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Michel-Ange, on ne peut affez le répéter, n'a pas fon pareil dans la science du defsein; mais il est refté fort en deçà de la grande machine pittorefque, & ce ne fut qu'après lui qu'on parvint à la connoître. Mais avant qu'elle fût connue, l'éloge de MichelAnge étoit fait fans distinction, fans réserve: on ne foupçonnoit pas alors les qualités qui lui manquoient, parcequ'on n'en voyoit nulle part le modele. L'éloge a paffé jufqu'à nous ; & des gens qui, fans connoître l'art, ont la fureur d'en écrire, continuent de reproduire ces copies furannées. Déja Paris' étoit immenfe au temps d'Henri IV: mais comparez-le au Paris d'aujourd'hui, ce fera comparer la peinture de Michel-Ange avec celle de fes fuccef

feurs.

Voyez donc les grands, les puiffants refforts du cerveau belge à côté de la production florentine. Celle-ci a fait dire à Rubens, n'en doutons pas: Et moi auffi je composerai un jugement univerfel ; & le foyer qui l'embrafoit a produit quatre fois & de quatre manieres toutes différentes les compofitions de la galerie de Duffeldorf. C'eft là que l'on voit cette multiple chaîne d'horreurs, & ce défordre d'une épouvantable grêle de diables & de damnés, rare & fublime effet de l'art.

Si le lieu qu'un peintre habite pendant fes plus belles années, doit l'infpirer; fi l'abyme où fe précipita, dit-on, Curtius, étoit à Rome; fi la Sicile &

l'Italie, théâtres des tremblements de terre, font remplies de volcans regardés autrefois comme les foupiraux de l'enfer, ces images terribles ne devoient-elles pas porter dans le cerveau de MichelAnge des idées du plus fublime pittoresque, tandis que le fite monotone de la Flandre & des Pays-Bas sembloit ne devoir fournir au peintre flamand que des idées communes & fymmétriques? Cependant c'est lui qui nous repréfente la nature écroulée, bouleversée, les gouffres éternels ouverts, & les fleuves de fang & de bitume enflammé concourant à la deftruction univerfelle. Voilà comment le peintre d'Anvers conçut & exprima cet inftant de fublimes horreurs dans la chûte des reprouvés : voilà comment, fans être Italien, fon génie embraffoit les plus vaftes refforts de l'art. En Laponie même il eût été Rubens s'il en eût fait le voyage pour y peindre.

Voilà donc la peinture que Michel-Ange, Raphaël, & tous les peintres du même temps, ne connoiffoient pas; celle dont la favante antiquité étoit auffi loin qu'elle pouvoit l'être des globes aérostatiques. Qui ne connoît Rembrandt, ce rare magicien? Choififfons un feul de fes tableaux à grands effets: n'y demandons pas la pureté des formes, ni les belles conventions grecques; mais voyons qui, dans le monde, avant Rubens & lui, nous auroit peint fa barque près de périr : Domine, falva nos, perimus, Mat. 8, 5. C'eft dans un cabinet d'Amfterdam que

j'admirois cette peinture effrayante. J'invite ceux qui ne peuvent pas voir le tableau, d'en voir au moins la gravure, quoique bien inférieure à l'original, & qu'ils difent enfuite dans quelle production des Grecs & des modernes on en peut voir autant.

Profternons-nous devant le nom d'Apelles & le deffein de Michel-Ange: mais réservons d'autres génuflexions, & d'un autre genre, pour les deux peintres belges. On croiroit que les peintres anciens n'avoient jamais vu de tempêtes, de naufrages, de digues rompues, ou que ces grands effets ne les avoient pas frappés. Ce ne fut apparemment que pour quelques artiftes modernes, qu'Homere & Virgile peignirent à fi grands traits la mer en fureur. Ce modele ne se pose pas devant vous pour être copié tout à loifir: on ne peut pas lui dire: Repose-toi, & enfuite je continuerai. Quelle eft la représentation antique ou du moyen âge, dont l'objet ne foit pas conftant, ou ne puiffe pas être aifément rétabli dans fa premiere pofe? Dans quel ancien ouvrage de l'art trouve-t-on ces effets de la nature en convulfion, qui ne frappent l'œil un inftant que pour lui échapper, ne prennent une forme que pour la perdre auffitôt & fe reproduire encore fous une forme toute différente? Dites aux diables précipités & à la mer en furie de vous attendre un inftant. Nos deux peintres favoientl es fixer.

Au furplus, les peintres ne font ni impies ni

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bêtes, comme le leur reproche M. de Voltaire dans les Questions fur l'Encyclopédie, lorsqu'ils placent Dieu fur un nuage qui ne peut rien porter. Lui-même a placé Dieu & un prophete fur un nuage, & fonne pour cela ne doit l'appeller bête ni impie (a).

per

M. Webb dit que les peintres grecs s'approprioient les idées des hiftoriens & des poëtes, & transportoient fur la toile les mouvements de l'éloquence. On pourroit lui répondre que, les modernes en faifant autant, l'obfervation eft oifeufe.

M. Webb dit que les tableaux de Timomaque & ceux d'Ariftide font fur nous des impreffions qui frappent l'ame fortement, qui la dilatent comme les éclats de la mufique de Boranello, qui l'agitent & l'éveillent comme les fymphonies de Jomelli, lefquelles laiffent dans l'ame leur aiguillon. Il faut l'avouer, voilà des tableaux merveilleux, attendu qu'environ deux mille ans après leur deftruction ils font fur des ames qui ne les ont jamais vus autant d'effet

(a) Sur fon trône éternel affis dans les nuages,
Immobile, il régit les vents & les orages.

Queft. fur l'Encycl. part. 5, page 165.

Et telle s'éleva cette nue embrafée

Qui, dérobant aux yeux le maître d'Elifée,
Dans un célefte char de flamme environné
L'emporta loin des bords de ce globe étonné.

Henriade, chant 7e. qu'une

qu'une mufique, dont ces ames-là entendent l'exé

cution.

M. Webb dit: Quand on m'aurà fait voir une production moderne égale pour le fublime à l'Apollon, pour l'expreffion au Laocoon, pour la grace & la beauté à la fille de Niobé, je reconnoîtrai que la fupériorité attribuée aux peintures anciennes exifte plutôt dans les descriptions qu'on en a faites, que dans les ouvrages mêmes. M. Webb avertit, dans fa préface, qu'il n'écrit que pour les jeunes Anglois qui partent pour voyager avec beaucoup d'empreffement & peu de préparation. Ne doit-il pas craindre qu'un beau jour un jeune voyageur anglois tirant le livre de fa poche, & l'ouvrant à cet endroit, ne dife: O mafter Webb, comme vous vous trompez! Dans les ftatues que vous dites, il n'y a ni coloris ni clair-obfcur à observer; comment pouvez-vous ne pas fentir que la comparaison entre elle & des tableaux peints ne doit être que partielle? Voilà ce qu'un jeune Anglois pourroit dire ; & voici comme je raisonne. Prenez l'éloge que Bocace a fait du Giotto; prenez l'épitaphe que lui a faite Politien; mettezvous vis-à-vis des plus beaux ouvrages des artistes italiens, & dites: Quand on m'aura fait voir une de ces productions qui mérite les éloges donnés au Giotto, j'a vouerai que la fupériorité attribuée à ce peintre exifte plutôt dans la profe & dans les vers de fon temps, que dans fes ouvrages mêmes. Quand vous aurez formé ce

Tome III.

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