RAIMOND Godefroy de Bouillon, les deux Baudouins, FoulDUPUY. ques d'Anjou, le fameux Boëmond, le brave Tancrede, le vieux Courtenai & le Comte de Touloufe n'étoient plus ; & leurs defcendans amollis par les délices de l'Afie, occupoient à la verité leurs places, mais fans les remplir: il n'y avoit que le jeune Roi Baudouin, & les deux Ordres militaires, qui s'oppofaffent avec courage aux entreprises des Infideles. Mais comme leurs forces ne répondoient point à leur valeur, on résolut d'avoir recours aux Princes de l'Europe, & de folliciter une nouvelle Croisade, qui chassât entierement les Infideles de la Terre Sainte. Dans cette vûe on dépêcha en Europe l'Evêque de Zabulon; il débarqua à Marseille : la premiere Croisade étoit fortie de France, & il venoit en folliciter une feconde.

1143.

Louis VII. étoit alors fur le trône, jeune Prince bien fait, plein de courage, mais incertain dans fa conduite, plus fcrupuleux que devot, & qui ignoroit le grand art de regner. Le député de Baudouin ne pouvoit venir à la Cour dans une conjon&ture plus favorable. Le Roi étant en guerre contre Thibaud Comte de Champagne & de Blois, fon Vaffal, la résistance qu'il trouva au siege de Vitri en Parthois l'irrita contre les habitans, & après avoir emporté la Place l'épée à la main, il y fit mettre tout à feu & à fang, & on prétend même que treize cens personnes de tout fexe, hommes, femmes & enfans, qui s'étoient refugiez dans la principale Eglife, périrent dans cette incendie. De juftes remords ayant fuccedé à une execution fiter

rible, ce Prince * réfolut d'expier fa faute par le RAIMOND voyage de Jerufalem, la reffource & l'azile en ce tems-là des plus grands pécheurs. Il communiqua fon deffein au Pape Eugene III. qui étoit alors fur la chaire de faint Pierre, & afin qu'il pût faire ce pelerinage d'une maniere plus utile pour les Chré- l'hiftoire des tiens de la Terre fainte, il le pria de vouloir bien Poitou, pag. à l'exemple d'Urbain II. faire prêcher une nouvelle 483. Croifade.

Ce Pontife qui de Moine de l'Ordre de Clairvaux, & de difciple de faint Bernard étoit parvenu fur la chaire de faint Pierre, donna de grandes louanges au pieux deffein de Louis, & pour répondre à fes intentions, il envoya des Brefs dans toute la Chrétienté pour exhorter les Princes & leurs fujets à prendre les armes; il chargea même faint Bernard qui étoit l'oracle de fon fiécle de prêcher la Croifade en France & en Allemagne; & pour engager les fideles à prendre la Croix, il ouvrit les trefors de l'Eglife, & accorda une Indulgence pleniere à tous les Croisez.

Le faint Abbé de Clairvaux fur les ordres du Pape quitte fa retraite, paffe fucceffivement à la Cour du Roi de France & de l'Empereur Conrard, monte en chaire, prêche, tonne & plein de feu & d'indignation, reprefente quelle honte c'étoit pour les Chrétiens de fouffrir que l'héritage de Jefus-Chrift, & que la terre arrofée de fon précieux fang fût à

* Ludovicus Rex Vitriacum Caftrum Comitis Theobaldi capit,ubi igne admoto, Ecclefiâ incenfâ, & in eâ mille trecentæ animæ diverfi fexûs & ætatis funt igne confumptæ, fuper quo Rex Ludovicus mifericordiâ motus ploraffe dicitur, & hac de caufa peregrinationem Hierofolymitanam aggreffus à quibufdam æftimatur.

Rob. de monte appendix ad sigeb. ad annum 1143.

Preuves de

Comtes de

Caufrid. vita fancti

Bernardi.

RAIMOND la veille de retomber fous la tyrannie des Infideles. DUPUY. Il n'oublie rien pour toucher fes auditeurs, & pour

verbum

les engager à prendre les armes, & on prétend qu'emporté par fon zele, il prédit hautement une victoire certaine & la défaite entiere des Infideles. Les charmes de fon éloquence, fes expreffions: tendres & pathetiques, la réputation de fa fainteté, les heureux fuccès qu'on prétend, comme nous l'avons dit, qu'il annonçoit hautement, des miracles même éclatans que les auteurs de fa vie lui attribuent à ce fujet, & qu'on peut regarder comme les lettres de créance les plus fures pour un Prophete; tout cela fit prendre les armes à l'Empereur, au Roi de France & à la plupart des Princes & des Seigneurs leurs Vassaux.

Un enfant boiteux ayant été presenté à saint Bernard en prefence de l'Empereur, le faint Abbé fit le figne de la Croix, releva l'enfant, & lui ordonna devant toute l'Affemblée de marcher,& fe tournant vers Conrard: » Ceci a été fait pour vous, lui ditil, afin que vous connoiffiez que Dieu est vrai»ment avec vous, & que vôtre entreprise lui est agréable.

Plufieurs Seigneurs François & Allemands perfuadez que l'Abbé de Clairvaux étoit dépo*De cate itaire. de la puiffance du Ciel, & que comme illud, quod un autre Moyfe il feroit des miracles pour injam, ni fal, troduire le peuple de Dieu dans la terre de promif quomodo vi- fion, firent de grandes inftances dans un Concile Conventu tenu à Chartres, pour l'obliger à prendre le comquonam ju mandement géneral* de l'armée; mais l'homme de

audiftis

delicet in

Carnotenfi,

dicio fatis

miror, me quafi ducem & principem militia elegerant. Divi-Bernardi Ep. 256. ad Eug. Pap.

Dieu

DUPUY.

Dieu, qui n'étoit pas moins prudent que zelé, fe RAIMOND contenta d'en être le herault & la trompette. Après avoir accompli sa mission, il se retira dans fon Ab- 1146. baye, & laissa aux Princes guerriers l'honneur & les périls de l'execution.

L'Empereur & le Roi de France mirent chacun 1147. de leur côté un nombre prodigieux de troupes fur pied: on comptoit dans chaque armée jusqu'à foixante & dix mille hommes d'armes fans la Cavalerie legere & l'infanterie; il fembloit que tous les François & les Allemands de concert euffent réfolu d'abandonner leur pays; & s'il s'en trouvoit quelques-uns capables de porter les armes, que differentes raisons retinffent dans leur patrie, les nouveaux Croisez par une espece d'infulte, & comme pour leur reprocher leur lâcheté, leur envoyoient une quenouille & un fufeau. Les femmes même renouvellant l'hiftoire ou la fable des Amazones, parurent dans une revûe, armées & à cheval, formoient differens efcadrons.

&

Eleonore Reine de France, & femme' de Louis VII. étoit à la tête de ces heroïnes; Princeffe d'une rare beauté, qui par fon mariage avoit apporté les Provinces de Guyenne & de Poitou au Roi, & qui auroit fait les délices de ce Prince, si dans la recherche des plaisirs elle se fût moins laiffée en porter à l'ardeur de fon temperamment, ou qu'elle n'eût pas été foupçonnée de les partager avec d'autres qu'avec le Roi fon mari.

em

Cependant il fembloit que l'Allemagne & la France euffent entrepris de fubjuguer l'Afie entiere, du moins ces nombreuses armées qui avoient

DUPUY.

RAIMOND à leur tête deux grands Princes, & commandées par des Officiers pleins de valeur, n'étoient que trop capables d'en faire la conquête. Mais la perfidie des Grecs toujours jaloux & inquiets de ces grands armemens, l'ignorance des chemins, l'infidelité des guides, le manque de vivres, & des troupes nombreuses & redoutables qui s'oppoferent à leur paffage, ruinerent l'une & l'autre armée chrétienne, avant même qu'elles arrivaffent dans la Palestine. On tenta inutilement le fiege de Damas, que des Chrétiens même firent échouer.

Conrard partit le premier, & arriva à Constantinople sur la fin de Mars de l'année 1147. Ce Prince étoit beau-frere d'Emanuel Comnene, qui gouvernoit alors l'Empire d'Orient. Ces deux Princes avoient épousé les deux filles de Beranger le vieux, Comte de Luxembourg. Cette alliance avoit fait présumer au Prince Allemand qu'il en feroit bien reçû; le perfide Grec le traita pour fa perfonne comme fon allié, & à l'égard de fes troupes, en ennemi mortel. Par fon ordre, dans tous les lieux où pafferent les Allemands, on empoisonna les puits & les fontaines; on vendoit très-cher à ces étrangers de la farine où l'on avoit mêlé de la chaux & du plâtre. L'Empereur qui voyoit déperir fon armée passa le détroit. Son beau-frere lui avoit donné des guides, qui après l'avoir égaré par de longs détours dans les montagnes & les rochers de la Cappadoce, livrerent fon armée demi-morte de faim & languissante, entre les mains des Infideles, qui la taillerent en pieces.