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DUPUY.

1146.

Dieu, qui n'étoit pas moins prudent que zelé, fe RAIMOND contenta d'en être le herault & la trompette. Après avoir accompli fa miffion, il se retira dans fon Abbaye, & laissa aux Princes guerriers l'honneur & les périls de l'execution.

L'Empereur & le Roi de France mirent chacun 1147. de leur côté un nombre prodigieux de troupes fur pied: on comptoit dans chaque armée jusqu'à foixante & dix mille hommes d'armes fans là Cavalerie legere & l'infanterie; il fembloit que tous les François & les Allemands de concert euffent réfolu d'abandonner leur pays; & s'il s'en trouvoit quelques-uns capables de porter les armes, que differentes raisons retinffent dans leur patrie, les nouveaux Croisez par une espece d'infulte, & comme pour leur reprocher leur lâcheté, leur envoyoient une quenouille & un fufeau. Les femmes même renouvellant l'hiftoire ou la fable des Amazones, parurent dans une revûe, armées & à cheval, & formoient differens efcadrons.

Eleonore Reine de France, & femme' de Louis VII. étoit à la tête de ces heroïnes; Princeffe d'une rare beauté, qui par son mariage avoit apporté les Provinces de Guyenne & de Poitou au Roi, & qui auroit fait les délices de ce Prince, fi dans la recherche des plaisirs elle se fût moins laissée emporter à l'ardeur de fon temperamment, ou qu'elle n'eût pas été foupçonnée de les partager avec d'autres qu'avec le Roi fon mari.

Cependant il fembloit que l'Allemagne & la France euffent entrepris de fubjuguer l'Asie entiere, du moins ces nombreuses armées qui avoient

DUPUY.

RAIMOND à leur tête deux grands Princes, & commandées par des Officiers pleins de valeur, n'étoient que trop capables d'en faire la conquête. Mais la perfidie des Grecs toujours jaloux & inquiets de ces grands armemens, l'ignorance des chemins, l'in fidelité des guides, le manque de vivres, & des troupes nombreuses & redoutables qui s'oppoferent à leur passage, ruinerent l'une & l'autre armée chrétienne, avant même qu'elles arrivasfent dans la Palestine. On tenta inutilement le

fiege de Damas, que des Chrétiens même firent

échouer.

Conrard partit le premier, & arriva à Constantinople fur la fin de Mars de l'année 1147. Ce Prince étoit beau-frere d'Emanuel Comnene, qui gouvernoit alors l'Empire d'Orient. Ces deux Princes avoient épousé les deux filles de Beranger le vieux, Comte de Luxembourg. Cette alliance avoit fait préfumer au Prince Allemand qu'il en feroit bien reçû; le perfide Grec le traita pour sa perfonne comme fon allié, & à l'égard de ses troupes, en ennemi mortel. Par fon ordre, dans tous les lieux où pafferent les Allemands, on empoifonna les puits & les fontaines, on vendoit très-cher à ces étrangers de la farine où l'on avoit mêlé de la chaux & du plâtre. L'Empereur qui voyoit déperir son armée paffa le détroit. Son beau-frere lui avoit donné des guides, qui après l'avoir égaré par longs détours dans les montagnes & les rochers de la Cappadoce, livrerent fon armée demi-morte de faim & languiffante, entre les mains des Infideles, qui la taillerent en pieces.

de

DUPUY.

Le Roi de France ne fut guères plus heureux, RAIMOND & quoiqu'au paffage du fleuve Méandre il eût remporté une victoire confiderable fur les Infideles, en arrivant à Antioche il tomba dans une difgrace à laquelle il fut peut-être plus fenfible qu'à la perte même d'une bataille.

Raimond de Poitiers, oncle paternel de la Reine de France, étoit alors, du chef de sa femme, Souverain de cette grande Principauté. Ce Prince né François & fujet du Roi, reçut Louis & la Reine fa niece avec toutes les marques de refpect & tout l'accueil qui étoient dûs à fon Souverain. Ce ne furent pendant les premiers jours que fêtes, que bals & tournois. Raimond qui prétendoit tirer des avantages folides de l'arrivée des François dans fes Etats, ajoûta à toutes ces démonstrations de la joye la plus fincere, de magnifiques prefens qu'il fit au Roi & aux principaux Chefs de fon armée. Il avoit en vûe d'engager Louis, avant qu'il passât dans la Palestine, à tourner fes armes contre des Princes Mahometans fes voifins, avec lefquels il étoit actuellement en guerre. La Reine fa niece à fa priere en parla au Roi, & employa les inftances les plus preffantes. L'interêt du Prince fon oncle, n'étoit pas le feul motif qui la faifoit agir. On prétend que cette Princeffe peu fcrupuleufe fur fes devoirs, & devenue éprise d'un jeune Turc baptifé, appellé Saladin, ne pouvoit se résoudre à s'en séparer. Elle eût bien fouhaité, pendant que le Roi auroit marché contre les ennemis de fon oncle, qu'il l'eût laiffée dans Antioche. Le Roi qui commençoit à foupçonner quelque chofe d'un fi indigne com

DUPUY.

RAIMOND merce, pour en éviter les fuites, ne trouva point d'autre remede que de la tirer la nuit d'Antioche, & de lui faire prendre la route de Jerufalem. Il n'y fut pas plutôt arrivé que l'Empereur d'Allemagne le vint joindre avec les tristes débris de fon armée. Ces deux Princes formerent le fiege de Damas; ils en croyoient le fuccès fi infaillible, que de concert ils promirent la fouveraineté de cette Place & du Pays qui en dépendoit, à Thierri Comte de Flandres. Mais leur intention étant devenue publique, quelques Seigneurs Latins dont les peres, depuis la premiere Croifade, s'étoient établis dans la Syrie, jaloux qu'on leur préferât le Comte de Flandres, qu'ils traitoient à leur égard d'étranger & de nouveau venu, par une énorme trahison & une intelligence criminelle avec les Infideles, firent échouer l'entreprise, & Louis & Conrard détestant leur méchanceté, revinrent en Europe avec les malheureux restes de ces grandes armées, & l'un & l'autre avec plus de chagrin que de gloire.

1148.

Si on en croit la plupart des Hiftoriens, il ne périt

pas

moins de deux cens mille hommes dans cette malheureuse expedition. Il y eut même plufieurs des plus grandes Maisons, foit de France & d'Allemagne, qui furent éteintes. Ceux qui se trouvoient interessez dans une perte fi génerale, oferent l'attribuer à faint Bernard; le pere lui redemandoit fon fils, la femme fon mari, & les plus emportez le traitoient de faux Prophete. Le faint Abbé pour fe défendre, fut obligé de faire une apologie qu'il adreffa au Pape Eugene III. » On nous accufe, dit-il, d'avoir fait de magnifiques pro

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DUPUY.

» messes fans effet, comme fi nous nous étions RAIMOND conduits dans cette affaire avec temerité : nous n'avons fait qu'executer vos ordres, ou plûtôt » ceux que Dieu nous donnoit par vous.

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DES

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RY

IBRAR

De rebus geftis Frederic.

II apporte enfuite l'exemple de Moyfe qui ayant tiré d'Egypte les Ifraëlites, ne les fit point entrer dans la terre fertile qui leur avoit été promise, quoiqu'il n'agît que fuivant l'ordre de Dieu, confirmé par des miracles, & il foutient que les Croifez n'ont pas été moins incrédules ni moins rebelles que les Ifraëlites; c'eft une des raifons fur laquelle Othon Evêque de Frifingues, & frere uterin de l'Empereur Conrard appuye le plus. Ce Pré- Imperatoris. lat pour difculper saint Bernard son ami, prétend que les vices qui regnoient dans les armées chrétiennes, avoient arrêté l'effet de ses prédictions. Mais ne pouvoit-on point dire à l'Evêque Allemand, que ce raisonnement étoit peut-être plus fpécieux que folide, puifque fi le faint Abbé avoit été doué du don de Prophetie en cette occafion,

il auroit dû connoître à la faveur de cette lumiere furnaturelle que les Croisez offenferoient Dieu, & qu'au lieu des victoires que fon miniftre leur faifoit efperer, il les puniroit par tous les malheurs dont ils furent accablez? Auffi cet Hiftorien qui semble avoir senti la foibleffe de fon propre raisonnement, revient à avouer ingenuement que l'efprit de Prophetie *, n'anime pas les Prophetes en toutes les occafions.

Quoi qu'il en foit des caufes de ce malheureux

Quamquam & fpiritus Prophetarum non femper fubfit Prophetis. De rebus geftis Frederici Imperatoris, L. 1. c. 60. p. 231.

c. 60. p. 231.

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