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Mais trois fois plus heureux le jeune homme prudent
Qui, de ces novateurs enthousiaste ardent,
Abjure la raison, pour eux la sacrifie,

Soldat sous les drapeaux de la philosophie !
D'abord, comme un prodige, on le prône partout:
Il nous vante! en effet, c'est un homme de goût !
Son chef-d'œuvre est toujours l'écrit qui doit éclore:
On récite déjà les vers qu'il fait encore.

Mais qu'on m'ose prôner des sophistes pesans,
Apostats effrontés du goût et du bon sens:
Saint-Lambert, noble auteur dont la muse pédante
Fait des vers fort vantés par Voltaire qu'il vante,
Qui, du nom de poème ornant de plats sermons,
En quatre points mortels a rimé les saisons;
Et ce vain Beaumarchais qui, trois fois avec gloire,
Mit le mémoire en drame, et le drame en mémoire 1;
Et ce lourd Diderot, docteur en style dur,
Qui passe pour sublime, à force d'être obscur;
Et ce froid d'Alembert, chancelier du Parnasse,
Qui se croit un grand homme et fit une préface
Et tant d'autres encor dont le public épris
Connoît beaucoup les noms et fort peu les écrits:
Alors, certes, alors ma colère s'allume,
Et la vérité court se placer sous ma plume 3.

2

(Satire 1, Le Dix-huitième siècle “.)

1. Voir nos Prosateurs.

2. Qui n'est rien moins qu'un tableau raisonné des connaissances hu maines.

3. Le mouvement de tout ce morceau rappelle les vers de Boileau (Sat. IX) sur Chapelain : « Mais que pour un modèle, etc. » V. page 265.

4. Qu'est-ce qui a trouvé grâce devant Gilbert dans la littérature du XVIIIe siècle? La tragédie de Voltaire est pompeuse et raisonneuse; Alzire «< commente le Phédon », Alvarez est un sauvage » qui « parle d'humanité ». La Chaussé est

L'apôtre larmoyant de la philosophie.

L'opéra comique

Prête à son Apollon un air philosophique.

Diderot dans le drame est un < possédé »>. Dans Thomas (il n'épargne même pas le « sensible» et honnête Thomas, « en travail d'un gros poème épique >>)

Il cherche un peu de sens et voit beaucoup d'emphase.

« Et pourtant, dit M. NISARD, Gilbert, aigri, repoussé, satirique par parti pris avant de l'être de génie, est clairvoyant par cela seul qu'il est décidé à ne pas voir comme ses contemporains. Ce qu'il écrit avec colère sur les auteurs en renom, la postérité le pense froidement. Otez à ses jugements le trait vengeur, ils restent vrais. La colère est dans les mots; la justice est dans les choses. » Voir notre note sur Alzire.

APOLOGIE DE GILBERT PAR LUI-MÊME

PSAPHON, Philosophe du jour.

Vous nommez les auteurs et c'est là votre crime.

GILBERT.

Ah! si d'un doux encens je les eusse fêtés,
Vous me pardonneriez de les avoir cités.
Quoi donc un écrivain veut que son nom partage
Le tribut de louange offert à son ouvrage,
Et m'impute à forfait, s'il blesse la raison,
De la venger d'un vers égayé de son nom?
Comptable de l'ennui dont sa muse m'assomme,
Pourquoi s'est-il nommé, s'il ne veut qu'on le nomme?
Je prétends soulever les lecteurs détrompés
Contre un auteur bouffi de succès usurpés.
Sous une périphrase étouffant ma franchise,
Au lieu de d'Alembert, faut-il donc que je dise:
C'est ce joli pédant, geomètre orateur,

De l'Encyclopédie ange conservateur,

Dans l'histoire chargé d'inhumer ses confrères,
Grand homme, car il fait leurs extraits mortuaires 1?
Si j'évoque jamais, du fond de son journal 2,
Des sophistes du temps l'adulateur banal,
Lorsque son nom suffit pour exciter le rire,
Dois-je, au lieu de la Harpe, obscurément écrire :
C'est ce petit rimeur, de tant de prix enflé,
Qui, sifflé pour ses vers, pour sa prose sifflé,
Tout meurtri des faux pas de sa muse tragique,
Tomba de chute en chute au trône académique 3 ?
Ces détours sont d'un lâche et malin détracteur;
Je ne veux point offrir d'énigmes au lecteur.
Sitôt que l'auteur signe un écrit qui transpire,
Son nom doit partager l'éloge et la satire.
De citer un pédant pourroit-on me blamer,

Quand lui-même il se fait l'affront de se nommer?

(Satire 11, Mon Apologie.)

1. Secrétaire perpétuel de l'Académie française en 1772 (« chancelier du Parnasse », Salire précédente), d'Alembert y lut des Eloges historiques de la plupart des Académiciens morts de 1700 à 1770.

2. La Harpe eut pendant plusieurs années le privilège du Mercure de France.

3. Ce sont là les vers les plus souvent cités de Gilbert. Le dernier est « trouvé ». Il vaut toutes les épigrammes de Piron contre l'Académie. La Harpe ne le pardonna pas à Gilbert.

ADIEUX A LA VIE

J'ai révélé mon cœur au Dieu de l'innocence,
Il a vu mes pleurs pénitens;

Il guérit mes remords, il m'arme de constance;
Les malheureux sont ses enfans.

Mes ennemis, riant, ont dit dans leur colère:
Qu'il meure et sa gloire avec lui!

Mais à mon cœur calmé le Seigneur dit en père :
Leur haine sera ton appui.

A tes plus chers amis ils ont prêté leur rage;
Tout trompe ta simplicité:

Celui que tu nourris court vendre ton image,
Noire de sa méchanceté.

Mais Dieu t'entend gémir, Dieu vers qui te ramènc
Un vrai remords né des douleurs,

Dieu qui pardonne enfin à la nature humaine
D'être foible dans les malheurs.

J'éveillerai pour toi la pitié, la justice,
De l'incorruptible avenir 1:

2

Eux-même épureront, par leur long artifice,
Ton honneur qu'ils pensent ternir.

Soyez béni, mon Dieu ! vous qui daignez me rendre
L'innocence et son noble orgueil,

Vous qui, pour protéger le repos de ma cendre,
Veillerez près de mon cercueil!

Au banquet de la vie, infortuné convive 3,
J'apparus un jour, et je meurs:

Je meurs, et sur ma tombe, où lentement j'arrive.
Nul ne viendra verser des pleurs.

Salut, champs que j'aimois, et vous, douce verdure, Et vous, riant exil des bois !

1. Cf. BOILEAU, Ép. VII, à Racine :

Et soulever pour toi l'équitable avenir.

2. La grammaire exige l'accord: eux-mêmes.

3: Métaphore souvent reproduite d'après LUCRÈCE (III, 951 : Cur non ut plenus vitæ conviva recedis !

et HORACE (Sat., I, 1, 119):

Cedat uti conviva satur

Ciel, pavillon de l'homme, admirable nature,
Salut pour la dernière fois 1!

1

Ah! puissent voir longtemps votre beauté sacrée
Tant d'amis sourds à mes adieux!

Qu'ils meurent pleins de jours 2, que leur mort soit pleurée, Qu'un ami leur ferme les yeux 3!

(Odes, IXe et dernière *.)

LE BRUN-ÉCOUCHARD

1729-1807

Le BRUN-ECOUCHARD, né à Paris, chanta en des odes la conquête de Minorque, l'amour des Français pour leurs rois, l'héroïsme du Vengeur, et la bataille de Marengo. Ces sujets mesurent la longueur de sa vie. Six livres d'odes (cent quarante-deux Odes guerrières, politiques, littéraires, morales, anacreontiques), quatre d'Elégies, deux d'Epitres, six d'Epigrammes (six cent trente-quatre en tout), nombre de pièces diverses prouvent qu'elle fut bien remplie. Son style dur, roide, enflé, mythologique à l'excès, a de l'âme et du feu; et, dans l'épigramme, où il excelle, une pointe acérée. Le surnom de « Pindare », donné à Le Brun par ses contemporains comme un éloge et un titre, n'est plus pour nous qu'un surnom qui le distingue de ses homonymes.

ODE A MONSIEUR DE BUFFON SUR SES DÉTRACTEURS

Buffon, laisse gronder l'envie ;

C'est l'hommage de sa terreur :
Que peut sur l'éclat de ta vie
Son obscure et lâche fureur?
Olympe, qu'assiége un orage,
Dédaigne l'impuissante rage
Des aquilons tumultueux;
Tandis que la noire tempête
Gronde à ses pieds, sa noble tête
Garde un calme majestueux.

Pensois-tu donc que le génie
Qui te place au trône des arts,
Longtemps d'une gloire impunie

1. Cf. LAMARTINE, Premières Méditations, XIX, l'Automne.Voir infra.

2. PLINE LE JEUNE, II, 1: Plenus annis obiit.

3. Cf. HÉG. MOREAU, Un Souvenir à l'hôpital. Voir infra.

4. Ecrite par l'auteur huit jours avant sa mort.

Blesseroit de jaloux regards?
Non, non, tu dois payer la gloire 1;
Tu dois expier ta mémoire

Par les orages de tes jours;

Mais ce torrent qui dans ton onde

1. Cf. VICTOR HUGO, Le Génie, à M. de Chateaubriand (Odes, IV, 6):

Malheur à l'enfant de la terre

Qui, dans ce monde injuste et vain,
Porte en son âme solitaire
Un rayon de l'Esprit divin!
Malheur à lui! l'impure Envie
S'acharne sur sa noble vie,
Semblable au Vautour éternel;
Et, de son triomphe irritée,
Punit ce nouveau Prométhée
D'avoir ravi le feu du ciel!

La Gloire, fantôme célestr,
Apparaît de loin à ses yeux;
Il subit le pouvoir funeste
De son sourire impérieux!
Ainsi l'oiseau, faible et timide,
Veut en vain fuir l'hydre perfide
Dont l'œil le charme et le poursuit,

Il voltige de cime en cime,

Puis il accourt, et meurt victime

Du doux regard qui l'a séduit.

Ou, s'il voit luire enfin l'aurore
Du jour promis à ses efforts,
Vivant, si son front se décore

Du laurier qui croît pour les morts;
L'erreur, l'ignorance hautaine,
L'injure impunie et la haine
Usent les jours de l'immortel.
Du malheur imposant exemple,
La Gloire l'admet dans son temple,
Pour l'immoler sur son autel.

Pourtant, fallût-il être en proie
A l'injustice, à la douleur,

Qui n'accepterait avec joie

Le génie au prix du malheur?
Quel mortel, sentant dans son âme
S'éveiller la céleste flamme
Que le temps ne saurait ternir,
Voudrait, redoutant sa victoire.
Au sein d'un bonheur sans mémoire
Fuir son triste et noble avenir ?...

Que l'envie, aux pervers unie.
Te poursuive de ses clameurs,
Ton noble essor. fils du Génie,
T'enlève à ces vaines rumeurs.
Tel l'oiseau du cap des tempêtes
Voit les nuages sur nos têtes
Rouler leurs flots séditieux;

Pour lui, loin des bruits de la terre,
Bercé par son vol solitaire.

Il va s'endormir dans les cieux.

(L'albatros dort en volant. Note de V. H.) On le voit, V. HUGO fait de la Gloire un « fantôme céleste » pour le Génie; VOLTAIRE en fait, pour le soldat, un «fantôme » encore, habillé en soldat français (voir p. 36); et ailleurs: « La Gloire est assise sur une haute montagne; les aigles volent; les reptiles ne peuvent se trainer jusque-là ». Quant au Gênie lui-même, que d'images n a-t-il pas inspirées aux poètes pour le peindre! C'est pour V. HUGO, tantôt Prométhée, tantôt l'oiseau « bercé par son vol

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