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Une douleur pusillanime
Touche peu les Dieux immortels;
On aborde en vain leurs autels,
Sans un cœur ferme et magnanime.
Quand nous venons les implorer,
C'est par une joie unanime
Que nous devons les honorer.

Telle est l'allégresse rustique
De ces vendangeurs altérés
Qu'on voit, à leurs yeux égarés,
Saisis d'une ivresse mystique,
Et qui, saintement furieux,
Retracent de l'orgie antique
L'emportement mystérieux 24.

Tandis que toute la campagne
Retentit de leur doux transport,
Allons travailler à l'accord
Du tokaye avec le champagne 25
Et, près de tes Lares assis,
Des vins de rive et de montagne
Juger le procès indécis.

Les juges, à ton arrivée 26,
Se trouveront tous assemblés:
8;
La soif qui les tient désolés

Brûle de se voir abreuvée ;

;

infidèle, de ciel moins rigoureux, ne disent pas grand'chose; mais qu'aurait pu dire Rousseau d'une si bizarre et si peu estimable destinée? Il se sauve par vague des mots.

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24. Il y a sans doute beaucoup d'art dans la façon dont Rousseau traite le vieux fonds mythologique; mais la grâce de ces tableaux est aujourd'hui un peu surannée. Mystique, mystérieux, sont trop rapprochés.

25. «Tokaye, ou plutôt Tokay, bourg de la haute Hongrie, au confluent de la Bodrog et de la Theiss; il est célèbre par ses vins.-a Travailler à l'accord est bien lourd, quand il s'agit de rendre la gaieté vive et légère des bons vins. LEBRUN.

26. Le ton de cette dernière strophe est très-différent du ton de la première. La pièce commence en ode et finit en chanson; c'est une disparate blamable.

Et leur appétit importun,

A deux heures de relevée,

S'étonne d'être encore à jeun 27.

27. On aurait pu intituler cette pièce Ode à Bacchus. Elle a des parties charmantes où la souplesse du talent de Rousseau est incontestable; mais il reste bien loin d'Horace dans ce genre.

ODE IV 1.

IMITÉE DE LA VII ÉPODE D'HORACE 2.

AUX SUISSES,

DURANT LEUR GUERRE CIVILE, EN 1712 3.

Où courez-vous, cruels? Quel démon parricide
Arme vos sacriléges bras?

Pour qui destinez-vous l'appareil homicide
De tant d'armes et de soldats?

ODE IV. 1. Cette pièce, dans la grande édition de 1743, est reléguée parmi les œuvres diverses.

2. C'est plus qu'une imitation, c'est presque une traduction; elle est assez heureuse. Le rhythme même est analogue:

Quo, quo scelesti ruitis? aut cur dexteris
Aptantur enses conditi?

Mais Horace est supérieur à Rousseau par la force et la beauté de l'expression, par l'énergie des mouvements, par la vérité du sentiment. Quoi de surprenant, du reste, qu'une guerre obscure, chez un petit peuple étranger, ait peu inspiré le poëte français, le poête copiste? Horace voyait sa propre patrie en proie à la guerre civile. Remarquons une fois de plus que Rousse an semble emprunter aux autres non pas seulement ses expressions, mais jusqu'à ses sentiments, jusqu'à son émotion. On dirait qu'il ne peut sentir par luimême; Horace ici lui sert d'intermédiaire; c'est une émotion toute faite.

3. Il s'agit de la guerre soutenue en 1712 par les cantons protestants contre les cantons catholiques, qui appuyaient les prétentions de l'évêque de SaintGall. Le comte du Luc fit conclure aux cantons ennemis le traité d'Arraw (Argovie.)

4. Pour qui destinez-vous... » Casimir Delavigne a imité ou retronvé ce mouvement dans sa Messénienne sur la Mort de Jeanne d'Arc:

A qui réserve-t-on ces apprêts meurtriers?

Pour qui ces torches qu'on excite ?...

Allez-vous réparer la honte encor nouvelle
De vos passages violés 5 ?
Êtes-vous résolus à venger la querelle

De vos ancêtres immolés?

Non, vous voulez venger votre ennemi lui-même,
Et faire voir aux fiers Germains

Leurs antiques rivaux, dans leur fureur extrême,
Égorgés de leurs propres mains.

Tigres, plus acharnés que le lion sauvage,
Qui, malgré sa férocité,

Dans un autre lion respectant son image,
Dépouille pour lui sa fierté ".

Mais parlez; répondez : Quels feux illégitimes
Allument en vous ce transport?

Est-ce un aveugle instinct? Sont-ce vos propres crimes,
Ou la fatale loi du sort?

Ils demeurent sans voix. Que devient leur audace ?
Je vois leurs visages pâlir :

Le trouble les saisit, l'étonnement les glace.
Ah! vos destins vont s'accomplir.

Vos pères ont péché : vous en portez la peine";

5. Vos passages violés. On peut voir là une beauté.

6. «Non, vous voulez venger... C'est le secundum vota Parthorum d'Horace.

7. Horace est plus simple: Neque hic lupis mos... Rousseau n'a pas, sans doute, trouvé le loup assez noble pour ses vers.

8. Les effets poétiques de l'Épode d'Horace sont bien rendus :

Tacent, et albus ora pallor inficit... etc.

9. «Vos pères ont péché.» Rousseau ne dit pas en quoi; il reste dans le vague; chez Horace il s'agit du meurtre de Rémus, dont tous les maux de Rome sont le châtiment :

Scelus fraternæ necis...

Ne dirait-on pas une obscure tradition du meurtre d'Abel?

Et Dieu, sur votre nation,

Veut des profanateurs de sa loi souveraine
Expier la rébellion.

.

ODE V.

AUX PRINCES CHRÉTIENS '.

SUR L'ARMEMENT DES TURCS CONTRE LA RÉPUBLIQUE DE VENISE, EN 1715 2.

Ce n'est donc point assez que ce peuple perfide 3,
De la sainte Cité profanateur stupide,

Ait dans tout l'Orient porté ses étendards;
Et, paisible tyran de la Grèce abattue,

Partage à notre vue

4

La plus belle moitié du trône des Césars?

Déjà, pour réveiller sa fureur assoupie,

ODE V.-1. Enfin voici un très-beau sujet, dont le choix fait honneur à Rousseau. Cet appel aux princes chrétiens est tout à fait digne de l'inspiration lyrique; ce n'est plus la louange trop prolongée d'un protecteur, ni l'appareil de la poésie païenne mise au service d'un lieu commun banal; une grande idée politique et religieuse anime le poëte; l'Europe entière est intéressée au nouvel armement des Turcs, et Rousseau, s'emparant d'un rôle que nul poëte en France n'avait osé prendre encore, élevant la voix du fond de son exil, trouve tout à coup, pour rappeler les anciennes batailles des Musulmans, et réveiller les princes d'Europe assoupis, quelques accents guerriers qui étonnent par leur énergie et leur simplicité.

que

α

2. Il écrit de Vienne à Brossette, en 1715 : « Le pays où je suis ne fournit rien aux nouvelles littéraires; on n'y est présentement occupé que de la guerre prochaine avec les Turcs, qui est enfin résolue. »

3. Perfide est une épithète faible, et qui semble contrarier celle de stupide au second vers. » LEBRUN. - Un peuple qui détruit les monuments des arts et qui viole les traités, est à la fois stupide et perfide. Il n'y a point là de contradiction. Si Lebrun avait observé qu'au début d'une ode où les deux premiers vers riment en épithètes, la rime devrait peut-être avoir plus de force et l'épithète plus d'originalité, je crois qu'il aurait fait une observation plus juste.» FONTANES.-a Rousseau commence avec une vivacité pleine d'indignation; point de détours. Il est déjà dans son sujet. » ID.

4. « Partage vaut beaucoup mieux que possède, proposé par Lebrun; partage est plus poétique, et s'accorde d'ailleurs mieux avec moitié qui vient au vers suivant; l'opposition des deux empires d'Orient et d'Occident présente une idée de plus.

L'interprète effréné de son prophète impie 5
Lui promet d'asservir l'Italie à sa loi;
Et déjà son orgueil, plein de cette assurance,
Renverse en espérance

Le siége de l'Empire et celui de la Foi o.

8

A l'aspect des vaisseaux que vomit le Bosphore,
Sous un nouveau Xerxès, Thétis croit voir encore
Au travers de ses flots promener les forêts 3 ;
Et le nombreux amas de lances hérissées
Contre le ciel dressées,

Égale les épis qui dorent nos guérets".

7

Princes, que pensez-vous à ces apprêts terribles? Attendrez-vous encor, spectateurs insensibles, Quels seront les décrets de l'aveugle Destin, Comme en ce jour affreux, où, dans le sang noyée, Byzance foudroyée

Vit périr sous ses murs le dernier Constantin 10?

O honte ! ô de l'Europe infamie éternelle !
Un peuple de brigands, sous un chef infidèle,

5. L'interprète cffréné... » le muphti.

6. Le siége de l'empire et celui de la Foi, Rome.. - Celui est trop faible, surtout pour le dernier hémistiche ; il fallait un autre mot qui luttât avec le mot de siége,» LEBRUN.

7. Que fait Thétis en un sujet chrétien? Plus loin, nous verrons encore dans cette même ode Achille, Jupiter et Hercule. Ce sont là de véritables disparates.

8. Rousseau avait mis d'abord à travers de ses flots, solécisme très-inutile. - Promener les forêts n'est pas bien dit.

9. Il faut louer Rousseau d'avoir su trouver cette image, souvent employée depuis pour rendre un effet pareil. Cette ode, par la nature des beautés qu'on y rencontre, est peut-être une de celles qui se rapprochent le plus d'une poésie lyrique plus moderne, et de la bonne manière de Lebrun. « Dorent gåte le sens. Il fallait un mot de force et non de grâce.» LEBRUN. Observation juste; dorent ne continue pas l'image des lances hérissées. Virgile a mieux dit :

Spicea jam campis cùm messis inhorruit.

10. Constantin Dracosès, qui succéda en 1448 à son frère Jean Paléologue. Abandonné des princes chrétiens, quand Mahomet II vint assiéger Constantinople, en 1453, il combattit héroïquement sur la brèche, et périt avec son empire.

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