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Mais lifez la fin du trente-deuxieme chant; imaginezen le tableau peint, où vous verriez un homme affamé enfonçant fa tête dans le crâne d'un autre homme qu'il tient fous lui, & mangeant, comme du pain, fa cervelle jufqu'à la nuque:

Ch' i vidi duo ghiacciati in una buca,
Sì, che l' un capo all' altro era cappello :
E come 'l pan, per fame fi manduca ;
Cosi'l fovran li denti all' altro pose,

Là 've 'l cervel s'aggiunge con la nuca,

La lecture de cette action monftrueufe vous révolte encore plus cette fois-ci que l'autre, parcequ'elle eft plus circonftanciée: mais vous ahorreriez fa représentation en peinture; & fi on vous la montroit rendue avec toute l'expreffion que l'art peut y donner, vous diriez contre le précepte d'Aristote, mis en très beaux vers par Boileau :

Il eft de noirs forfaits, des monftres odieux,
Que l'art doit éviter de préfenter aux yeux.

La vue de cet acte abominable, de cette vengeance féroce, de cette rage infernale, ne pourroit entrer dans l'ame la moins délicate, fans la déchirer Mais ce même Ugolino dans la tour, Niobé, Laocoon, Agamemnon, doivent vous imprimer toute la douleur qu'ils reffentent. Cette douleur doit donc fe manifefter dans les traits de leur vifage; nous devons donc l'y voir, & rejetter de petites & froides

differtations poupines qui prétendroient qu'un hom me, qu'un pere fouffrant, n'en doit pas moins avoir l'air d'un beau-fils, ou bien qu'il doit avoir l'attention de mettre un voile fur fon vifage, afin de ne bleffer ni la décence, ni notre délicateffe, fur-tour quand il voit cruellement périr fes enfants & qu'il périt lui-même. Oh! le beau petit chef-d'œuvre de bienféance que ce ferait!

Je ne parle ni à la ftupide infenfibilité, ni à la dure atrocité; mais je verrois dans un tableau Judith couper la tête à Holopherne, parceque l'horreur de ce fujet n'a pas la dégoûtante abomination de l'autre,

Si Timanthe eût traité le fujet que vient de faire avec tant de fuccès M. Reynolds, & qu'il eût voilé le vifage du comte Ugolino, foyez fûr qu'il eût trouvé des panégyriftes. Les uns auroient dit qu'il avoit épuifé fur les quatre fils tous les caracteres de la douleur; d'autres, que la douleur d'un pere eft au deffus de toute expreffion; & d'autres, que cette douleur du comte, comme pere, ne pouvoit se manifester que par des contorfions qui font toujours hideufes, & qui auroient altéré fa beauté; car chacun fait que le vifage d'un pere doit néceffairement faire des contorfions hideufes quand il voit périr fes enfants, & que d'ailleurs la moindre diminution de beauté dans un homme qui fouffre n'est pas recevable en peinture. Cependant, fans voile & fans avoir égard à ces fublimes confidérations, M. Reynolds a fait un

tableau expreffif (a). Il eft vrai qu'il n'a pas fait Ugo- . lino fe dévorant les mains, fe traînant à quatre pattes; il a fu choifir dans le poëte. Il ne l'eût pas fait non plus dans les enfers les yeux hagards, enfonçant dans un malheureux crâne fes dents auffi

(a) J'en ai fous les yeux la gravure. Dans le pere, la ftypeur; dans un des fils, les derniers affres de la mort; & dans le plus jeune, le padre, affai ci fia men doglia, fe tu mangi di noi, font rendus fupérieurement. On peut affurer, fans avoir vu le tableau, que M. Reynolds y a peint le fentiment & l'ame de fon fujet,

Pietro da Vinci, fculpteur italien & contemporain de Michel-Ange, fit le même fujet en bas-relief: fans doute il étoit beau. Voici l'inftant qu'il prit. Deux fils du comte font morts; le troifieme rend l'ame ; le quatrieme, abattu par la faim, est à l'extrémité, mais ne rend pas encore le dernier foupir: pour le pere, livré à la plus extrême douleur, & ne voyant plus, il fe traîne fur les corps de fes enfants étendus par terre. Je le répete, cela devoit intéreffer. Mais fi toutes les figures font nues, c'eft plutôt un objet d'étude qu'un fujet hiftorique. Si au-deffus des perfonnages on voit une figure allégorique de la Famine, & qu'en bas on voye auffi couler l'Arno, c'est, en voulant jetter de la clarté dans un fujet, y introduire du partage & peut-être de la confufion. Le choix de M. Reynolds mẹ paroît préférable, foit par la fimple vérité hiftorique, foit par la gradation plus touchante & la diverfité dans les actions des fils, foit par l'anéantiffement du pere à la propofition étrange du plus jeune de fes enfants. Le refte eft affaire d'exécution; je n'ai pas vu le bas-relief. Je n'ai vu non plus que la grayure du tableau de M. Reynolds.

fortes que celles d'un chien; mais connoiffant les convenances ainfi que l'étendue de fon art, il s'eft autant éloigné de l'excès d'horreur dégoûtante & révoltante, que du foible & mal-adroit fubterfuge d'un voile.

que

Il me refte à dire un mot de la maniere très modefte dont M. Mofes finit fon ouvrage; modeftie le traducteur françois n'a pas approuvée fans doute & qu'il a transformée d'une façon extraordinaire, Voici ce que dit l'auteur, édition de 1761;

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pas

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» Mon fujer eft encore infiniment fertile; mais je ne fuis affez initié dans les mysteres des beaux arts pour me hafarder d'entrer plus avant, » fans danger, dans leur fanctuaire. Je finis donc, » & j'attends, avec mes lecteurs, les inftructions » d'un philosophe qui eft affez familier avec les

arts pour pouvoir confidérer leurs fecrets avec des yeux philofophiques, & pour les faire connoître » au public, ainfi qu'il l'a promis depuis long

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❞ temps ».

Ce que M. Mofes attendoit eft arrivé, & je fuis fort trompé fi l'ouvrage annoncé n'est pas Réflexions fur la peinture par M. de Hagedorn. Je viens d'en voir la traduction faite par M. Huber: je l'ai lu en artiste mais qui n'est pas facile à rebuter. J'ai voulu apprendre dans cet ouvrage, & n'ai été du nombre de ceux qui n'y voudroient rien apprendre du tout ; ainfi je n'aurai point mérité le reproche que fait

pas

M. Mofes à certains artiftes, & qu'on a inféré dans Pavertiffement: j'ai voulu apprendre,

Pour preuve que j'ai lu ce livre avec attention, je vais rapporter quelques remarques générales que j'ai faites durant la lecture. Il est évident que M. de Hagedorn s'eft long-temps & beaucoup occupé de la peinture, & qu'il a lu, je crois, tout ce qu'on en a écrit. Il est certain auffi que l'auteur a de vraies connoiffances dans l'art. S'il ne les a pas toutes, c'est que la fpéculation & la méditation, la vue même des beaux tableaux, fans la pratique (j'entends celle des grands maîtres), ne peuvent les donner

toutes.

Quant à la forme de l'ouvrage, elle eft peutêtre encore, malgré les foins du traducteur qui changé le tour de l'expreffion, & rectifié le fond de la pensée; elle est encore, dis-je, laborieuse en plufieurs endroits pour le lecteur, même artiste; c'est du moins ce que mon peu de fagacité m'a fait éprou ver en lifant cet ouvrage : mais c'eft du fond feulement que je dois juger.

:

Les éleves qui n'auroient qu'un maître fans principes, & qui, par des livres, voudroient connoître ceux de la peinture, pourroient, avec M. de Hagedorn, fe difpenfer de lire tout ce qu'il a lu. Des tableaux fans doute les inftruiroient davantage; mais il eft plus facile d'avoir un livre à la main que de parcourir les collections de tableaux inftructifs, qui

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