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100 LE POUVOIR DES FABLES. PROLOGUE. Messieurs, dit l'orateur, vous dessillez ma vue; Je me suis abusé jusques à ce moment :

La vérité toute nue

N'a pas assez d'enjoûment;

Une fable l'insinue

Bien plus agréablement.

Messieurs les auditeurs, qui par votre suffrage
Rendez bon ou mauvais le destin d'un ouvrage,
Celui qui va paroître est d'un genre nouveau :
S'il vous blesse, il est laid; s'il vous plaît, il est beau.
Ésope, si connu par ses savantes fables,

Fut jadis condamné par des juges coupables;
Mais ceux qui de son sort décident aujourd'hui
Ont trop d'intégrité pour s'armer contre lui.
Il ne vous dira point de ces quolibets fades,
Qui ne sont de bons mets que pour des goûts malades.
Par les fables qu'il cite en différents endroits

Il se montre à vos yeux tel qu'il fut autrefois.
Pesez-en le mérite en juges équitables :

Vous le méconnoîtriez s'il ne disoit des fables;
Et vous auriez dans l'âme un sensible dépit
De le voir par sa bosse, et non par son esprit.

1

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OU

ESOPE A LA VILLE.

ACTE PREMIER.

SCÈNE I.

LÉARQUE, EUPHROSINE, DORIS.

LÉARQUE, à Euphrosine.

ENFIN ce grand esprit que je brûlois de voir,
L'incomparable Esope est ici d'hier au soir.
Tu le vis à loisir, nous soupâmes ensemble;
Ne me déguise rien, dis-moi ce qu'il t'en semble :
Ne le trouves-tu pas un aimable homme?

Qui.

EUPHROSINE.

LÉARQUE.

EUPHROSINE.

Moi?

Je n'en connois point qui lui ressemble.

LÉARQUE, à Doris.

Comment le trouves-tu? Je te crois délicate.

DORIS.

Et toi,

It ne voulez-vous point, monsieur, que je le flatte?

LÉARQUE.

Dis la vérité pure, autrement ne dis mot,

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Si cela vous déplaît, souffrez donc que je mente,
Me voilà toute prête à dire qu'il est beau,

Que c'est, si vous voulez, un Adonis nouveau,
Qu'à le voir sans l'aimer c'est en vain qu'on travaille,
Qu'il n'est pas dans le monde une plus riche taille,
Que du haut jusqu'en bas tout m'en paroît charmant:
Mais ce sera, monsieur, mentir impudemment;
Et jamais au mensonge on ne m'a vu de pente,
Quoique vice ordinaire à toute confidente.

Il ne te plaît done pas?

LÉARQUE,

DORIS,

Oh que pardonnez-moi!

Je ris incognito d'abord que je le voi;

Je ne puis m'en tenir, quelque effort que je fasse :
Il n'est point de laideur que son museau n'efface;
Et le reste au visage est si bien assorti

Qu'il n'a membre en son corps qui ne soit mal bâti.
Celui qui le forma choisit un sot modèle.

LÉARQUE.

S'il lui fit le corps laid, il lui fit l'âme belle.

Plût aux dieux, tel qu'il est, qu'Euphrosine lui plût?

EUPHROSINE.

Et si je lui plaisois quel seroit votre but,

Mon père ?

LÉARQUE.

Ignores-tu jusqu'où va ma tendresse,
Et combien dans ton sort ton père s'intéresse ?,
Jamais aucun plaisir ne m'a semblé si doux
Que celui que j'aurois de le voir ton époux.

EUPHROSINE.

Mon époux, juste ciel ! que venez-vous de dire?

DORIS.

Bon! ne voyez-vous pas qu'il nous veut faire rire?
LÉARQUE, à Doris.

Ésope, selon toi, n'est donc pas son fait?

DORIS.

Non.

Pour épouser un singe il faut être guenon.
Car, entre nous, monsieur, Esope est un vrai singe
Celui qui vous est mort, quand il avoit du linge,
Un justaucorps, des gants et son petit chapeau,
Au gré de tout le monde étoit beaucoup plus beau;
Et s'il faut qu'à vos yeux mon cœur se développe,
Je l'aurois épousé plus volontiers qu'Ésope.

LÉARQUE.

S'il faut être animal pour mériter ta foi,

Le singe que j'avois étoit digne de toi.

Pour moi que l'esprit charme en quelque endroitqu'il brille, Je ne tiens point Esope indigne de ma fille.

DORIS.

Et quel diantre d'esprit trouvez-vous donc qu'il ait?
LÉARQUE, à Euphrosine.

Ecoute; en peu de mots en voici le portrait.
Il est laid; mais, crois-moi, c'est une bagatelle :
Un homme est assez beau quand il a l'âme belle;
Et dans le plus bas rang comme dans le plus haut,
Toujours celle d'Ésope a paru sans défaut.
Crésus à qui le ciel fit un si beau partage

Qu'une richesse immense est son moindre avantage,
Crésus, le plus heureux de tous les potentats,
Se repose sur lui du soin de ses États.

Dans un poste si haut, à quoi crois-tu qu'il pense?
A vivre dans le faste et parmi l'opulence?
A bâtir sa maison des dépouilles d'autrui ?
Il sert le roi, le peuple, et ne fait rien pour lui.
Au riche comme au pauvre il tâche d'être utile
Et depuis quatre mois qu'il va de ville en ville,
Il enseigne aux petits à faire leur devoir,
Et tempère des grands l'impétueux pouvoir :
A la droite raison il veut que tout se rende;
Qu'en père de son peuple un monarque commande,
Et que, mourant plutôt que d'oser le trahir,
Un sujet se restreigne à l'honneur d'obéir.
Comme il est dangereux d'être trop véritable,
Il se sert du secours que lui prête la fable;
Et sous les noms abjects de divers animaux,
Applaudit les vertus et reprend les défauts.
Quoique par bienséance il ne nomme personne,
Si l'on ne se connoît, au moins on se soupçonne,
Et, par cette industrie, en quelque rang qu'on soit,

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