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nous le croyons innocent. L'invraisemblance même du délit, les nobles protestations du poëte durant un exil de trente années, les amitiés illustres qui protégent sa mémoire, tout contribue à nous le faire absoudre. Mais qu'on ait pu le croire coupable, que son malheur ait éveillé si peu de sympathies dans le public, qu'il ait assez mal employé ses vingt années de jeunesse et de maturité pour que l'opinion se soit si universellement prononcée contre lui, voilà ce que nous ne pouvons lui pardonner, et ce qu'il ne s'est jamais pardonné à lui-même.

L'histoire de son exil est tout entière dans ce double sentiment, qui le poussait d'un côté à protester sans cesse de son innocence, et de l'autre à s'accuser toujours de fautes plus anciennes, dont ses malheurs semblaient être le châtiment providentiel. Rousseau n'eut plus dès lors qu'une vie troublée et aventureuse; obligé de vivre dans une sorte de domesticité auprès de protecteurs étrangers, nous le retrouvons tour à tour en Suisse, à Vienne, à Bruxelles, restant quelquefois plusieurs années sans rien produire; refusant avec dignité les lettres de rappel qui lui permettaient de rentrer en France; poursuivi par l'implacable haine de Voltaire, consolé par la douce amitié de Rollin; tantôt s'emportant jusqu'aux récriminations les plus aigres, tantôt cherchant le calme dans la religion même qu'il avait autrefois outragée, mais toujours en proie à une tristesse intérieure, dont on reconnaît les traces dans.toute sa correspondance.

A mesure qu'il vieillissait, il trouvait chez ses protecteurs un accueil plus froid et plus humiliant. Atteint par la misère, il avait fait faire à Londres une édition nouvelle de ses ouvrages; il en perdit tout le produit en le plaçant dans les actions de la compagnie d'Ostende. C'est alors que, malade et sans ressources, il songea à revenir en France, où ses amis le sollicitaient de rentrer; mais on lui refusa ces lettres de rappel qu'il avait refusées jadis. Il ne put cependant résister au désir de revoir Paris une fois encore, et d'essayer de solliciter en personne son rappel; il y vint au mois de novembre 1738, et s'y cacha sous le

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nom de Richer auprès de ce même comte du Luc, resté fidèle à ses malheurs. Toutes les démarches auxquelles il s'abaissa furent vaines; il dut repartir pour Bruxelles, où il languit, accablé d'infirmités, jusqu'au 14 mars 1741, protestant de son innocence au lit de mort, comme on le voit dans cette lettre de Rollin, qui est sa plus touchante oraison funèbre : « J'ai appris la maladie dangereuse de M. Rousseau; mais je ne sais que par des bruits vagues la nouvelle de sa << mort... Ce sera une grande perte que l'on fera. Outre qu'il était un poëte excellent, il avait beaucoup de pro« bité, et c'est de quoi le public n'est pas assez persuadé. « Je sais, de personnes bien dignes de foi et de respect, « qui l'ont connu de près à Bruxelles, que pendant le long séjour qu'il y a fait on n'a jamais eu de reproche à lui « faire. Pendant sa dernière maladie, près de recevoir le viatique, et d'aller paraître devant un juge à qui l'on ne << peut rien cacher, il professa publiquement qu'il n'était point l'auteur des couplets qui l'ont fait condamner à « sortir de sa patrie. Dans une telle conjoncture, on ne « cherche point à en imposer aux hommes... »

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Telle fut la vie de Rousseau. Une destinée aussi agitée, aussi inquiète, eût exercé peut-être une influence toute différente sur une imagination plus vive, sur une nature plus richement douée. Les grands écrivains puisent dans le malheur, dans l'injustice de leurs contemporains, dans la persécution, dans l'exil, une puissance d'inspiration que le repos n'entretient pas toujours au même degré. Mais quand la poésie n'est qu'un art savant qui veut de laborieux efforts et de patientes combinaisons, le calme et la sécurité lui sont nécessaires, l'émotion vraie lui est fatale. Une telle poésie, habile à dire ce qu'elle ne ressent pas, ne peut plus rien exprimer, dès qu'elle sent avec trop de violence: elle vivait de mensonge, elle succombe sous la réalité.

Osons le dire, en jugeant Rousseau : ce poëte qui a quelques parties excellentes, et dont l'étude est encore aujourd'hui très-profitable, ne paraît pas avoir senti ce trouble indéfinissable, ce tressaillement mystérieux qui fait les

grands poëtes; le plus souvent, il n'est pas inspiré; il nous plaît sans nous émouvoir.

L'inspiration n'est pas un vain mot; c'est l'âme de la grande poésie; allumée au contact des événements extérieurs ou par le choc des passions, elle a son foyer au cœur même de l'homme; elle produit en lui une agitation extraordinaire, qu'il finit par régler et discipliner, mais qui se manifeste partout dans ses œuvres, et se communique à tous ceux qu'elle touche. La poésie lyrique est la fille aînée de l'inspiration; il lui faut des émotions sincères, des joies, des douleurs, des regrets véritables. Ce qu'on entend par enthousiasme est tout simplement la force, l'intensité, la vérité du sentiment, et sa plus abondante expansion.

Rousseau a eu le malheur de naître à une époque peu favorable au développement de l'inspiration poétique: dès la fin du XVIIe siècle, la poésie était négligée parce qu'on la supposait inutile. On se trompa même sur le peu qui en restait; on prit l'ombre de la poésie pour la poésie véritable; on avait des modèles, on les étudia, on les imita exclusivement, on réduisit la poésie à des procédés particuliers; il y eut un art, un secret d'être poëte, ou du moins de passer pour tel; la poésie cessa d'être un don de nature, pour devenir un travail et presque un métier. Depuis Ronsard, la poésie lyrique ne s'était jamais beaucoup écartée des modèles grecs et latins; elle vivait d'imitation, et l'ode était une forme poétique, supérieure au sonnet, mais aussi artificielle. Uniquement consacrée aux louanges pompeuses, à la galanterie, ou à la paraphrase biblique, elle n'avait révélé que très-accidentellement les sentiments intimes de l'âme, la personnalité du poëte. Malherbe, dont la gloire est d'avoir forgé notre langue, mais qui n'était pas précisément sentimental, donna le ton à toute notre poésie lyrique. Corneille et Racine sont de sublimes exceptions. La théorie de Boileau dominait au XVIIe siècle, et l'ode sur la prise de Namur, affligeant spécimen composé d'après cette théorie, parut une œuvre très-poétique et très-louable.

Choisir un sujet restreint, qui prêtait peut-être à un

billet en prose ou à une demi-page d'histoire ou de morale; partager en strophes cette matière commune; y semer à pleines mains des imitations d'Horace ou de Pindare; emprunter à la mythologie ses dieux et ses allégories; employer savamment les périphrases et les inversions; grandir de petites choses; louer des personnages peu connus; prétendre enfin que l'on est en délire, quand on a tout son sang-froid, et qu'on ne sait où l'on va, quand on a tracé son plan à l'avance, voilà comment on entendait généralement la poésie lyrique quand Rousseau parut.

On doit croire qu'il fut supérieur à cette théorie; il l'a prouvé dans plus d'une ode, et peut-être dans les dernières plus que dans les autres. Mais, s'il lui fut supérieur, il l'accepta pourtant, il la reçut de la bouche même de Boileau, et l'appliqua rigoureusement. La poésie, dont Shakespeare pensait « qu'elle doit couler du cœur du poète, aussi natu«rellement que la gomme de l'arbre, » et qui faisait dire à Corneille :

Je me sens tout le cœur plein de grandes idées,
Je les sens à l'envi s'en échapper sans moi !

la poésie ne fut trop souvent pour Rousseau qu'un art laborieux, une mosaïque savante, un fruit de serre-chaude, mûri à la chaleur factice de la réflexion. Cette fureur, dont il parle quelque part, n'est que l'acharnement du travail, toujours accompagné d'une sorte de fièvre qui simule l'inspiration. Il existe de Rousseau un aveu précieux, qui semble nous donner à la fois le secret de son talent et celui de sa médiocrité. Il avait imité, dans l'ode à la Fortune, un beau passage de Lucrèce, et il écrit à Brossette : « Je vous avoue, puisque vous approuvez la manière dont je me suis approprié la pensée de cet ancien, que je m'en « sais meilleur gré que si j'en étais l'auteur; par la raison « que c'est l'expression seule qui fait le poëte, et non la pensée, qui appartient au philosophe et à l'orateur <«< comme à lui. » Théorie malheureuse, qu'aucun poëte. éminent ne saurait accepter. Nul doute que l'expression, c'est-à-dire la forme, ne fasse vivre les ouvrages de l'es

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prit; mais peut-on la séparer du fond? Est-ce par l'expression seulement que le poëte diffère du philosophe et de l'orateur, et voient ils les choses du même point de vue ? Chez le vrai poëte, la pensée et la forme, l'idée et l'image, le sentiment et le son musical, tout s'élance à la fois et d'un seul jet. L'art peut bien survenir alors, et polir le premier travail; mais ce qu'il retranchera, ajoutera ou modifiera, sera peu de chose. Je ne crois pas me tromper en disant que les plus beaux vers des poëtes sont aussi ceux qui leur ont le moins coûté. Ce qu'ils sentent, ce qu'ils pensent est déjà de la poésie; leur plume est trop lente à transcrire tout ce que l'inspiration produit dans leur âme, et leur œuvre est presque achevée au moment où Rousseau commence la sienne. Rousseau se vante de son travail, il se fait artisan de mots, il préfère l'imitation à l'invention, et s'éloigne à plaisir des sources les plus abondantes de la poésie!

Nous reconnaissons volontiers que Rousseau est bien supérieur aux poëtes de son temps: au milieu des pastorales de Fontenelle, des odes de Lamotte, et des tragédies de Campistron, sa poésie a des qualités tout à fait rares, de grandes images, une certaine noblesse, une dignité soutenue, et la science de l'harmonie poussée fort loin. Les sujets mêmes de ses odes sont parfois admirablement choisis, et le rhythme adopté par le poëte est toujours le plus convenable. Mais Rousseau manque de naturel et de sensibilité ; il ne tire pas sa poésie de lui-même, il ne la crée point; il lui faut des autorités. Quand il émeut, c'est en reproduisant avec bonheur, comme dans le cantique d'Ézéchias, l'émotion d'autrui. Il a besoin d'être soutenu, et les idées sont ce qu'il trouve le moins; si elles lui sont fournies, comme il mettra son soin à les bien exprimer, nous devrons à cet effort quelques belles strophes, rarement une ode irréprochable.

Rappelons maintenant que ce poëte, élevé dans des théories si étroites, à une époque peu disposée pour la poésie,

1.

Non satis est pulchra esse poemata, dulcia sunto.

Rousseau a souvent le pulchra; mais a-t-il le dulcia? non. » LA HARPE.

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