Et sans voir dans son fond l'estre incompréhensible, Cessez qu'espérez-vous de vos incertitudes, Dieu puissant, trois fois saint, seul connu de toy-mème, Et reçois dans ta paix mon amour éperdu. Descends, divin esprit, pure et celeste flame, 3. Quel serait le poëte inconnu qui aurait laissé échapper des traits pareils? Ces derniers vers sont parmi les plus étonnants de notre langue. Bossuet a écrit quelque part: Perdez-vous dans l'incompréhensible et dans l'inconnu.....(Lettre du 7 juin 1697.) 4. Il n'est pas besoin d'avoir de l'esprit, ni d'inventer de belles pensées, pour consacrer son sommeil à Dieu : qu'ainsi ne soit; en disant que vous ne savez que dire, vous avez tout dit : oui, je voudrois, mon Dieu, que chaque respiration, que chaque battement de cœur fut un acte d'amour: je voudrois être moi-même tout amour, être écrasée et anéantie; en sorte qu'il ne restat de moi que l'amour, et une éternelle louange de votre saint nom. Voilà qui est fait; cela suffit.» (BOSSUET, Lettres.) 5. L'emploi du mot aimable, devenu depuis fade et doucereux, ou d'un usage très-spécial, était alors fréquent dans le sens de digne d'amour, sans aucune idée de grace ni de politesse. On disait aimable Sauveur, en parlant du Christ; aimable tyrannie, etc. On n'avait pas non plus efféminé encore le mot charmant. 6. Ce langage, emprunté aux idées mondaines, était fréquent dans la dévotion mystique de ce temps.. Après Malherbe, Corneille et Racine, citons encore le nom de Quinault dans l'histoire de notre poésie lyrique au xvne siècle. Il y a de lá souplesse et de la grâce dans ses opéras. La langue harmonieuse qu'il y parle était une musique véritable, dans un temps où la musique même n'était guère qu'une déclamation notée. Avec le xvme siècle, la poésie lyrique, bien qu'elle nous ait donné Rousseau, tombe presque au plus bas degré. Chanlieu n'a rien d'un grand poëte. L'inspiration fait place au bel esprit d'abord, puis à la sécheresse philosophique. Les odes de Lamotte sont détestables, et la poésie qu'il attaquait est vengée. Les vingt-deux odes spirituelles de Louis Racine sont ternes, quoique élégantes à les lire, l'ennui vous gagne. Voltaire, en parlant de ses propres odes, avoue que ce sont moins des odes que des stances ornées de réflexions ingénieuses. » Après Rousseau, les psaumes sont traduits encore par un grand nombre d'écrivains: mademoiselle Chéron montre quelque talent dans cette sorte de lieu-commun poétique; Desfontaines ne rencontre que la platitude; Lefranc de Pompignan seul, en dépit des sarcasmes de Voltaire mérite d'être distingué de la foule obscure des versificateurs de gazettes ou de salons. LEFRANC DE POMPIGNAN . ODE TIRÉE DES PSAUMES XIII ET xv. (Dixit insipiens.) L'impie a dit: Brisons ces temples, Ses pas impurs et ses exemples. Le Seigneur s'en émeut, et, du plus haut des cieux, Il cherche un juste sur la terre, L'homme à son Dieu livre la guerre ; De la substance de leurs frères 1. Le marquis Lefranc de Pompignan, né en 1709, mort en 1784, occupa une haute position dans la magistrature, cultiva la poésie avec succès, et s'attira par ses principes religieux l'inimuitié du parti philosophique. Voltaire ne lui ménagea pas les épigrammes. Le style de ses Poésies sacrées présente des caractères très-divers: tour à tour apre et emphatique, ou d'une élégance monotone; terne, puis tout à coup très-coloré, il nous révèle la matière d'un poëte, par des qualités vraiment supérieures, mêlées à de grands défauts. Les panégyristes outrés de Lefranc ont été plus funestes à sa gloire que ses ennemis mêmes, et sa vanité lui fit grand tort: il n'eut jamais les rieurs pour lui. Ils sont riches de nos misères, Monstres voluptueux dont la soif et la faim De leur avidité farouche, Grand Dieu, tu vois l'indigne excès; Ton nom ne sort point de leur bouche. Le faux calme dont ils jouissent Tu suis partout l'impie, et malgré sa fureur Tes ennemis sont dans l'ivresse : Le pécheur à la fin tombera sous tes coups: Le temps est fait pour lui, l'éternité pour nous 2. 2. Il est facile de reconnaître dans ces vers le disciple de Racine et de J.-B. Rousseau. C'est une pièce qui n'est pas sans mérite. PROPHÉTIE D'ÉZÉCHIEL '. (SUR LA RESURRECTION DES MORTS.) (Fragment.) Dans une triste et vaste plaine La main du Seigneur m'a conduit. 1. Voyez Ézéchiel, ch. xxxvII, 1. La traduction de Lefranc de Pompignan est remarquable. Ce style est presque une hardiesse au XVIe siècle. Le choix même que le poëte a fait de ces prophéties marque un esprit peu vulgaire et que la vraie poésie attire. Il aime le mouvement, l'action, il choisit de préférence les morceaux bibliques qui se distinguent par la véhémence et l'étrangeté, contrairement à Rousseau qui s'en tient aux idées abstraites, à la morale générale. On lit avec intérêt la traduction qu'il a faite des Prophéties de Nahum, d'Habacuc, d'Isaïe, et de plusieurs cantiques. On a cité Souvent le début du psaume LXVII : Dieu se lève tombez, roi, temple, autel, idole; Les Philistins ont fui. De nombreux ossements la campagne était pleine; Je parcours lentement cette affreuse carrière, Crois-tu, dit le Seigneur, homme à qui je confie Ces morts retournent à la vie? - C'est vous seul, ô mon Dieu, vous seul qui le savez. Hé bien, parle; ici tu présides; Écoutez la voix du Seigneur ! Le Dieu puissant de nos ancêtres Il dit; et je répète à peine Mais le Seigneur se fit entendre, << Soufflez des quatre vents du monde, « Soufflez votre chaleur féconde « Sur ces corps prêts d'ouvrir les yeux! » Tel le vent dans les airs chasse au loin la fumée; Bouillonner devant lui. 2. Ces vers sont durs et bizarres; mais il y a de la grandeur dans le tablea... et ce n'est pas là une poésie commune. Soudain le prodige s'achève. 3. Si Lefranc avait été souvent inspiré comme il l'est dans les deux_st^.— phes de cette fantastique évocation, on pourrait peut-être le placer au-dessus de J.-B. Ces strophes, pour le mouvement et le pittoresque, soat supérieures à presque toute la poésie lyrique du XVIIe siècle. ODE SUR LA MORT DE J.-B. ROUSSEAU. 1711. Quand le premier chantre du monde ↑ Expira sur les bords glacés Où l'Ebre effrayé, dans son onde Le Thrace, errant sur les montagnes, La France a perdu son Orphée! Que vous demande son cercueil; 1. « Le premier chantre.... » Orphée. Robert Estienne a composé des stances sur le trespas de Ronsard; et cette pièce assez curieuse commence par la même comparaison que l'ode de Pompignan; le souvenir d'Orphée s'est présenté à l'esprit des deux poëtes, dans une circonstance analogue: Quand du tan Ide Bacchus la brigade eschauffée Les mots mêmes se rapportent entre eux: ici les bords glacés, là les bords œagriens; ici ses membres dispersés, là le mot desmembrer; dans la deuxième strophe de Lefranc les rimes Orphée, Deuil, Cercueil, qui appartiennent aussi à Robert Estienne. N'est-ce qu'un hasard? * Tan, taon, dans le sens d'aiguillon. |