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L'HOMME ET LA PUCE.

FABLE..

Par un homme en courroux la puce un jour surprise, Touchant, pour ainsi dire, à son moment fatal,

Lui demanda sa grâce, et d'une voix soumise :

« Je ne vous ai pas fait, dit-elle, un fort grand mal. »
«Ta morsure,
il est vrai, me semble un foible outrage,
« Dit l'homme; cependant n'espère aucun pardon.
« Tu m'as fait peu de mal; mais j'en sais la raison :
C'est que tu ne pouvois m'en faire davantage. »

Si j'eusse été coupable et que j'eusse eu du bien,
Est-il un mal plus grand que l'eût été le mien?
Je dois à votre insulte une peine aussi grande;
Et mon honneur...

UN GARDE.

Rhodope est là qui vous demande :

Nous n'avons, sans votre ordre, osé la faire entrer.

ÉSOPE.

J'ignore quel sujet peut ici l'attirer....

Qu'elle entre.

TIRRÈNE, à Trasybule.

Elle a pour nous une haine mortelle.

SCÈNE VI

RHODOPE, ÉSOPE, TIRRÈNE, TRASYBULE,

GARDES.

RHODOPE.

Ma mère attend votre ordre, et je l'attends comme elle. Vous l'avez conviée à souper avec vous:

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ÉSOPE.

Ce plaisir m'auroit été bien doux ;

Mais qu'à la cour, Rhodope, on est près du naufrage!
Trasybule et Tirrène, à qui je fais ombrage,

Ont voulu m'accabler de leurs injustes coups.
Si je veux me venger, je le puis.

RHODOPE.

Vengez-vous.

Tons deux dans leur patrie, et nous loin de la nôtre,
Ma faveur les irrite aussi bien que la vôtre.

Que leur haine pour nous rejaillisse sur eux :
Une faute impunie en fait commettre deux.
D'un ruisseau qui peut nuire interrompez la course;
Et, pour faire encor mieux, tarissez-en la source.
Vous avez le pouvoir; décidez, ordonnez.

SCÈNE VII.

CRÉSUS, ARSINOÉ, ÉSOPE, RHODOPE, TIRRENE, TRASYBULE, GARDES.

CRÉSUS.

EH bien! Ésope, à quoi les as-tu condamnés?
Dans mes premiers transports me trouvant trop à craindre,
Je me suis retiré pour ne pas te contraindre.
As-tu vengé sur eux ton honneur offense?
Parle

ÉSOPE.

Je n'ai, seigneur, encor rien prononcé. Peut-être que mon cœur, pénétré de l'offense, Sous le nom de justice useroit de vengeance; Et que de ma rigueur, bien loin de me louer, Vous n'hésiteriez pas à me désavouer.

CRÉSUS.

toi-même ?

Te désavouer! moi, qui t'estime, qui t'aime,
Et qui prends à ton sort plus de part que
Je suis en ta faveur prêt à souscrire à tout.
ÉSOPE.

Ils n'ont rien épargné pour me pousser à bout.
Permettez qu'à mon tour, seigneur, je les y pousse :
Un outrage est sensible, et la vengeance est douce.

CRÉSUS.

La tienne est toute juste, ou l'on n'en vit jamais.

Me la permettez-vous?

ÉSOPE.

CRÉSUS.

Oui, je te la permets.

Venge-toi, tu le peux, tu le dois ; je l'ordonne.

ÉSOPE.

Puisque je puis user du pouvoir qu'on me donne,
Je les condamne donc, dussé-je être trahi,
A tâcher de m'aimer autant qu'ils m'ont haï.
A l'égard de leur bien, loin d'y vouloir prétendre,
Je les condamne aussi, seigneur, à le reprendre :
Si votre ordre contre eux avoit tout son effet,
Leurs enfants souffriroient d'un mal qu'ils n'ont pas fait
Enfin, je les condamne à n'avoir de leur vie

De l'emploi que j'occupe une imprudente envie.
Un ministre honnête homme, et qui fait son devoir,
Est lui-même accablé sous un si grand pouvoir.
Quoiqu'avant le soleil tous les jours il se lève,
Jusqu'à ce qu'il se couche il n'a ni paix, ni trève;
Et durant la nuit même, attentif à prévoir,
Le repos de l'État l'empêche d'en avoir.

Du plus foible parti souffrez que je me range,
Et que ce soit ainsi, seigneur, que je me venge.
Ils avoient de la joie à causer mon malheur,

Et j'aurois du chagrin si je causois le leur.

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Non, je prétends, au moins, que leurs biens t'appartiennent.

ÉSOPE.

Que voulez-vous, seigneur, que sans biens ils deviennent?
Être de qualité, sans du bien, c'est un sort,

Pour peu qu'on ait de cœur, plus cruel que la mort.
Hi suffit qu'à vos yeux je ne sois point coupable :
La vengeance facile est honteuse et blâmable.
C'est un honneur pour moi préférable à leur bien,
"De pouvoir me venger et de n'en faire rien.
Tandis que la balance est encor suspendue,
Donnez à vos bontés toute leur étendue.

Les rois, comme les dieux, sont faits pour pardonner.
TIRRÈNE.

Ah! c'en est trop, seigneur; quoi qu'on puisse ordonner,
Quelque punition qui suive notre crime,

La plus dure à souffrir est la plus légitime.
De la bonté d'Esope étonnés et confus,
Nous ne pouvons tenir contre tant de vertus.

TRASYBULE.

Dui, seigneur, de son bien avides l'un et l'autre,
C'est à lui justement qu'appartient tout le nôtre.
Vous avez fait la loi, nous y sommes soumis.
ÉSOPE. A

Non, laissez-moi, seigneur, acquérir deux amis.
Si jamais mon service cut le bien de vous plaire,
Accordez-moi, seigneur, leur grâce pour salaire :

C'est une récompense un peu forte pour moi;

Mais un roi doit toujours récompenser en roi.

Par leur confusion, leurs remords, leurs alarmes,
Leur crime n'est-il pas expié?

CRÉSUS.

Tu me charmes.

A remplir tes désirs je n'ai tant hésité

Que pour voir jusqu'au bout ta générosité...
(Aux deux courtisans.)

Trasybule, Tirrène, Ésope vous pardonne,
Et j'aime à profiter des exemples qu'il donne.
Quel sujet fut jamais plus utile à son roi?...
(A Arsinoé.)

Mais de tous ses conseils le plus charmant pour moi,
Madame, c'est celui que son zèle me donne
De vous sacrifier Argie et sa couronne,

Plus heureux d'être esclave en de si beaux liens
Que de me voir un jour maître des Phrygiens.

ARSINOÉ.

Quelle faveur pour moi qu'un pareil sacrifice!
D'Esope, à qui je dois cet important service,
Faites que la fortune arrive au plus haut point.
CRÉSUS.

Eh! quel bien puis-je faire à qui n'en cherche point?
Je ne sais qu'un plaisir que je lui puisse faire :
Comme à toute ma cour, Rhodope a su lui plaire,
Et je veux que demain, au même autel que nous...
ÉSOPE.

Nous avons, elle et moi, trop de respect pour vous,
Et le ciel entre nous, seigneur, met trop d'espace
Pour oser accepter une pareille grâce.

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