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ufuelle, & préter à la Logique des fecours pour apuyer nos raifonnements fur des fondements folides. Locke, & depuis M. l'abbé de Condillac, ont montré que le langage eft véritablement une efpèce de calcul, dont la Grammaire, & même la Logique en grande partie, ne font que les règles; mais ce calcul eft bien plus compliqué que celui des nombres, fujet à bien plus d'erreurs & de difficultés. Une des principales, eft l'efpèce d'impoffibilité où les hommes fe trouvent, de fixer exactement le fens des fignes auxquels ils n'ont appris à lier des idées, que par une habitude formée dans l'enfance à force d'entendre répéter les mêmes fons dans des circonftances femblables, mais qui ne le font jamais entièrement; en forte que ni deux hommes, ni peut être le même homme dans des temps différents, n'attachent précisément au niême mot la même idée. Les métaphores multipliées par le befoin & par une efpèce de luxe d'imagination, qui s'eft auffi dans ce genre créé de faux befoins, ont compliqué de plus en plus les détours de ce labyrinthe immense, où l'homme introduit, fi j'ofe ainfi parler, avant que fes yeux fuffent ouverts, méconnoît fa route à chaque pas. Cependant tout l'artifice de ce calcul ingénieux dont Ariftote nous a donné les règles, tout l'art du fyllogifme eft fondé fur l'ufage des mots dans le même fens : l'emploi d'un même mot dans deux fens différents fait de tout raisonnement un fophifme; & ce genre de fophifme, peut-être le plus commun de tous, eft une des fources les plus ordinaires de nos erreurs. Le moyen le plus sûr, ou plus tôt le feul, de nous détromper, & peut-être de parvenir un jour à ne rien affirmer de faux, feroit de n'employer dans nos inductions aucun terme dont le fens ne fût exactement connu & défini. Je ne prétends afsûrément pas, qu'on ne puiffe donner une bonne définition d'un mot fans connoître fon Étymologie; mais du moins est - il certain qu'il faut connoître avec précision la marche & f'embranchement de fes différentes acceptions. Qu'on me permette quelques réflexions à ce fujet.

J'ai cru voir deux défauts régnants dans la plupart des définitions répandues dans les meilleurs ouvrages philofophiques. J'en pourrois citer des exemples tirés des auteurs les plus eftimés & les plus eftimables, fans fortir même de l'Encyclopédie. L'un confifte à donner pour la définition d'un mot l'énonciation d'une feule de fes acceptions particulières; l'autre défaut eft celui de ces définitions dans lesquelles, pour vouloir y comprendre toutes les acceptions du mot, il arrive qu'on n'y comprend dans le fait aucun des caractères qui diftinguent la chofe de toute autre, & que par conféquent on ne définit rien.

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acceptions fe multiplient d'autant plus par l'ufage. fréquent de la converfation, qu'ils ne répondent à aucun objet phyfique & déterminé qui puiffe ramener conftamment l'efprit à un fens précis. II n'eft pas étonnant qu'on s'arrête à celle de ces acceptions dont on cft le plus frapé dans l'inftant où l'on écrit, ou bien la plus favorable au fyftême qu'on a entrepris de prouver. Accoutumé, par exemple, à entendre louer l'imagination, comme la qualité la plus brillante du génie; faifi d'admiration pour la nouveauté, la grandeur, la multitude, & la correfpondance des refforts dont fera compofée la machine d'un beau Poème; un homme dira: J'appelle imagination cet efprit inventeur qui fait créer, difpofer, faire mouvoir les parties & l'ensemble d'un grand Tout. Il n'eft pas douteux que fi, dans toute la fuite de fes raifonnements, l'auteur n'emploie jamais dans un autre fens le mot imagination (ce qui eft rare), l'on n'aura rien à lui reprocher contre l'exactitude de fes conclufions. Mais qu'on y prenne garde, un philofophe n'eft point autorifé à définir arbitrairement les mots. Il parle à des hommes pour les inftruire; il doit leur parler dans leur propre langue, & s'affujettir à des conventions déja faites, dont il n'eft que le témoin, & non le juge. Une définition doit donc fixer le fens que les hommes ont attaché à une expreffion, & non lui en donner un nouveau. En effet, un autre jouira auffi du droit de borner la définition du même mot à des acceptions toutes différentes de celles auxquelles le premier s'étoit fixé; dans la vue de ramener davantage ce mot à fon origine, il croira y réuflir, en l'appliquant au talent de préfenter toutes fes idées fous des images fenfibles, d'entaffer les métaphores & les comparaifons. Un troisième appellera imagination cette mémoire vive des fenfations cette représentation fidelle des objets abfents, qui nous les rend avec force, qui nous tient lieu de leur réalité, quelquefois même avec avantage, parce qu'elle raffemble, fous un feul point de vue tous les charmes que la nature ne nous préfente que fucceffivement. Ces derniers pourront encore raifonner très bien, en s'attachant conftamment au fens qu'ils auront choifi; mais il est évident qu'ils parleront tous trois une langue différente, & qu'aucun des trois n'aura fixé toutes les idées qu'excite le mot imagination dans l'efprit des françois qui l'entendent, mais feulement l'idée momentanée qu'il a plû à chacun d'eux d'y attacher.

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définir; on en a tiré les différents fens dont il étoit fufceptible, & on a tâché d'en faire une énumération exacte. On a cherché enfuite à exprimer, avec le plus de précifion qu'on a pu, ce qu'il y a de commun dans toutes ces acceptions différentes que l'ufage donne au même mot : c'est ce qu'on a appelé le fens le plus général du mot; & fans penfer que le mot n'a jamais eu ni pu avoir dans aucune occafion ce prétendu fens, on a cru en avoir donné la définition exacte. Je ne citerai point ici plufieurs définitions où j'ai trouvé ce défaut; je ferois obligé de juftifier ma Critique, & cela feroit peut-être long. Un homme d'efprit, même en fuivant une méthode propre à l'égarer, ne s'égare que jufqu'à un certain point; l'habitude de la jufteffe le ramène toujours certaines vérités capitales de la matière; l'erreur n'eft pas complette, & devient plus difficile à developer. Les auteurs que j'aurois à citer font dans ce cas; & j'aime mieux, pour rendre le défaut de leur méthode plus fenfible, le porter à l'extrême ; & c'eft ce que je vas faire dans l'exemple fuivant.

Qu'on le repréfente la foule des acceptions du mot efprit, depuis fon fens primitif Spiritus, haleine, jufqu'à ceux qu'on lui donne dans la Chymie, dans la Littérature, dans la Jurifprudence, Efprits acides, Efprit de Montagne, Esprit des lois, &c; qu'on effaye d'extraite de toutes ces acceptions une idée qui foit commune à toutes, on verra s'évanouir tous les caractères qui diftinguent l'efprit, dans quelque fens qu'on le prenne, de toute autre chofe. Il ne reftera pas même l'idée vague de fubtilité; car ce mot n'a aucun fens, lorfqu'il s'agit d'une fubftance immatérielle; & il n'a jamais été appliqué à l'efprit dans le fens de talent, que d'une manière métaphorique. Mais quand on pourroi: dire que l'efprit, dans le fens le plus général, eft une chofe fubtile, avec combien d'êtres cette qualification ne lui feroit - elle pas commune & feroit-ce là une définition qui doit convenir au défini, & ne convenir qu'à lui? Je fais bien que les difparates de cette multitude d'acceptions différentes font un peu plus grandes à prendre le mot dans toute l'étendue que lui donnent les deux langues latine & françoise; mais on m'avouera que, fi le latin fût refté langue vivante, rien n'auroit empéché que le mot Spiritus n'eût reçu tous les fens que nous donnons aujourdhui au mot efprit. J'ai voulu rapprocher les deux extrémités de la chaîne, pour rendre le contrafte plus frapan: il le feroit moins, fi nous n'en confidérions qu'une partie; mais il feroit toujours réel. A fe renfermer même dans la langue françoife feule, la multitude & l'incompatibilité des acceptions du mot efprit font telles, que perfonne, je crois, n'a été tenté de les comprendre ainfi toutes dans une feule définition, & de définir l'efprit en général. Mais le vice de cette méthode n'eft pas moins réel, lorsqu'il n'eft pas affez sen

:

:

fible pour empêcher qu'on ne la fuive à mefure que le nombre & la diverfité des acceptions diminue, l'abfurdité s'affoiblit; & quand elle difparoît, il reste encore l'erreur. J'ofe dire que prefque toutes les définitions où l'on annonce qu'on va définir les chofes dans le fens le plus général, ont ce défaut, & ne définiffent véritablement rien; parce que leurs auteurs, en voulant renfermer toutes les acceptions d'un mot, ont entrepris une chofe impoffible; je veux dire, de raffembler fous une feule idée générale des idées très différentes entre elles, & qu'un même mot n'a jamais pu défigner que fucceffivement, en ceffant en quelque forte d'être le même mot.

Ce n'eft point ici le lieu de fixer les cas où cette méthode eft néceffaire, & ceux où l'on pour roit s'en paffer, ni de dèveloper l'ufage dont elle pourroit être, pour comparer les mots entre eux.

On trouveroit des moyens d'éviter ces deux défauts ordinaires aux définitions dans l'étude hiftorique de la génération des termes & de leurs révolutions: il faudroit obferver la manière dont les hommes ont fucceffivement augmen:é, refferré, modifié, changé totalement les idées qu'ils ont attachées à chaque mot; le fens propre de la racine primitive, autant qu'il eft poflible d'y remonter; les métaphores qui lui ont fuccédé; les nouvelles métaphores en:ées fouvent fur ces premières fans aucun rapport au fens primitif. On diroit: «Tel mot, dans un temps, a reçu cette fignification; la génération fuivante y a ajouté cet autre fens; les hommes l'ont enfuite employé à défigner telle idée; ils y ont été conduits par analogie; cette fignification eft le fens propre; cette autre eft un fens détourné, mais néanmoins en ufage ». On diftingueroit dans cette généalogie d'idées un certain nombre d'époques, fpiritus, foufle; efprit, principe de la vie; efprit, fubftance penfante; efprit, talent de penfer, &c : chacune de ces époques donneroit lieu à une définition particulière; on auroit du moins toujours une idée précife de ce qu'on doit définir; on n'embrafferoit point à la fois tous les fens d'un mot, & en même temps on n'en excluroit arbitrairement aucun; on expoferoit tous ceux qui font reçus; & fans fe faire le législateur du langage, on lui donneroit toute la netteté dont il eft fufceptible, & dont nous avons befoin pour raisonner juste.

Sans doute la méthode que je viens de tracer eft fouvent mise en ufage, furtout lorfque l'incompatibilité des fens d'un même mot eft trop frapante; mais pour l'appliquer dans tous les cas, & avec toute la fineffe dont il eft fufceptible, on ne pourra guères fe difpenfer de confulter les mêmes analogies, qui fervent de guides dans les recherches étymologiques. Quoi qu'il en foit, je crois qu'elle doit être généralè, & que le fecours des Etymologies y eft utile dans tous les

cas.

non

le mot

Au refte, ce fecours devient d'une néceffité abfolue, lorsqu'il faut connoître exactement, pas le fens qu'un mot a dû ou doit avoir, mais celui qu'il a eu dans l'efprit de tel auteur, dans tel temps, dans tel fiècle. Ceux qui obfervent la marche de l'efprit humain dans l'hiftoire des anciennes opinions, & plus encore ceux qui, comme les théologiens, font obligés d'apuyer des dogmes refpectables fur les expreffions des livres révélés, ou fur les textes des auteurs témoins de la doctrine de leur fiècle, doivent marcher fans ceffe le flambeau de l'Etymologie à la main, s'ils ne veulent tomber dans mille erreurs. Si l'on part de nos idées actuelles fur la matière & les trois dimenfions; fi l'on oublie que qui répond à celui de matière, matèria, λn, fignifioit proprement du bois, & par métaphore, dans le fens philofophique, les matériaux dont une chofe eft faite, ce fonds d'être qui fubfifte parmi les changements continuels des formes, en un mot ce que nous appelons aujourdhui fubftance, on fera fouvent porté mal à propos à charger les anciens philofophes d'avoir nié la fpiritualité de l'ame, c'eft à dire, d'avoir mal répondu à une queftion que beaucoup d'entre eux ne fe font jamais faite. Prefque toutes les expreffions philofophiques ont changé de fignification; & toutes les fois qu'il faut établir une vérité fur le témoignage d'un auteur, il eft indifpenfable de commencer par examiner la force de fes expreffions, non dans l'efprit de nos contemporains & dans le nôtre, mais dans le fien & dans celui des hommes de fon fiècle. Cet examen, fondé si souvent fur la connoiffance des Etymologies, fait une des parties les plus effencielles de la Critique. Nous exhortons à lire à ce fujet l'Art critique du célèbre Leclerc; ce favant homme a recueilli dans cet ouvrage plufieurs exemples d'erreurs trèsimportantes, & donne en même temps des règles pour les éviter.

Je n'ai point encore parlé de l'ufage le plus ordinaire que les favants ayent fait jufqu'ici de l'art étymologique, & des grandes lumières qu'ils ont cru en tirer pour l'éclairciffement de l'Hiftoire ancienne. Je ne me laifferai point emporter à leur enthoufiafine; j'inviterai même ceux qui pourroient y être plus portés que moi, à lire la Démonftration évangélique, de M. Huet; l'Explication de la Mythologie, par Lavaur; les longs Commentaires que l'évêque Cumberland & le célèbre Fourmont ont donnés fur le fragment de Sanchoniathon; l'Hiftoire du ciel, de M. Pluche; les ouvrages du P. Pezron fur les celtes; l'Atlantique de Rudbeck, &c. 11 fera très - curieux de comparer les différentes explications que tous ces auteurs ont données de la Mythologie & de l'Hiftoire des anciens héros. L'un voit tous les triarches de l'ancien Teftament & leur hiftoire fuivie, où l'autre ne voit que des héros fuédois ou celtes; un troisième, des leçons d'Aftronomie

pa

& de Labourage, &c. Tous préfentent des fyftêmes affez bien liés, à peu près également vraifemblables; & tous ont la même chofe à expliquer. On fentira probablement, avant d'avoir fini cette lecture, combien il eft frivole de prétendre établir des faits fur des Etymologies purement arbitraires, & dont la certitude feroit évaluée très-favorablement en la réduifant à de fimples poffibilités. Ajoutons qu'on y verra en même temps que, fi ces auteurs s'étoient aftreints à la févérité des règles que nous avons données, ils fe feroient épargné bien des volumes. Après cet acte d'impartialité, j'ai droit d'apuyer fur l'utilité dont peuvent être les Etymologies, pour l'éclairciffement de l'ancienne Hiftoire & de la Fable. Avant l'invention de l'Écriture, & depuis, dans les pays qui font reftés barbares, les traces des révolutions s'effacent en peu de temps; & il n'en refte d'autres veftiges que les noms impofés aux montagnes, aux rivières, &c. par les anciens habitants du pays, & qui fe font confervés dans la langue des conquérants. Les mélanges des langues fervent à indiquer les mélanges des peuples, leurs courfes, leurs tranfplantations, leurs navigations, les colonies qu'ils ont portées dans des climats éloignés. En matière de conjectures, il n'y a point de cercle vicieux, parce que la force des probabilités confifte dans leur concert; toutes donnent & reçoivent mutuellement: ainfi, les Etymologies confirment les conjectures hiftoriques, comme nous avons vu que les conjectures hiftoriques confirment les Étymologies; par la même raifon, celles-ci empruntent & répandent une lumière réciproque fur l'origine & la migration des arts, dont les nations ont fouvent adopté les termes avec les manœuvres qu'ils expriment. La décompofition des langues modernes peut encore nous rendre, jufqu'à un certain point, des langues perdues, & nous guider dans l'interprétation d'anciens monuments, que leur obfcurité, fans cela, nous rendroit entièrement inutiles. Ces foibles lueurs font précieufes, furtout lorfqu'elles font feules; mais, il faut l'avouer, fi elles peuvent fervir à indiquer certains évènements à grande maffe, comme les migrations & les mélanges de quelques peuples, elles font trop vagues pour fervir à établir aucun fait circonftancié. En général, des conjectures fur des noms me paroiffent un fondement bien foible pour affeoir quelque affertion pofitive; & fi je voulois faire ufage de l'Etymologie pour éclaircir les anciennes fables & le commencement de l'histoire des nations, ce feroit bien moins pour élever que pour détruire loin de chercher à identifier, à force de fuppofitions, les dieux des différents peuples, pour les ramener ou à l'Hiftoire corrompue, ou à des fyftèmes raifonnés d'idolâtrie, foit aftronomique foit allégorique, la diverfité des noms des dieux de Virgile & d'Homère, quoique les perfonnages foient calqués les uns fur les autres, me feroit penfer que la plus grande partie de ces

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dieux latins n'avoient, dans l'origine, rien de commun avec les dieux grecs; que tous les peuples affignoient, aux différents effets qui frapoient le plus leurs fens, des êtres pour les produire & y préfider; qu'on partageoit entre ces êtres fantaftiques l'empire de la nature arbitrairement, comme on partageoit l'année entre plufieurs mois; qu'on leur donnoit des noms relatifs à leurs fonctions, & tirés de la langue du pays, parce qu'on n'en favoit pas d'autre; que par cette raifon, le dieu qui préfidoit à la navigation s'appeloit Neptunus, comme la déeffe qui préfidoit aux fruits s'appeloit Pomona; que chaque peuple faifoit fes dieux à part & pour fon ufage, comme fon calendrier; que fi dans la fuite on a cru pouvoir traduire les noms de ces dieux les uns par les autres comme ceux des mois, & identifier le Neptune des latins avec le Poseidon des grecs, cela vient de la perfuafion où chacun étoit de la réalité des fiens, & de la facilité avec laquelle on fe prétoit à cette croyance réciproque, par l'efpèce de courtoifie que la fuperftition d'un peuple avoit en ce temps-là pour celle d'un autre enfin, j'attribuerois en partie, à ces traductions & à ces confufions de dieux, l'accumulation d'une foule d'aventures contradictoires fur la tête d'une feule divinité; ce qui a dû compliquer de plus en plus la Mythologie, jufqu'à ce que les poètes l'ayent fixée dans des temps poftérieurs.

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A l'égard de l'Hiftoire ancienne, j'examinerois les connoiffances que les différentes nations prétendent avoir fur l'origine du monde ; j'étudierois le fens des noms qu'elles donnent dans leurs récits aux premiers hommes, & à ceux dont elles rempliffent les premières générations; je verrois, dans la tradition des germains, que Theut fut père de Mannus, ce qui ne veut dire autre chofe, finon que Dieu créa l'homme dans le fragment de Sanchoniathon, je verrois, après l'air ténébreux & le chaos, l'efprit produire l'amour; puis naître fucceffivement les êtres intelligents, les aftres, les hommes immortels; & enfin d'un certain vent de la nuit Eon & Protogonos, c'est à dire, mot pour mot, le temps (que l'on représente pourtant comme un homme ), & le premier homme; enfuite plufieurs générations, qui défignent autant d'époques des inventions fucceflives des premiers arts. Les noms donnés aux chefs de ces générations font ordinairement relatifs à ces arts, le chaffeur, le pécheur, le bâtiffeur; & tous ont inventé les arts dont ils portent le nom. A travers toute la confufion de ce fragment, j'entrevois bien que le prétendu Sanchoniathon n'a fait que compiler d'anciennes traditions qu'il n'a pas toujours entendues; mais dans quelque fource qu'il ait puifé, peut-on jamais reconnoître dans fon fragment un récit hiftorique? Ces noms, dont le fens cft toujours affujetti à l'ordre fyftématique de l'invention des arts, ou identique avec la chofe même qu'on raconte, comme celui de Protogonos, préfentent

fenfiblement le caractère d'un homme qui dit ce que lui ou d'autres ont imaginé & cru vraifemblable, & répugnent à celui d'un témoin qui rend compte de ce qu'il a vu ou de ce qu'il a entendu dire à d'autres témoins. Les noms répondent aux caractères dans les comédies, & non dans la fociété : la tradition des germains est dans le même cas; on peut juger par là ce qu'on doit penfer des auteurs qui ont ofé préférer ces traditions informes à la narration fimple & circonftanciée de la Genèfe.

Les anciens expliquoient prefque toujours les noms des villes par le nom de leur fondateur; mais cette façon de nommer les villes eft- elle réellement bien commune? & beaucoup de villes ont-elles eu un fondateur? N'eft il pas arrivé quelquefois qu'on ait imaginé le fondateur & fon nom d'après le nom de la ville, pour remplir le vide que l'Hiftoire laiffe toujours dans les premiers temps d'un peuple? L'Etymologie peut, dans certaines occafions, éclaircir ce doute. Les hiftoriens grecs attribuent la fondation de Ninive à Ninus; & l'hiftoire de ce prince, ainfi que de fa femme Sémiramis, eft affez bien circonftanciée, quoique un peu romanefque. Cependant Ninive, en hebreu, langue prefque abfolument la même que le chaldéen, Nineveh, eft le participe paffif du verbe navah, habiter; & fuivant cette Etymologie, ce nom fignifieroit habitation, & il auroit été affez naturel pour une ville, furtout dans les premiers temps, où les peuples, bornés à leur territoire, ne donnoient guères un nom à la ville que pour la diftinguer de la campagne. Si cette Etymologie cft vraie, tant que ce mot a été entendu, c'est à dire, jufqu'au temps de la domination perfane, on n'a pas dû lui chercher d'autre origine, & l'hiftoire de Ninus n'aura été imaginée que poftérieurement à cette époque. Les hiftoriens grecs qui nous l'ont racontée n'ont écrit effectivement que long temps après; & le foupçon que nous avons formé s'accorde d'ailleurs très-bien avec les livres facrés, qui donnent Affur pour fondateur à la ville de Ninive. Quoi qu'il en foit de la vérité abfolue de cette idée, il fera toujours vrai qu'en général le nom d'une ville a,. dans la langue qu'on y parle, un fens naturel & vraisemblable. On eft en droit de fufpecter l'exiftence du prince qu'on prétend lui avoir donné fon nom, furtout fi cette exiftence n'eft connue que par des auteurs qui n'ont jamais fu la langue du.

pays.

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On voit affez jufqu'où & comment on peut faire ufage des Etymologies, pour éclaircir les obfcurités

de l'Hiftoire.

Si, après ce que nous avons dit pour montrer l'utilité de cette étude, quelqu'un la méprifoit encore, nous lui citerions l'exemple des Leclerc, des Leibnitz, & de l'illuftre Fréret, un des favants qui ont fu le mieux appliquer la Philofophie à l'Erudition. Nous exhortons auffi à lire les

Mémoires de M. Falconet fur les Étymologies de la langue françoise (Mémoires de l'Académie des belles Lettres, tome XX), & furtout l'ouvrage curieux & inftructif du préfident de Broffes, intitulé: Traité de la formation méchanique des langues & des principes phyfiques de l'Étymologie. Nous conclurons donc cet article, en disant avec Quintilien Ne quis igitur tam parva fa tidiat elementa, quia interiora velut facri hujus adeuntibus apparebit multa rerum fubtilitas, quæ, non modo acuere ingenia, fed exercere aliiffimam quoque eruditionem poffit. (M. TURGOг.)

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ÉTYMOLOGIQUE. (ART). Littérature. C'eft l'art de remonter à la fource des mots, de débrouiller la dérivaifon, l'altération, & le déguifement de ces mêmes mots, de les dépouiler de ce qui, pour ainfi dire, leur eft étranger, de découvrir les changements qui leur font arrivés, & par ce moyen de les ramener à la fimplicité de leur origine.

II eft vrai que les changemen's & les altérations que les mots ont foufferts font fi fouvent arrivés par caprice ou par hafard, qu'il eft aifé de prendre une conjecture bizarre pour une analogie régulière. D'ailleurs, il eft difficile de retourner dans les fiècles paffés pour fuivre

toutes les variations & les viciffitudes des langues. Avouons encore que la plupart des favants qui s'attachent à l'étude étymologique, ont le malheur de fe former des fyftêmes, fuivant lefquels ils interprètent, d'après leur deffein particulier, les mêmes mots, conformément au fens qui eft le plus favorable à leurs hypothèses.

Cependant, malgré ces inconvénients, l'Art étymologique ne doit point paffer pour un objet frivole, ni pour une entreprise toujours vaine & infructueufe. Quelque incertain qu'on fuppofe cet Art, il a, comme les autres, fes principes & fes règles. Il fait une partie de la Littérature, dont l'étude peut être quelquefois un fecours pour éclaircir l'origine des nations, leurs migrations leur commerce, & d'autres points également obf curs par leur antiquité. De plus, on ne fauroit débrouiller la formation des mots, qui fait le fondement de l'Art, fi l'on n'en examine les relations avec le caractère de l'efprit des peuples & la difpofition de leurs organes; objet fans doute digne de l'efprit philofophique.

Concluons que l'Art étymologique ne peut être méprifé, ni par rapport à fon objet qui fe trouve lié avec la connoiffance de l'homme, ni par rapport aux conjectures qu'il partage avec tant d'autres arts néceffaires à la vie.

Enfin, il n'eft pas impoffible, au milieu de l'incertitude & de la sèchereffe de l'étude étymologique, d'y porter cet efprit philofophique qui doit dominer partout, & qui eft le fil de tous les labyrinthes. Voyez l'article ETYMOLOGIE. Le chevalier DE JAUCOURT.)

EU. Grammaire. Il y a quelques obfervations à faire fur ces deux lettres, qui fe trouvent l'une auprès de l'autre dans l'écriture.

1. Eu, quoique écrit par deux caractères, n'indiquent qu'un fon fimple dans les deux fyllabes du mot heureux, dit M. l'abbé de Dangeau, Opufc. pag. 10; & de même dans feu, peu, &c., & en grec vy, fertile.

Non me carminibus vincet, nec thracius Orpheus.

Virg. ecl. iv. 55.

où la mefure du vers fait voir qu'Orpheus n'est que de deux fyllabes.

ic

La Gramm..ire générale de Port-royal a remarqué il y y a ng temps, que EU eft un fon jimple, quoique nous l'écrivions avec deux voyelles, chip. 1. Car qui fait la voyelle c'eft la fimplicité du fon, & non la manière de défigner le fon par une ou par plufieurs lettres. Les italiens défignent le fonu par le fimpie caractère u; ce qui n'empêche pas que ou ne foit également un fon fimple, foit en italien foit en françois.

Dans la diphthongue au contraire on entend le fon particulier de chaque voyelle, quoique ces deux fons foient énoncés par une feule émiffion de voix, i-é, pitié; u-i, nuit, bruit fruit au lieu que dans feu, vous n'entendez ni Pe ni l'u; vous entendez un fon particulier, tout à fait différent de l'un & de l'autre : & ce qui a fait écrire ce fon par des caractères, c'est qu'il eft formé par une difpofition d'organes à peu près femblable à celle qui forme l'e & à celle qui forme l'u.

2°. Eu, participe paffif du verbe avair. On a écrit heu d'habitus; on a aufli écrit fimplement u comme on écrit a, il a; entin on écrit communément eu, ce qui a donné lieu de prononcer e-u; mais cette manière de prononcer n'a jamais été générale. M. de Callières, de l'Académie françoife, fecrétaire du cabinet du feu roi Louis XIV, dans fon Traité du bon & du mauvais ufage des manières de parler, dit qu'il y a bien des courtifans & quantité de dames qui difent j'ai eu qui est, dit-il, un mot d'une feule fyllabe, qui doit fe prononcer comme s'il n'y avoit qu'un u. Pour moi, je crois que, puifque l'e dans eu ne fert qu'à groffir le mot dans l'écriture, on feroit fort bien de le fupprimer, & d'écrire u, comme on écrit il y a, à, ô; & comme nos pères écrivoient fimplement i, & non y, ibi. Villehardouin, pag. 4, maint confeil i ot c'eft à dire, y eut ; & pag. 63, mult i ot.

3. Eu s'écrit par au, dans œuvre, fœur, bouf, auf. On écrit communément ail, & l'on prononce euil; & c'est ainsi que M. l'abbé Girard l'écrit.

4. Dans nos provinces méridionales, communément les perfonnes qui, au lieu de leur idiome, parlent françois, difent j'ai veu, j'ai creu, pourveu, feur, &c, au lieu de dire vu, eru,

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