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ALFRED DE VIGNY

1799-1863

Quand en 1827 le comte Alfred DE VIGNY, né à Loches, déposa ses épaulettes de capitaine d'infanterie, il avait déjà publié les poésies (livre antique: Moïse, la Fille de Jephté, le Déluge, Etoa, etc.; livre moderne: Dolorida, le Cor, le Trappiste, etc.), qui ont commencé et fondé sa gloire, soutenue et confirmée ensuite par les drames

qu'il a exposée au salon de 1880. (La voir au Musée du Luxembourg.). Toutes les poésies ont figuré les remords. Les Grecs, mettent aux mains des Furies la torche et le fouet, dont ils poursuivent Öreste jusqu'à l'autel où il tombe épuisé et fou. Juvénal met dans le cœur du coupable et le fouet vengeur, et le témoin qui lui pèse et l'étouffe; il dresse devant lui, pendant la nuit, le fantôme grandi de sa victime. (Voy. p. 493, n. 1). Shakespeare fait asseoir à côté de Macbeth l'ombre de Banquo. On peut trouver ces allégories plus humaines et plus vraies; on peut surtout estimer que la première exprime souverainement la torture et la fièvre du remords devant lequel le criminel fuit affolé sans s'échapper jamais. Mais, si on peut contester le goût de létrange hallucination de Cain, on ne contestera pas ce qu'elle a de saisissant et de puissant, ni surtout la couleur sombre et âpre de cette poés e, la vérité de cette harmonie lente et grave. Le délire du remords ne s'y trouve pas, mais quel anéantissement, quel écrasement sous le désespoir! Dans le frissonnement muet du misérable il y a quelque chose de lepouvante glacée de la vision de Job: « La frayeur pénétra jusqu'à mes os. Un esprit passa devant ma face, et le poil de ma chair se hérissa d'horreur. > (Voyez Chateaubriand, Génie du Christ., II, 5, 4.)

«

La Légende des siècles a été publiée en deux séries (1862, 1977). Le titre en indique le caractère et le but. C'est une revue poétique de l'histoire de l'humanité. Le poète dresse une longue galerie sur la route des siècles; de distance en distance, il y suspend un tableau, une petite épopée » (sous-titre de la première série), qui fixe la physionomie d'une époque. La suite de ces époques trace dans le poème, comme dans le Discours de Bo suet, la marche de l'humanité: seulement, chez l'historien la chaîne du récit se continue ininterrompue; chez le poète les tableaux sont espacés et se détachent sur les vides qui les séparent. L'historien raconte, le poète peint, et son imagination concentre et symbolise une période dans une figure ou un groupe qu'il éclaire et colore: Eve, Booz, Lazare ressuscité par le Christ; Mahomet, c'est l'Islamisme; Roland et Eviradnus, c'est la chevalerie errante; Mourad, c'est la conquête turque; Pan montant au ciel (le Satyre, Lég. des siècles, Série 1), c'est la résurrection de la nature au siècle de la Renaissance; une infante à l'Escurial, les hallebardiers du baron Madruce, c'est la puissance de l'Espagne et de l'Autriche, etc. Puis, des légendes et des réalités du passé, où se rencontrent Eve et Vénus, Titan et Šatan, Gomorrhe et Ninive, l'Olympe et le Sinaï, il passe à la réalité du présent et aux rêves de l'avenir. Et, comme conclusion, c'est, ici (série II), l'épopée du ver, du ver qui répond aux sept merveilles » du monde: je vous tue, et qui se tait devant l'âme qui lui d t tu ne me tueras pas; c'est, là (série II), le poète qui, dans une pièce d'une incomparable grandeur, l'Abime, monte d'échelon en échelon, de tout ce qui se croit et se dit grand, jusqu'à Dieu, qui seul est grand, et, interprétant successivement toutes les voix de la création, celle de l'homme, de la terre, des planètes, des soleils, du zodiaque, de la voie actée, des nébuleuses, de l'Înfini, monte jusqu'à la voix de Dieu qui dit :

Je n'aurais qu'à souffler, et tout serait de l'ombre.

Poésie puissante, où Victor Hugo a retrouvé les larges touches, les coups de pinceau vigoureux, le burin mordant et les allures gigantesques des chansons de geste; et où il prodigue, d'autre part, tous les écarts d'imagination et de style qui lui sont familiers.

(la Maréchale d'Ancre, 1831; Chatterton, 1835), qui lui donnèrent une place parmi les fondateurs du théâtre romantique, et surtout par le poème des Destinées (1864) et par ses romans en prose. Le poète vécut toujours sous le soldat; dès l'âge de seize ans il servit et il écrivit. Ses premières inspirations, une idylle et une élégie grecque, lui vinrent d'A. Chénier qu'avaient fait connaître quelques vers cités par Chateaubriand; puis s'ouvrit la veine la plus large et la plus pure de son génie, l'inspiration biblique. Comme Chateaubriand et Courier avaient un Homère dans leur bagage, il avait toujours, a-t-il dit, sa Bible dans le sac d'un de ses soldats. C'est la méditation du premier-né des livres, c'est le voisinage et la contemplation des Vosges et des Pyrénées, au pied desquels le transportait la vie mobile du soldat et d'où sont datés plusieurs de ses poèmes, c'est le calme de ces grandioses perspectives de montagnes, c'est la majesté silencieuse des hauts horizons, qui ont fait deviner à son imagination et mis dans sa poésie ces tableaux retrouvés des régions bibliques, et qui ont toujours emporté son âme et son génie vers les cimes. Ses personnages dans Moïse, dans le Déluge, dans Eloa, voient la terre sous leurs pieds, et il est avec eux. Sa devise serait: Quò non ascendam? Il suit l'highlander sur la montagne, Moïse dans la nue, l'aigle dans l'azur. Sa poésie plane, on l'a dit, comme la déesse portée sur les vapeurs légères, l'étoile au front, comme le cygne blanc dans les cieux. Son style d'artiste, finement travaille, n'a pas l'intarissable et mélodieuse fluidité de celui de Lamartine; mais, a-t-on dit encore, tantôt les transparences douces et laiteuses de l'opale, tantôt le poli et l'éclat de la pierre précieuse. Il a lui-même, en définissant la poésie, défini en partie là sienne :

Comment se garderaient les profondes pensées
Sans rassembler leurs feux dans ton diamant pur,
Qui conserve si bien leurs splendeurs condensées,
Ce fin miroir solide, étincelant et dur?

(Les Destinées.)

MOÏSE

Le soleil prolongeait sur la cime des tentes
Ces obliques rayons, ces flammes éclatantes,
Ces larges traces d'or qu'il laisse dans les airs,
Lorsqu'en un lit de sable il se couche aux déserts.
La pourpre et l'or semblaient revêtir la campagne.
Du stérile Nébo1 gravissant la montagne,
Moïse, homme de Dieu, s'arrête, et, sans orgueil,
Sur le vaste horizon promène un long coup d'œil.
Il voit d'abord Phasga, que des figuiers entourent;
Puis, au delà des monts que ses regards parcourent,
S'étend tout Galaad, Éphraïm, Manassé,

Dont le pays fertile à sa droite est placé ;

1. Montagne de la Palestine, située à l'Est du Jourdain, dans le pays des Moabites.

Vers le midi, Juda, grand et stérile, étale
Ses sables où s'endort la mer occidentale;
Plus loin, dans un vallon que le soir a pâli,
Couronné d'oliviers, se montre Nephtali;
Dans des plaines de fleurs magnifiques et calmes,
Jéricho s'aperçoit, c'est la ville des palmes;
Et, prolongeant ses bois, des plaines de Phogor,
Le lentisque touffu s'étend jusqu'à Ségor.
Il voit tout Chanaan et la terre promise,

Où sa tombe, il le sait, ne sera point admise.
11 voit, sur les Hébreux étend sa grande main,
Puis vers le haut du mont il reprend son chemin.

Or, des champs de Moab couvrant la vaste enceinte,
Pressés au large pied de la montagne sainte,
Les enfants d'Israël s'agitaient au vallon
Comme les blés épais qu'agite l'aquilon.

Dès l'heure où la rosée humecte l'or des sables
Et balance sa perle au sommet des érables,
Prophète centenaire, environné d'honneur,
Moïse était parti pour trouver le Seigneur.
On le suivait des yeux aux flammes de sa tête,
Et, lorsque du grand mont il atteignit le faîte,
Lorsque son front perça le nuage de Dieu
Qui couronnait d'éclairs la cime du haut lieu,
L'encens brûla partout sur des autels de pierre,
Et six cent mille Hébreux, courbés dans la poussière,
A l'ombre du parfum par le soleil doré,
Chantèrent d'une voix le cantique sacré.

Et, debout devant Dieu, Moïse ayant pris place,
Dans le nuage obscur lui parlait face à face.

J

Il disait au Seigneur: « Ne finirai-je pas ?
Où voulez-vous encor que je porte mes pas?
Je vivrai donc toujours puissant et solitaire?
Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terrc.
Que vous ai-je donc fait pour être votre élu ?
J'ai conduit votre peuple où vous avez voulu.
Voilà que son pied touche à la terre promise:
De vous à lui qu'un autre accepte l'entremise,
Au coursier d'Israël qu'il attache le frein;
Je lui lègue mon livre et la verge d'airain.

1

« Pourquoi vous fallut-il tarir mes espérances,
Ne pas me laisser homme avec mes ignorances,
Puisque du mont Horeb ' jusques au mont Nébo
Je n'ai pas pu trouver le lieu de mon tombeau ?
Hélas! vous m'avez fait sage parmi les sages!
Mon doigt du peuple errant a guidé les passages;
J'ai fait pleuvoir le feu sur la tête des rois;
L'avenir à genoux adorera mes lois;

Des tombes des humains j'ouvre la plus antique;
La mort trouve à ma voix une voix prophétique;
Je suis très grand, mes pieds sont sur les nations,
Ma main fait et défait les générations.

-Hélas! je suis, Seigneur, puissant et solitaire,
Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre !

« Hélas! je sais aussi tous les secrets des cieux,
Et vous m'avez prêté la force de vos yeux.
Je commande à la nuit de déchirer ses voiles;
Ma bouche par leur nom a compté les étoiles,
Et, dès qu'au firmament mon geste l'appela,
Chacune s'est hâlée en disant: Me voilà.

J'impose mes deux mains sur le front des nuages,
Pour tarir dans leurs flancs la source des orages;
J'engloutis les cités sous les sables mouvants;
je renverse les monts sous les ailes des vents;
Mon pied infatigable est plus fort que l'espace;
Le fleuve aux grandes eaux se range quand je passe,
Et la voix de la mer se tait devant ma voix.
Lorsque mon peuple souffre, ou qu'il lui faut des lois,
J'élève mes regards, votre esprit me visite;
La terre alors chancelle et le soleil hésite;
Vos anges sont jaloux et m'admirent entre eux.

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Et cependant, Seigneur, je ne suis pas heureux; Vous m'avez fait vieillir puissant et solitaire, Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre.

«Sitôt que votre souffle a rempli le berger,
Les hommes se sont dit: Il nous est étranger ;
Et leurs yeux se baissaient devant mes yeux de flamme,
Car ils venaient, hélas ! d'y voir plus que mon âme.
Aussi, loin de m'aimer, voilà qu'ils tremblent tous,
Et, quand j'ouvre les bras, on tombe à mes genoux.

1. Montagne de l'Arabie Pétrée, située à l'ouest et au pied du Sinai.

- O Seigneur! j'ai vécu puissant et solitaire, Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre ».

Or, le peuple attendait, et, craignant son courroux,
Priait sans regarder le mont du Dieu jaloux:
Car, s'il levait les yeux, les flancs noirs du nuage
Roulaient et redoublaient les foudres de l'orage,
Et le feu des éclairs, aveuglant les regards,
Enchaînait tous les fronts courbés de toutes parts.
Bientôt le haut du mont reparut sans Moïse.
Il fut pleuré. Marchant vers la terre promise,
Josué s'avançait pensif et pâlissant,

Car il était déjà l'élu du Tout-Puissant 1.

(Livre antique. Moise, poème.- Calmann Lévy, éditeur.)

LA TERRE AVANT LE DÉLUGE

La terre était riante et dans sa fleur première 2;
Le jour avait encor cette même lumière
Qui du ciel embelli couronna les hauteurs
Quand Dieu la fit tomber de ses doigts créateurs 3.
Rien n'avait dans sa forme altéré la nature,
Et des monts réguliers l'immense architecture
S'élevait jusqu'aux cieux par ses degrés égaux,
Sans que rien de leur chaîne eût brisé les anneaux.
La forêt, plus féconde, ombrageait, sous ses dômes,
Des plaines et des fleurs les gracieux royaumes,
Et des fleuves aux mers le cours était réglé
Dans un ordre parfait qui n'était pas troublé.

1. Est-il nécessaire de signaler à l'attention le dessin parfait du tableau qui encadre entre les larges et éclatantes perspectives des horizons de la terre, de la mer et des cieux, et dresse au-dessus du vaste camp des tribus prosternées dans la plaine, la montagne et le prophète; l'allure calme et solennelle des vers, en harmonie avec la gravité sévère et mélancolique du langage de Moise; l'éloquente amertume de ses regrets et de ses plantes, et la majesté grandiose et attristée de ce désenchantement de la toute-puissance terrestre qui, en élevant, isole, et, en faisant commander, asservit ?

2. LUCRÈCE a dit:

Novitas tum florida mundi. (V, 941.)

3. CHATEAUBRIAND a dit : « Je ne reconnaîtrai de souverain que celui qui alluma la flamme des soleils et d'un coup de sa main fit rouler tous les mondes.» (Voyage en Amérique.) On remarquera un vers, et un beau vers, dans la seconde moitié de cette phrase.

LAMARTINE, au contraire (Le Désespoir, Premières Médilat., VII):

Et d'un pied dédaigneux la lançant (la terre) dans l'espace.....

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