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Et sans voir dans son fond l'estre incompréhensible,
Par un vol étonné, je m'agite à l'entour 3.

Cessez qu'espérez-vous de vos incertitudes,
Vains pensers, vains efforts, inutiles études ?
C'est assez qu'il ait dit: Je suis celui qui suis.
Il est tout, il n'est rien de tout ce que je pense.
Avec ces mots profonds j'adore son essence,
Et sans y raisonner, en croyant, je poursuis '.

Dieu puissant, trois fois saint, seul connu de toy-mème,
A qui je dis sans fin, dans mon ardeur extrème,
Je suis à toy, Seigneur, et mon cœur est rendu :
(Mais quoy? puis-je l'aimer autant qu'il est aimable 5?)
Répands dans mon esprit ton esprit ineffable,

Et reçois dans ta paix mon amour éperdu.

Descends, divin esprit, pure et celeste flame,
Puissant moteur des cœurs qu'en secret je réclame;
Et toi qui le produis dans l'éternel séjour,
Accorde sa présence à mon âme impuissante,
Fais-en, car tu le peux, une fidèle amante,
Et pour te bien aimer donne-lui ton amour 6.

3. Quel serait le poëte inconnu qui aurait laissé échapper des traits pareils? Ces derniers vers sont parmi les plus étonnants de notre langue. Bossuet a écrit quelque part: Perdez-vous dans l'incompréhensible et dans l'inconnu.....(Lettre du 7 juin 1697.)

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4. Il n'est pas besoin d'avoir de l'esprit, ni d'inventer de belles pensées, pour consacrer son sommeil à Dieu : qu'ainsi ne soit; en disant que vous ne savez que dire, vous avez tout dit : oui, je voudrois, mon Dieu, que chaque respiration, que chaque battement de cœur fut un acte d'amour: je voudrois être moi-même tout amour, être écrasée et anéantie; en sorte qu'il ne restat de moi que l'amour, et une éternelle louange de votre saint nom. Voilà qui est fait; cela suffit.» (BOSSUET, Lettres.)

5. L'emploi du mot aimable, devenu depuis fade et doucereux, ou d'un usage très-spécial, était alors fréquent dans le sens de digne d'amour, sans aucune idée de grace ni de politesse. On disait aimable Sauveur, en parlant du Christ; aimable tyrannie, etc. On n'avait pas non plus efféminé encore le mot charmant.

6. Ce langage, emprunté aux idées mondaines, était fréquent dans la dévotion mystique de ce temps..

Après Malherbe, Corneille et Racine, citons encore le nom de Quinault dans l'histoire de notre poésie lyrique au xvne siècle. Il y a de lá souplesse et de la grâce dans ses opéras. La langue harmonieuse qu'il y parle était une musique véritable, dans un temps où la musique même n'était guère qu'une déclamation notée.

Avec le xvme siècle, la poésie lyrique, bien qu'elle nous ait donné Rousseau, tombe presque au plus bas degré. Chanlieu n'a rien d'un grand poëte. L'inspiration fait place au bel esprit d'abord, puis à la sécheresse philosophique. Les odes de Lamotte sont détestables, et la poésie qu'il attaquait est vengée. Les vingt-deux odes spirituelles de Louis Racine sont ternes, quoique élégantes à les lire, l'ennui vous gagne. Voltaire, en parlant de ses propres odes, avoue que ce sont moins des odes que des stances ornées de réflexions ingénieuses. » Après Rousseau, les psaumes sont traduits encore par un grand nombre d'écrivains: mademoiselle Chéron montre quelque talent dans cette sorte de lieu-commun poétique; Desfontaines ne rencontre que la platitude; Lefranc de Pompignan seul, en dépit des sarcasmes de Voltaire mérite d'être distingué de la foule obscure des versificateurs de gazettes ou de salons.

LEFRANC DE POMPIGNAN .

ODE TIRÉE DES PSAUMES XIII ET xv.

(Dixit insipiens.)

L'impie a dit: Brisons ces temples,
Non, je ne connais point de Dieu.
Il le dit, et porte en tout lieu

Ses pas impurs et ses exemples.

Le Seigneur s'en émeut, et, du plus haut des cieux,
Sur les enfants de l'homme il arrète ses yeux.

Il cherche un juste sur la terre,
Il cherche, et ne le trouve pas.
Par le plus noir des attentats,

L'homme à son Dieu livre la guerre ;
Et de l'iniquité les ministres sanglants
Exécutent partout ses ordres insolents.

De la substance de leurs frères
Leurs biens criminels sont grossis;
Par le luxe mème endurcis,

1. Le marquis Lefranc de Pompignan, né en 1709, mort en 1784, occupa une haute position dans la magistrature, cultiva la poésie avec succès, et s'attira par ses principes religieux l'inimuitié du parti philosophique. Voltaire ne lui ménagea pas les épigrammes. Le style de ses Poésies sacrées présente des caractères très-divers: tour à tour apre et emphatique, ou d'une élégance monotone; terne, puis tout à coup très-coloré, il nous révèle la matière d'un poëte, par des qualités vraiment supérieures, mêlées à de grands défauts. Les panégyristes outrés de Lefranc ont été plus funestes à sa gloire que ses ennemis mêmes, et sa vanité lui fit grand tort: il n'eut jamais les rieurs pour lui.

Ils sont riches de nos misères,

Monstres voluptueux dont la soif et la faim
Dévorent sans pitié la veuve et l'orphelin.

De leur avidité farouche,

Grand Dieu, tu vois l'indigne excès;
Au milieu de ces vils succès,

Ton nom ne sort point de leur bouche.
Mais le leur est proscrit; les moments sont comptés;
Et tu maudis le cours de leurs prospérités.

Le faux calme dont ils jouissent
Est toujours prêt à se troubler;
Un éclair seul les fait trembler;
Ils blasphèment, mais ils frémissent.

Tu suis partout l'impie, et malgré sa fureur
Par la voix des remords tu renais dans son cœur.

Tes ennemis sont dans l'ivresse :
Tu dis un mot, ils ne sont plus.
Mais le bonheur de tes élus
Comme toi durera sans cesse.

Le pécheur à la fin tombera sous tes coups:

Le temps est fait pour lui, l'éternité pour nous 2.

2. Il est facile de reconnaître dans ces vers le disciple de Racine et de J.-B. Rousseau. C'est une pièce qui n'est pas sans mérite.

PROPHÉTIE D'ÉZÉCHIEL '.

(SUR LA RESURRECTION DES MORTS.)

(Fragment.)

Dans une triste et vaste plaine

La main du Seigneur m'a conduit.

1. Voyez Ézéchiel, ch. xxxvII, 1. La traduction de Lefranc de Pompignan est remarquable. Ce style est presque une hardiesse au XVIe siècle. Le choix même que le poëte a fait de ces prophéties marque un esprit peu vulgaire et que la vraie poésie attire. Il aime le mouvement, l'action, il choisit de préférence les morceaux bibliques qui se distinguent par la véhémence et l'étrangeté, contrairement à Rousseau qui s'en tient aux idées abstraites, à la morale générale. On lit avec intérêt la traduction qu'il a faite des Prophéties de Nahum, d'Habacuc, d'Isaïe, et de plusieurs cantiques. On a cité Souvent le début du psaume LXVII :

Dieu se lève tombez, roi, temple, autel, idole;
Au feu de ses regards, au son de sa parole

Les Philistins ont fui.

De nombreux ossements la campagne était pleine;
L'effroi me précède et me suit.

Je parcours lentement cette affreuse carrière,
Et contemple en silence, épars sur la poussière,
Ces restes desséchés d'un peuple entier détruit.

Crois-tu, dit le Seigneur, homme à qui je confie
Des secrets qu'à toi seul ma bouche a réservés,
Que de leurs cendres relevés

Ces morts retournent à la vie?

- C'est vous seul, ô mon Dieu, vous seul qui le savez.

Hé bien, parle; ici tu présides;
Parle, ô mon prophète, et dis-leur
Écoutez, ossements arides,

Écoutez la voix du Seigneur !

Le Dieu puissant de nos ancêtres
Du souffle qui créa les ètres,
Rejoindra vos nœuds séparés.
Vous reprendrez des chairs nouvelles;
La peau se fermera sur elles,
Ossements secs, vous revivrez 2.

Il dit; et je répète à peine
Les oracles de son pouvoir,
Que j'entends partout dans la plaine
Ces os avec bruit se mouvoir.
Dans leurs liens ils se replacent,
Les nerfs croissent et s'entrelacent,
Le sang inonde ses canaux;
La chair renaît et se colore;
L'âme seule manquait encore
A ces habitants des tombeaux.

Mais le Seigneur se fit entendre,
Et je m'écriai plein d'ardeur :
«Esprit, hâtez-vous de descendre;
« Venez, esprit réparateur;

<< Soufflez des quatre vents du monde,

« Soufflez votre chaleur féconde

« Sur ces corps prêts d'ouvrir les yeux! »

Tel le vent dans les airs chasse au loin la fumée;
Tel un brasier ardent voit la cire enflammée

Bouillonner devant lui.

2. Ces vers sont durs et bizarres; mais il y a de la grandeur dans le tablea... et ce n'est pas là une poésie commune.

Soudain le prodige s'achève.
Et ce peuple de morts se lève,
Étonné de revoir les cieux 3.

3. Si Lefranc avait été souvent inspiré comme il l'est dans les deux_st^.— phes de cette fantastique évocation, on pourrait peut-être le placer au-dessus de J.-B. Ces strophes, pour le mouvement et le pittoresque, soat supérieures à presque toute la poésie lyrique du XVIIe siècle.

ODE

SUR LA MORT DE J.-B. ROUSSEAU.

1711.

Quand le premier chantre du monde ↑

Expira sur les bords glacés

Où l'Ebre effrayé, dans son onde
Recut ses membres dispersés;

Le Thrace, errant sur les montagnes,
Remplit les bois et les campagnes
Du cri perçant de ses douleurs ;
Les champs de l'air en retentirent;
Et dans les antres qui gémirent,
Le lion répandit des pleurs.

La France a perdu son Orphée!
Muses, dans ces moments de deuil,
Elevez le pompeux trophée

Que vous demande son cercueil;
Laissez par de nouveaux, prodiges,
D'éclatants et dignes vestiges

1. « Le premier chantre.... » Orphée. Robert Estienne a composé des stances sur le trespas de Ronsard; et cette pièce assez curieuse commence par la même comparaison que l'ode de Pompignan; le souvenir d'Orphée s'est présenté à l'esprit des deux poëtes, dans une circonstance analogue:

Quand du tan Ide Bacchus la brigade eschauffée
Aux bords agriens vint desmembrer Orphée,
Ceste muse sa mère en mena moins de dueil:
Elle a le cœur saisi d'une douleur si grande,
Qu'elle requiert au ciel que mortelle il la rende,
Pour de son cher Ronsard mourir sur le cercueil.

Les mots mêmes se rapportent entre eux: ici les bords glacés, là les bords œagriens; ici ses membres dispersés, là le mot desmembrer; dans la deuxième strophe de Lefranc les rimes Orphée, Deuil, Cercueil, qui appartiennent aussi à Robert Estienne. N'est-ce qu'un hasard?

* Tan, taon, dans le sens d'aiguillon.

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