En vain chercheroit-on à contredire ce jugement dans un cabinet; aucune raison ne feroit écoutée, parcequ'aucune ne feroit recevable. C'eft devant l'ouvrage même que l'examen doit être fait. C'eft ainfi qu'un peintre ou un fculpteur, s'il étoit d'avis contraire, verroit combien cette figure est éloignée du naturel. S'il mettoit à côté d'elle deux ou trois belles ftatues antiques du même caractere, il feroit étonné de la différence. Mais l'artiste n'a befoin que d'un coup-d'œil; la connoiffance qu'il a du naturel fuffira pour lui faire apprécier le chef-d'œuvre.

Qu'il y ait dans cet ouvrage un grand style, une grande maniere, cela eft certain; mais c'est de la maniere. Les belles ftatues antiques ont auffi un grand ftyle, une grande maniere; mais la jufteffe, la pureté du deffein y eft jointe. Voilà les chefsd'œuvre qu'on ne doit point fe laffer de voir & de louer. Mettez toujours certains éloges à côté de l'ouvrage; faites-en autant de certaines critiques, fi vous voulez n'être ni trompeur ni trompé. J'écris ceci vis-à-vis un très beau plâtre du Bacchus de Michel-Ange, artifte qu'on devoit louer par fes plus beaux ouvrages. Ce font eux, c'eft en général feș différentes productions en peinture, en sculpture, en architecture, qui ont immortalifé fa gloire: mais j'attendrai, pour dire comme Vafari, Hà paffato e vinto gli antichi,» Il a furpaffé & vaincu les anciens», que j'aie vu de ce grand artiste une plus belle figure

que l'Apollon, le Gladiateur, le Laocoon, le Torfe & la Vénus; & fi je veux célébrer fon Bacchus, je dirai: Michel-Ange étoit fort jeune quand il le fit. Je n'ignore pas non plus ce qui eft dit dans le Mufæum de Florence; mais j'ai mes yeux, je m'en fers, & ne puis voir aucune ftatue par ceux d'autrui. C'est par les miens que je vois une mauvaise compofition du tombeau de Jules II. C'est par eux que je vois une main bien commune, mais célébrée avec cette emphase ultramontaine: Quefto terribile e stupendo difegno; termes qui ne peuvent convenir qu'aux plus fublimes productions de l'art, & qu'en parlant d'un auffi grand artifte que Michel-Ange, on doit réferver pour louer fes plus rares chefs-d'œuvre. (Voyez le fixieme tome de Vafari, Florence 1772, pages 156 & 169.)

Ilya

DE RUBENS.

L y a au palais Pitti, à Florence, un tableau allégorique de Rubens, dont il est parlé dans la Defcription hiftorique & critique de l'Italie, page 59, troisieme volume. Quoique M. l'abbé Richard ait décrit ce tableau, ceux qui n'en ont rien vu ne feront peut-être pas fâchés de favoir comment il est compofé; c'est-à-dire, quels font les objets principaux qui le composent.

Il représente Mars arraché des bras de Vénus par le démon de la guerre. Ce spectre, armé du noir flambeau de la difcorde, fait passer toutes ses fureurs dans l'ame du dieu, qui, féroce & dédaignant les voluptés de l'amour, en laiffe à peine entrevoir le fentiment éteint; il ne refpire que le carnage, & veut s'élancer dans les champs de la mort: un homme tué fous fes pieds, fon épée dégouttante de fang, montrent qu'il a déja exercé fa fureur. Proche de Mars & de Vénus font les marches du temple de Janus, dont les portes font ouvertes; une ville; fous la figure d'une femme éplorée, & de la plus pathétique expreffion, s'efforce par fes cris, fa douleur & fes bras élevés, de retenir le dieu fanguinaire. L'harmonie, les fciences, les arts, font renverfés; leurs fymboles & ceux de l'amour font foulés aux

pieds. Une femme & fon enfant effrayés annoncent les peuples éperdus & livrés à l'horreur de la défolation. Des harpies, fymbole de la famine & de la dévastation, précedent la fureur du carnage fur une vapeur peftifere.

J'ai devant les yeux une copie de ce tableau, de la grandeur de. l'original. La composition, l'effet général, & la chaîne de lumiere & d'ombre, y font exactement confervés. Il n'y a point, comme le dit M. l'abbé Richard, un homme robufte qui représente l'agriculture, & que le démon de la guerre foule aux pieds. Le démon de la guerre ne foule aux pieds perfonne; ce spectre hideux eft élevé dans l'air, d'où il tire le héros par le bras. Quant à l'homme robufte, c'est l'architecture qui tient un compas & tombe fur un chapiteau brifé. Le temple de Janus n'eft pas renverfé dans l'éloignement. Ce temple eft fur le devant, à un dés côtés du tableau: il n'eft renversé ni même endommagé, & c'eft fur fes degrés que marche la femme éplorée. Pour qu'il fût auffi dans l'éloignement, il faudroit qu'il y en eût deux dans le tableau; or, le fond ne préfentant que les flammes d'un incendie, des gens qui fuient, & d'autres qui tuent, il ne donne pas lieu à cette équivoque. Il y en a encore quelques autres dans la même description, & defquelles je ne parle pas : je dis feulement que, pour bien juger un tableau, il faut au moins le bien voir; car fi vous donnez la preuve que vous n'avez

pas même fu diftinguer les objets qui le compofent, le lecteur intelligent voudra toujours croire que les. bons jugements que vous produifez d'ailleurs, ne font qu'une répétition de ce que vous avez lu ou entendu dire (a).

M. Cochin a beau m'affurer que M. l'abbé Richard ne fait point autorité dans ces matieres, & qu'il n'en annonce point la prétention; je n'en fuis pas moins perfuadé du contraire, & beaucoup d'autres le feront, en lifant le morceau qui commence le troifieme volume. M. l'abbé Richard y parle comme tous ceux des littérateurs qui écrivent dogmatiquement de nos arts, & c'eft ce qui, dans la foule, fait autorité. Je m'en rapporte à ceux des lecteurs (& leur nombre eft considérable) qui ne savent pas que ce morceau, ainfi que l'article Ecole du Dictionnaire encyclopédique, font de la même. famille, & que leurs peres communs font Vafari, Dolce, Félibien, de Piles, &c. &c: ce qui ne pouvoit pas fe faire autrement.

(a) M. l'abbé Richard feroit foupçonner qu'il n'a pas vu les noces de Cana par P. Véronese, puifqu'il dit, tome 2, P. 389 Le peintre a placé dans une galerie'une troupe de muficiens, où il s'eft peint lui-même jouant de la viole. Cette galerie n'eft occupée que par des officiers de cuifine, & les muficiens font tous fur le devant du tableau : la galerie eft dans le fond; elle eft en haut, & l'orchestre eft en bas. Une autre édition aura fans doute rectifié cette faute.