre : ce qu'il a de bon est dispersé, et jamais il n'a composé un tout qui soit une unité vivante : infelix operis summa. Balzac est un esprit brillant et non une ferme et haute raison, une belle imagination et non une âme naturellement élevée. Il n'a ni cette force d'intelligence qui ordonne et enchaîne les idées, ni cette émotion vraie qui vient du cœur et qui ajoute la chaleur à la lumière. Il nous force quelquefois à l'admirer, mais il n'attache point et ne se fait pas aimer. Il n'y a, en effet, que le cœur qui puisse parler au cœur et le maîtriser. Les mérites qui procèdent seulement de l'esprit et de l'imagination ne survivent pas à la surprise qu'ils causent; ils se flétrissent bientôt comme cette beauté du visage qui ne tient

qu'à l'éclat de la jeunesse. L'indifférence de la postérité pour Balzac après l'engouement de ses contemporains le punit justement de n'avoir aimé que lui-même, et de n'avoir cherché, même dans les grandes idées qu'il a quelquefois rencontrées, que l'occasion de produire et de faire briller son bel esprit et son beau langage.

Balzac pèche par le cœur, et avant de mettre en relief les rares qualités de son esprit, il faut donner quelques preuves de l'infirmité morale qui a empêché cette brillante intelligence de s'élever jusqu'au génie. Et d'abord aimait-il les hommes celui qui ose écrire les lignes suivantes : « Certes nous n'aurions jamais faict, si nous voulions prendre à cœur les affaires du monde et avoir de la passion pour le public dont nous ne faisons qu'une foible partie : peut-estre qu'à l'heure que je parle la grande flotte des Indes faict naufrage à deux lieues de terre; peut-estre que l'armée du Turc prend une province sur les chrestiens et enleve vingt mille ames pour les mener à Constantinople; peut-estre que la mer emporte ses bornes et noye quelque ville de Zelande. Si nous faisons venir les malheurs de si loin, il ne se passera heure de jour qu'il ne nous arrive du desplaisir; si nous tenons tous les hommes pour nos parens, faisons estat de porter le deuil tout le temps de nostre vie 1.»> Balzac n'a garde de faire venir les malheurs de loin : il a bien assez du mauvais état de sa santé, qu'il

Les Œuvres de M. de Balzac, huitième édition, 1 vol. in-12, 630; liv. 11, lett. 1, p. 156.

exagère sans doute et dont il parle sans cesse; pour n'avoir pas à porter le deuil toute sa vie, il ne multipliera pas autour de lui les chances de mort, il vivra dans un isolement superbe, il déclinera la charge et l'honneur d'être chef de famille. Voici les raisons qu'il en donne : « Je ne veux point être en peine de compter tous les jours les cheveux de celle que j'épouserai, afin qu'elle ne donne de ses faveurs à personne, ni craindre que toutes les femmes qui la viendront voir ne soient des hommes desguisés. L'exemple de nostre voisin me fait peur qui a mis au monde tant de muets, tant de borgnes et de boiteux qu'il en pourrait remplir un hospital. Je ne veux point estre obligé d'aimer des monstres parce que je les auray faicts, et quand je serois asseuré de ne faillir pas en cela, je me passeray bien d'avoir des enfants qui desireront ma mort s'ils sont meschants, qui l'attendront s'ils sont sages, et qui y songeront quelquefois, encore qu'ils soient les plus gens de bien du monde. » Ainsi Balzac ne trouve à dire au mariage que la femme et les enfants; c'est plus qu'il ne fallait pour s'en dispenser. Certes ces grossiers sentiments sont exprimés avec art, mais leur bassesse n'en est que plus repoussante. Je ne suis guère édifié non plus de la délicatesse de Balzac en amour, ni de sa galanterie; il est guindé et gourmé dans l'expression des sentiments tendres; il est cruel dans ses railleries sur le plus grand malheur des femmes, le vieillir. N'y a-t-il pas de l'inhumanité dans ce trait, d'ail

Euvres de Balzac, liv. 11, lett. xII, p. 453.

leurs piquant, contre une coquette qui faisait mine de tourner à la dévotion : « Elle est aussi eloignée de sa conversion que de la jeunesse.» Balzac se complaît à désenchanter la jeunesse et la beauté sur leurs illusions; il aime à les poursuivre par la perspective et même par la peinture de la laideur : « Vostre front, dit-il à Clorinde, s'estendra jusqu'au haut de vostre teste, les joues vous tomberont sous le menton, et vos yeux de ce temps-là seront de la couleur de vostre bouche à ceste heure 1. » Le malheureux! il ne croit pas qu'une femme puisse devenir vieille et rester belle. Maynard lui donne un juste démenti dans ces vers que nous lui opposons :

Ce n'est pas d'aujourd'huy que je suis ta conqueste;
Huit lustres ont suivy le jour que tu me pris,

Et j'ay fidellement aymé ta belle teste,

Sous des cheveux chasteins et sous des cheveux gris2.

Passons à d'autres idées. Il est bon sans doute de ne pas encourager les esprits à la turbulence; mais faut-il professer avec l'idolâtrie du passé l'aveugle obéissance à toute autorité et dire servilement : « Nous ne sommes pas venus au monde pour faire des loix, mais pour obeïr à celles que nous avons trouvées et nous contenter de la sagesse de nos peres comme de leur terre et de leur soleil 3. » A ce compte le genre humain aurait été coupable de ne pas s'en

1 Euvres de Balzac, liv. 11, lett. xx, p. 491. 2 Euvres de M. Maynard, p. 258.

Œuvres de Balzac, liv. 111, lett. vii, p. 407.

gourdir dans la barbarie, et il aurait aggravé cette première faute en ne s'arrêtant pas au régime féodal; et notre soleil aurait dû continuer de tourner autour de la terre immobile! Heureusement il ne dépendait pas de Balzac et de ses pareils d'arrêter le mouvement de la terre ni la marche de l'humanité. Sans doute encore il convient de maintenir la raison humaine dans ses limites; mais n'est-il pas disposé à sacrifier jusqu'à ses droits, celui qui s'exprime ainsi : « J'aime bien mieux cette raison prisonniere de la foi et sacrifiée par l'humilité, cette raison abattue et endormie, voire mesme morte et enterrée aux pieds des autels; que cette autre raison juge de la foy, animée d'orgueil et de vanité; si vive et si remuante dans les escoles; qui fait tant la maistresse et la souveraine; qui ne parle que de regner et de vaincre partout où elle est1. ». Un sujet dévoué, un chrétien sincère, ne parleraient pas ainsi Balzac exige plus de sacrifices que n'en demandent réellement la fidélité et la foi ; il manque de mesure parce qu'il n'a pas une ferme conviction. Sans doute il se rappelait et il voulait faire oublier ou du moins expier certain pamphlet de sa jeunesse, publié en Hollande, entaché de républicanisme et même d'hérésie.

L'intelligence de Balzac est capable de grandes idées; mais on voit, par la manière dont il les exprime, qu'elles ébranlent plus son imagination qu'elles n'émeuvent son âme. Ainsi, la puissance du Christ

1 Socrate chrestien, édit. princeps, 1 vol. in-12, Augustin Courbé, 1652, discours sixième, p. 106.

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