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Et je verrais enfin de mes froides alarmes
Fondre tous les glaçons 28.

Mais une dure loi, des Dieux même suivie,
Ordonne que le cours de la plus belle vie
Soit mêlé de travaux :

Un partage inégal ne leur fut jamais libre ;
Et leur main tient toujours dans un juste équilibre
Tous nos biens et nos maux 29

Ils ont sur vous, ces Dieux, épuisé leur largesse
C'est d'eux que vous tenez la raison, la sagesse,
Les sublimes talents;

Vous tenez d'eux enfin cette magnificence
Qui seule sait donner à la haute naissance
De solides brillants.

C'en était trop, hélas ! et leur tendresse avare,
Vous refusant un bien dont la douceur répare
Tous les maux amassés 31

Prit sur votre santé, par un décret funeste,

30

28. Le seul vers qu'il eût fallu, je crois, retranchier de ce chef-d'œuvre, est celui-ci :

Et je verrais enfin de mes froides alarmes

Fondre tous les glaçons.

Cette métaphore est de mauvais goût. » LA HARPE.- Fondre tous les glaçons des froides alarmes déshonorerait presque le style burlesque.» LEBRUN.

Cette étrange métaphore est depuis longtemps condamnée; on s'afflige de la trouver dans un si bel ouvrage.» FONTANES. On la trouve deux fois dans l'Imitation de J.-C., de Corneille, liv. Iv, c. 16; et liv. iv, c. 12.

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29. L'inspiration de Rousseau baisse visiblement; le style se traîne avec nollesse, le coloris disparaît, l'harmonie est moins marquée. Travaux est in latinisme; ce n'est pas, en français, le mot propre.as libre aux Dieux est une phrase très-incorrecte.

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· Un partage qui n'est

30. Ils ont sur vous, ces dieux... « Ce tour est dur et prosaïque; le reste de a strophe est peu animé du génie lyrique. » LEBRUN. — La magn ficence qui donne de solides brillants est d'un style au-dessous du médiocre; et la largesse au singulier est une faute contre la langue.

31. Voyez la pièce de Ronsard à Phœbus, pour guarir le roy Charles IX :

Sans toy, douce santé,

La force et la beauté

Sont manque de puissance:

Ny empire ni bien

A l'homme ne sert rien
Sans ta douce présance.

Le salaire des dons qu'à votre âme céleste
Elle avait dispensés 32.

Le ciel nous vend toujours les biens qu'il nous prodi-
Vainement un mortel se plaint, et le fatigue [gue 33 :
De ses cris superflus :

L'âme d'un vrai héros, tranquille, courageuse,
Sait comme il faut souffrir d'une vie orageuse
Le flux et le reflux;

Il sait, et c'est par là qu'un grand cœur se console,
Que son nom ne craint rien ni des fureurs d'Eole,
Ni des flots inconstants;

Et que, s'il est mortel, son immortelle gloire
Bravera, dans le sein des filles de Mémoire,
Et la mort et le temps.

Tandis qu'entre des mains à sa gloire attentives,
La France confiera de ses saintes archives

Le dépôt solennel,

L'avenir y verra le fruit de vos journées
Et vos heureux destins unis aux destinées
D'un empire éternel.

34

Il saura par quels soins, tandis qu'à force ouverte
L'Europe conjurée armait pour notre perte
Mille peuples fougueux,

Sur des bords étrangers votre illustre assistance

32. Le comte du Luc mourut en 1740, dans sa 87e année ; les Parques ont exaucé la prière du poëte.

33. La Fontaine avait dit avant J.-B., dans Philémon et Baucis:

Il lit au front de ceux qu'un vain luxe environne

Que la Fortune vend ce qu'on croit qu'elle donne.

34. Confier entre les mains, pour confier aux mains licence qui passe ici presque inaperçue.

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L'avenir qui verra dans des archives le fruit des jour

nees: expression qui ne peut satisfaire les gens de goût.

Sut ménager pour nous les cœurs et la constance
D'un peuple belliqueux 35.

Il saura quel génie, au fort de nos tempêtes,
Arrêta, malgré nous, dans leurs vastes conquêtes
Nos ennemis hautains;

Et que vos seuls conseils, déconcertant leurs princes,
Guidèrent au secours de deux riches provinces
Nos guerriers incertains.

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Mais quel peintre fameux, par de savantes veilles 36,
Consacrant aux humains de tant d'autres merveilles
L'immortel souvenir,

Pourra suivre le fil d'une histoire si belle,
Et laisser un tableau digne des mains d'Apelle
Aux siècles à venir?

Que ne puis-je franchir cette longue barrière 37!
Mais, peu propre aux efforts d'une noble carrière 38.
Je vais jusqu'où je puis;

Et, semblable à l'abeille en nos jardins éclose,
De différentes fleurs j'assemble et je compose
Le miel que je produis 39.

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Mille

35. Encore le mot landis, qui rend cette strophe traînante. peuples fougueux, un peuple belliqueux : c'est une pauvre opposition, ou une négligence choquante. Il s'agit des Suisses.

36. « Les mots, dans cette strophe, n'ont pas toute la justesse requise; car on ne peut pas dire strictement qu'un peintre consacre ses veilles, comme on le dit d'un poëte : les peintres ne peignent guère la nuit. L'auteur a voulu sans doute parler des conceptions du génie; mais la métaphore manque d'exactitude, en ce qu'elle ne représente pas physiquement la chose. » LE

BRUN.

37. Franchir une barrière ne peut se dire d'un ouvrage qu'on veut entreprendre; il signifie d'ordinaire braver les convenances, outre-passer la loi, ou bien encore franchir un obstacle. L'expression de Rousseau manque dé netteté. Et qu'est-ce qu'une longue barrière?

38. « Les efforts d'une carrière ne sont pas du français le plus épuré. LEBRUN.

39. En nos jardins éclose n'est guère mis là que pour la rime. L'image des abeilles est fréquemment employée par les poëtes païens, qui l'ont trouvée dans Platon, et par les pères de l'Eglise; les modernes l'ont reproduite.

Sans cesse, en divers lieux errant à l'aventure,
Des spectacles nouveaux que m'offre la nature
Mes yeux sont égayés,

Et, tantôt dans les bois, tantôt dans les prairies,
Je promène toujours mes douces rêveries
Loin des chemins frayés.

Celui qui, se livrant à des guides vulgaires,
Ne détourne jamais des routes populaires
Ses pas infructueux 40,-

Marche plus sûrement dans une humble campagne,
Que ceux qui, plus hardis, percent de la montagne
Les sentiers tortueux 4.

Toutefois, c'est ainsi que nos maîtres célèbres 42
Ont dérobé leurs noms aux épaisses ténèbres 43
De leur antiquité ;

Et ce n'est qu'en suivant leur périlleux exemple,
Que nous pouvons comme eux arriver jusqu'au temple
De l'immortalité.

a

40. « L'épithète infructueux atteste trop la contrainte de la rime." LEBRUN. Cette épithète d'infructueux est aussi nombreuse que hardie.» FONTANES. « Plus sûrement, mot prosaïque.» LEBRUN. Celui qui, que ceux qui... Ce serait de la prose fort lourde, c'est de la poésie très-médiocre.

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41. De la montagne les sentiers tortueux... » Il a déjà dit, dans cette mėme ode: Du démon qui l'obsède le joug impérieux; — Du dieu qui le domine les souveraines lois ; De l'antique harmonie les magiques accords; De l'orgueilleuse Parque l'impitoyable loi; D'une automne nouvelle les nombreuses moissons; - De mes froides alarmes fondre tous les glaçons; - D'une vie orageuse le flux et le reflux; De ses saintes archives le dépôt solennel; De tant d'autres merveilles l'immortel souvenir. On ne peut nier qu'il y ait bien de l'uniformité dans l'emploi répété d'une même inversion, à la même place de la strophe, et pour un même effet de rhythme; c'est un procédé dont J.-B. abuse.

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42. Toutefois est bien prosaïque pour conclure une ode; l'enchaînement logique des idées ne doit pas être si nettement marqué chez les poëtes. C'est ainsi que, après toutefois, rend la faute plus grave encore. La Harpe a été aveugle pour toute cette seconde partie de l'ode, très-inférieure à la première.

43. Dérober son nom aux ténèbres de son antiquité est d'un style bizarre et tourmenté, quoi qu'en dise Fontanes qui trouve ce ton éminemment poétique. M. Villemain, dans la 2e leçon de son Tableau de la Littérature au XVIIe siècle, rapproche cette ode de la me Pythique. Il la juge en critique eminent, et nous a donné l'exemple de la sévérité.

ODE II 1.

A S. A. S. MONSEIGNEUR LE PRINCE EUGÈNE DE SAVOIE 2

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ODE II. 1. L'ode au prince Eugène n'est pas, à beaucoup près, aussi finie dans les détails (que l'ode au comte du Luc); plusieurs strophes sont faibles et communes, mais elle offre aussi des beautés du premier ordre; et le plan, quoiqu'il y ait bien moins d'invention, est lyrique.» LA HARPE. -Elle renferme cinq ou six strophes véritablement belles, sur vingt-deux. On n'a pas assez remarqué combien est inégale dans une même ode la verve de Rousseau: il est presque toujours épuisé avant la fin de sa course.

2. Rousseau avait été accueilli, à son arrivée en Suisse, par M. le comte du Luc. Le comte ayant passé, en 1715, de l'ambassade de Suisse à celle d'Autriche, Rousseau, qui le suivit à Vienne, y trouva un protecteur illustre, le prince Eugène, qui, dans sa haine contre la France, mit quelque affectation peut-être à accueillir le poëte qu'elle avait condamné et proscrit. Le prince Eugène (François de Savoie), né en 1663, mort en 1736, était fils 'Eugène Maurice, comte de Soissons, et petit-fils du duc de Savoie, CharlesEmmanuel Ier. Destiné d'abord à l'état ecclésiastique, il embrassa la carrière des armes à la mort de son père, et demanda un régiment à Louis XIV, qui le lui refusa. Devenu dès lors l'irréconciliable ennemi de la France, il offrit ses services à l'empereur d'Allemagne, et, lors de la guerre de la Succession, fit payer chèrement à sa patrie la faute de ne l'avoir pas employé.

3. Le procédé oratoire de l'interrogation est ici heureusement employé, et les premières strophes se soutiennent bien à la hauteur de ce mouvement dont l'artifice, souvent emphatique, a besoin d'être très-habilement dissimulé. 4. C'est le vers de Virgile (Ænéide, IV, 177 ) :

Ingrediturque solo et caput inter nubila condit.

Virgile l'a traduit d'Homère, Iliad. liv. Iv, v. 443. Perrault (Parall. t. I, p. 119) trouve cette image outrée et excessive: «L'exagération du poëte, en cet endroit, ne saurait faire une idée bien nette. Pourquoi? c'est que tant qu'on pourra voir la tête de la Renommée, sa tête ne sera point dans le ciel; et que si sa tête est dans le ciel, on ne sait pas trop bien ce que l'on voit.» Boileau (ive Réflexion sur Longin.) a réfuté sans peine cette absurde critique d'un bel esprit qui re sentait pas la poésie. Au reste, J.-B. n'est pas le

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