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DE M. LE COMTE ALGAROTTI

S1

Sur la Colonne Trajane.

I vous voulez voir quelque chofe d'affez original touchant la perfpective des anciens, lifez la derniere lettre de M. le comte Algarotti fur la peinture: vous y trouverez que celui qui a exécuté les bas-reliefs de la colonne Trajane avoit d'excellentes raifons pour faire de la perfpective qui, à fon point de vue, n'a pas le fens commun. Quelque finguliere que foit l'apologie qu'on a faite de ce fculpteur & de fes fautes, encore faut-il la connoître, pour avoir le droit de l'eftimer tout ce qu'elle peut valoir. Ecoutons M. le comte Algarotti.

Dans un très grand nombre de figures, comme feroit la marche d'une armée, une bataille, &c. rien ne pourroit fe diftinguer, fi chaque objet y étoit felon la vérité, dans un auffi petit espace. Cela répond fort plaifamment à l'objection qu'il s'étoit d'abord faite, que les maifons étoient représentées, dans ces bas-reliefs, plus petites que ceux qui les habitent. Cet ouvrage, dit-il, doit être vu à une grande distance. Apparemment qu'une petite maifon grandit quand on la voit à une grande distance, & qu'un grand

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homme ne rapetisse pas lorfqu'il eft vu à la même distance.

Les anciens fculpteurs rendoient apparentes feulement deux ou trois figures fur le premier plan de leurs bas-reliefs; le reste étoit confus. 1°. Cela est faux. Dans prefque tous les bas-reliefs antiques, les figures du fecond & troifieme plans font auffi faillantes & auffi fortes que celles du premier : défaut particulièrement remarquable à la colonne Trajane. 2o. Quand il n'y auroit dans un bas-relief que deux ou trois figures apparentes, les lignes de la perspective devroient-elles être à contre-fens? Ce qui eft pour être vu d'en bas, devroit-il être deffiné en vue d'oifeau? Dans les grands bas-reliefs qui décorent l'arc de Septime, les figures du deuxieme plan, qui feroit mieux nommé cran, ou étage, ou échelon, attendu qu'il n'y a point de plan, font plus petites que celles du premier; mais celles du quatrieme & du cinquieme font auffi fortes que celles de devant : il y a un de ces bas-reliefs où elles font même plus fortes que celles du premier plan.

fait

Tel eft auffi ce bas-relief dont la composition est fi ridicule, appellé l'Apothéose d'Homere, & que tant de doctes ont expliqué de tant de manieres diversement risibles, quoique fort favantes. Un de ces doctes affure que ce marbre eft d'une beauté finguliere, & qu'il marque parfaitement la fageffe, l'étendue de l'efprit, le grand favoir & l'habileté de

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l'illuftre fculpteur Archelaus, fils d'Apollonius. Bayle dit auffi que c'est un marbre d'un travail exquis. (Nouv. de la rép. des lettres, tom. I. p. 74. Amft. 1684.) Mais Bayle n'eft là que l'écho d'un antiquaire qui fe trompoit. Madame Dacier, comme de raifon, n'a pas manqué de s'en mêler un peu, & de répéter auffi dans fa vie d'Homere, que ce marbre d'une beauté finguliere marque parfaitement la fageffe, l'étendue d'efprit, le grand favoir & l'habileté du fculpteur. Le P. Montfaucon n'a pas non plus gardé le filence. Profper Marchand a fort curieufement broché fur le tout : j'ignore fi on s'en eft beaucoup occupé depuis.

Les artistes & les autres connoiffeurs qui ont vu ce bas-relief, favent que le travail en eft médiocre, & la compofition pitoyable. Je ne m'appuierois pas du fuffrage de M. Winckelmann, s'il n'étoit ici conforme à celui des artistes: je dirai donc qu'il est loin de regarder ce petit morceau comme un chefd'œuvre. Pour moi, qui connois fa compofition feulement par les gravures, je fuis certain de fa foibleffe; foibleffe telle que fi un de nos fculpteurs en produifoit une femblable, il feroit bien & duement fifflé.

Ce n'eft pas qu'il n'y ait dans ce marbre quelques figures dont l'intention ne foit bonne & d'un bon style; mais les écoles grecques enfeignant, infpirant une grande maniere, le reflet de cette maniere s'é

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tendoit nécessairement jufques fur les plus médiocres ouvrages. C'eft, je crois, ce que plufieurs favants écrivains n'ont pas diftingué : ils ont apperçu ce style d'école; il leur a tenu lieu de tout, & ils ont crié au miracle. Il est vrai que pour un ouvrage moderne qui auroit un reflet de ce beau style, les mêmes hommes faifonneroient autrement; ils appelleroient bêtife à Paris ce qu'ils nomment fagesse à Rome, & pour cette fois ils auroient bien raifon Que reftera-t-il à dire aux favants pour louer les chefs-d'œuvre de la fculpture grecque, quand ils ont épuifé la louange fur une production médiocre ? & par quelle fatalité vont-ils prefque toujours choifir les ouvrages les plus foibles de l'antiquité, pour prouver la fupériorité des anciens dans les arts? Mais continuons.

A quoi il faut ajouter que dans les bas-reliefs il n'y a ni accident de lumiere, ni couleur locale, qui puissent aider à l'artifice, pour faire reffortir certaines figures, certains grouppes, certaines parties de la compofition. Affarément, dans les bas-reliefs de la colonne Trajane, il n'y a rien de cela, & je conviens qu'il ne l'y faudroit pas; mais, à l'exception du clairobfcur & de la couleur locale, vous le trouverez dans ceux des grands fculpteurs modernes. Bernin, Alegarde, Angelo-Roffi, le Gros, & d'autres encore, vous apprendront que c'eft au génie de l'art à étendre le cercle étroit dans lequel les anciens fe

font renfermés en faisant leurs bas-reliefs, & que cet ouvrage peut, dans certains cas, être un tableau en fculpture; qu'il peut avoir des accidents de lumiere, d'ombre, de demi-teintes & de reflets harmonieux; en un mot, des moyens pour faire reffortir certaines figures, certains grouppes, certaines parties de la compofition. Un bas-relief eft fufceptible de grands effets, felon la place, le sujet, & le génie du fculpteur.

Le fculpteur de la colonne Trajane devoit assurément laiffer de côté l'exacte vérité & les regles de la perfpective, qui l'auroient empêché d'arriver à fon but. Il devoit s'attacher à repréfenter les chofes comme des efpeces d'emblêmes, parcequ'alors on les compren droit mieux. C'eft peut-être la premiere fois qu'on a que la mauvaise perspective & les emblêmes mal raifonnés faifoient mieux comprendre le fait qu'ils représentent. On avoit cru qu'une figure d'homme emblématique devoit être plus petite que fon logement; on étoit fondé fur le fens commun & fur ce précepte:

dit

Rien n'eft beau que le vrai, le vrai seul est aimable;
Il doit régner par-tout, & même dans la fable.

De toute fiction l'adroite faufferé

Ne tend qu'à faire aux yeux briller la vérité.

Tout artiste qui n'a pas le fens dépravé, préfere une fauffeté adroite qui fait mieux comprendre une

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