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hautes dignités lorsque sa mère vint à mourir, encore dans la fleur de l'âge. Conformément aux anciennes traditions, il se démit aussitôt de sa charge et résolut de porter le deuil suivant toute la rigueur des rites. Il fit transporter les cendres de sa mère sur le mont Fangchan, où reposaient déjà celles de son père. Cet acte de piété filiale fit, dit-on, une telle impression sur les populations du pays qu'il suffit pour faire revivre parmi elles les coutumes qui se pratiquaient sous les règnes des empereurs Yao et Chun et de les perpétuer jusqu'à nos jours, c'est-à-dire durant vingt-quatre siècles, à travers toutes les révolutions politiques et religieuses de l'empire chinois.

Khoung-tse se renferma trois ans dans la solitude pour y pleurer celle qui lui avait donné le jour; et il ne trouva d'autre apaisement à sa douleur que l'étude de la philosophie. Au bout de ce temps, il déposa ses vêtements de deuil sur le tombeau de sa mère, et consacra tous ses loisirs à méditer sur les moyens de réaliser l'œuvre de moralisation à laquelle il avait consacré son existence. Mandé par le prince de Yen pour réformer les mœurs de son royaume et y rétablir les rites et le cérémonial de l'antiquité, il s'acquitta avec succès de la tâche qu'il avait acceptée.

De retour dans sa famille, Khoung-tseu apprit qu'un musicien du royaume de Kin, nommé Chi-siang, excellait dans l'art d'exciter et de calmer les passions des hommes au son du luth (kin). Afin d'apprécier par lui-même le talent de ce grand maître, il se mit au nombre de ses élèves. Ce même Chi-siang fut plus tard un des disciples de Confucius (1). Khoung-tseu retourna de nouveau dans sa patrie (521 ans avant J.-C.), pour réfléchir mûrement à la carrière à laquelle il consacrerait définitivement sa vie. Se croyant prédestiné à être l'instituteur du genre humain, il résolut de sacrifier fortune, honneur, repos au bonheur de ses semblables. Nul ne tint mieux que lui cette grande et belle résolution. Le cadre exigu de cette notice ne comporte point un récit détaillé de tous les épisodes de la vie publique et privée de Confucius. Nous ne

(1) Voici l'épisode que l'on raconte à ce sujet : Un jour Che siang donna à étudier à son nouvel élève un morceau composé dans l'antiquité, sans lui en nommer l'auteur. Khoung-tseu réussit bientôt à reproduire avec fidélité le morceau de musique; mais bien que son maître lui en ait témoigné sa satisfaction, il crut n'avoir pas encore assez fait. Khoung-tseu passa donc plusieurs jours à méditer sur cette pièce, et chercha à s'expliquer l'impression qu'elle produisait sur son âme. S'étant alors rendu près de Che-siang, il lui dit que désormais il était pénétré de tous les sentiments qu'avait éprouvés l'auteur du morceau en le composant, qu'il lui semblait même le voir, l'entendre, qu'il le connaissait, que c'était à n'en point douter, le sage et vertueux Wen-wang (voy. ce nom). Che siang ne put retenir les marques de son admiration en voyant son disciple pénétrer si profondément dans le génie même de la musique; et se jetant aux pieds de Khoung-tseu, il le conjura de l'admettre au nombre de ceux auxquels il enseignait les principes de la sagesse,

parlerons donc point des relations qu'il entretint avec les princes feudataires de la Chine, et peu après avec la cour impériale des Tchéou, près de laquelle il se rendit avec une partie de ses disciples, en 518 avant notre ère. Nous mentionnerons toutefois la visite qu'il fit au célèbre philosophe Lao-tseu (voy. ce nom), son contemporain. Ce célèbre fondateur de la doctrine du Tao le reçut froidement ; et loin de satisfaire au désir qu'il avait exprimé de s'instruire à ses leçons, il lui reprocha de se préoccuper trop des hommes de l'antiquité, qui depuis longtemps n'étaient plus que poussière : « Les hommes dont vous parlez, dit-il, ne sont plus; leurs corps et leurs os sont consumés depuis bien longtemps. Il ne reste d'eux que leurs maximes. Lorsque le sage se trouve dans des circonstances favorables, il monte sur un char (c'est-à-dire il est élevé aux honneurs et devient ministre); quand les temps lui sont contraires, il erre l'aventure. J'ai entendu dire qu'un habile marchand cache avec soin ses richesses et semble privé de tout bien; le sage dont la vertu est accomplie aime à porter sur son visage et dans son extérieur l'apparence de la stupidité. Renoncez à l'orgueil et à la multitude de vos désirs; dépouillez-vous de ces dehors brillants et des vues ambitieuses qui vous occupent: cela ne vous servirait de rien. Voilà tout ce que je puis vous dire (1). »

Confucius reçut avec respect ces paroles du vieux philosophe, et lorsque, après l'avoir quitté, ses disciples lui demandèrent ce qu'il pensait de Lao-tseu, il leur dit : « Je sais que les oiseaux volent dans l'air, que les poissons nagent, que les quadrupèdes courent. Ceux qui courent peuvent être pris avec des filets, ceux qui nagent avec une ligne, ceux qui volent avec une flèche. Quant au dragon qui s'élève au ciel, porté par les vents et les nuages, je ne sais comment on peut le saisir. J'ai vu aujourd'hui Laotseu, il est comme le dragon (2). » De retour dans son pays natal, il accepta une petite place de magistrature, et se mit avec ardeur à coordonner les écrits des sages de l'antiquité, qu'il avait pu recueillir dans ses voyages et notamment au palais impérial des Tchéou. Ce sont ces ouvrages que nous connaissons sous le titre de King, et qui jouissent encore de nos jours dans tout l'empire chinois et dans plusieurs États voisins de la plus profonde vénération. Le premier d'entre eux,le Yih-King (Livre des Transformations) passe pour avoir été composé par Wenwang (voy. ce nom), environ 1150 ans avant notre ère. Il traite de la philosophie ou morale, basée sur les huit Koa outrigrammes de Fou-hi (voy. ce nom), lesquels, par suite de diverses combinaisons, ont été portés au nombre de

(1) Extrait du Sse-ki, ou Mémoires historiques du grand historiographe Sse-ma-thsien (trad. de M. Stanislas Julien).

(2) Sse-ma-thsien, loc. citat,

soixante-quatre. Ce livre est le plus obscur de tous les King; mais c'est aussi celui auquel le philosophe attachait le plus d'importance; le sens affecté aux Koua paraît avoir été plusieurs fois oublié, et Confucius lui-même, faute de trouver leur valeur primitive, dut se contenter de l'explication de Wen-wang, bien heureux encore lorsque celle-ci ne lui faisait pas défaut. Le second ouvrage est intitulé Chou-king (Livre par excellence (dans le même sens que le mot ẞí6λos, Bible). Il renferme un aperçu historique sur la Chine depuis le règne de Yao (2,350 ans avant Jésus) jusqu'à Ping-wang, empereur de la dynastie des Tchéou (-770). Ce livre, vénéré en Chine au suprême degré, est depuis Confucius la base sur laquelle repose l'administration politique et religieuse de l'empire. Le troisième ouvrage est le Chi-king (Livre des Vers): il renferme les chants populaires et nationaux de l'antiquité et une série de pièces de poésie sur divers sujets d'histoire, de religion, de vie privée, etc. C'est, avec le précédent, un des plus beaux monuments de la littérature chinoise. L'auteur de cet article s'occupe d'une nouvelle traduction du Chi-king, conforme au texte original et accompagnée de nombreux documents sur la civilisation, le culte, les mœurs et les usages de la Chine antique, ainsi que d'un essai grammatical sur cette précieuse compilation de Confucius. Le quatrième d'entre les king est le Li-ki (Rituel), sur lequel est basé tout le système religieux de la Chine. Le cinquième ouvrage est intitulé Tchun-tsiéou (Le Printemps et l'Automne); c'est le récit des faits qui se sont passés depuis le règne de Ping-wang, extrait des archives du royaume de Lou, patrie de Confucius, dans le but de servir d'appendice au Chou-king. A ces ouvrages il faut ajouter le Hiao-king (Livre de la Piété filiale), qui contient des apophthegmes de Confucius, recueillis durant ses entretiens avec son disciple Tseng-tsan, et le texte peu étendu qui précède le Ta-hio (La grande Étude), l'un des quatre livres rédigés par les disciples de l'école de Confucius. Ce texte renferme sept versets et est qualifié du titre de king, parce qu'il a été écrit par Khoung-tseu lui-même. Le développement du Ta-hio et des autres parties des Ssé-chou (les quatre Livres), bien que renfermant souvent des dires et apophthegmes de Confucius, ne doivent cependant pas être mis au nombre des ouvrages du grand philosophe. Quant au Yoh-king (Livre de la Musique), il n'est malheureusement pas parvenu jusqu'à

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Khoung-tseu dans la magistrature qu'il occupait; mais lorsqu'à la suite de sa disgrâce le grand philosophe se fut retiré dans le royaume de Wéi, le roi le rappela près de lui, et lui décerna les plus grands honneurs. En 488 avant notre ère, le célèbre historiographe Tso-kiéouming (voy. ce nom) vint se mettre au nombre de ses disciples, et l'engagea à se rendre à la capitale des Tchéou pour faire de nouvelles recherches dans l'intérêt des ouvrages qu'il préparait depuis longues années. Khoung-tseu y consentit, A son retour, il apprit la mort de son épouse Ki-kouan-chi. Cette nouvelle le plongea dans une profonde tristesse. Il fit alors venir ses disciples, et leur dit que désormais les jours qui lui restaient à vivre étaient comptés et qu'il n'avait plus un instant à perdre pour terminer les ouvrages qu'il avait entrepris. Une fois qu'il eut terminé ces ouvrages, il réunit de nouveau ses disciples, leur ordonna de dresser un autel, et y ayant déposé les king, il se prosterna du côté de la constellation de la grande Ourse, et remercia par une longue adoration le ciel de lui avoir accordé la faveur de reconstituer ces monuments littéraires de la grandeur antique de la Chine. Quelques jours après cette cérémonie, le philosophe annonça à ses disciples que c'était pour la dernière fois qu'il s'entretenait avec eux, et il indiqua à chacun la carrière qu'il était le plus apte à parcourir. A partir de cette époque sa santé s'affaiblit de jour en jour, et il ne douta plus un instant de sa fin prochaine. Il se préoccupa donc de revoir encore une fois son manuscrit des king et d'y faire quelques légères corrections, afin de les rendre plus dignes de passer à la postérité. Vers l'âge de soixante-treize ans, son état maladif s'aggrava rapidement, et Khoungtseu mourut après êtres demeuré sept jours en léthargie. L.-Léon DE ROSNY.

Lie

Sources ORIGINALES pour la partie biographique : Sséma-Thsien Ssé-ki (Mémoires historiques du grand historiographe Ssé-ma-Thsien, section Khoung-tseu Chi-kia. Ssé-chou tching-pen (édition correcte des «< Quatre livres » de Confucius et de son école). Kia-yu (Entretiens familiers de Confucius et de ses disciples). kouch-tchi (Histoire des divers royaumes).-Toung-kienkang-mou (Miroir général de l'histoire de la Chine). Kou-wen ping-tchou ( Recueil de textes en style antique, classés chronologiquement et commentés). - ÉDITIONS EUROPÉENNES ET TRADUCTIONS DES OUVRAGES DE CONFUCIUS: King-I-King, Antiquissimus Sinarum liber er latina interpretatione P Regis; Stuttgard, 1839, 2 vol. in-8. - Chou-king, un des livres sacrés des Chinois, etc., ouvrage recueili par Confucius, traduit et enrichi de notes par le P. Gaubil (édit. de Guignes); Paris, 1770. in-40. -The Shoo-king, translat. by W. H. Medhurst. in-8°.-Confucii Chi-king, sive Liber Carminum; ex latina P. Lacharme interpretatione; Stuttgard, 1830, in-8°. - Le Li-ki, ou Mémorial des Rites, traduit pour la première fois du chinois, et accompagné de notes, de commentaires et du texte original, par J.-M. Callery. ÉCRITS DES DISCIPLES DE CONFUCIUS. Sse-chou. Sinensis Imperii Libri classici sex, e sinico idiom. in latin. traduct. A. P. Fr. Noel, Prague, 1771, in-4°. The Chinese classical W ́orks, commonly called the Four Books, translated by the late Rev. David Collie; Malacca, 1828, in-8°. - Le même ouvrage, Traduction russe par Alex. Leontief; Saint-Pétersbourg, 1780, in-8°. Confucius et Mencius. Les quatre Livres de Philosophie mo 6

rale et politique de la Chine, traduits du chinois par G. Pauthier; Paris, 1881, in-12. Le Ta-hio, ou la grande Etude, traduit en françals avec une version latine et le texte chinois en regard, par G. Pauthier; Paris, 1837, in-8°. Tchoung-young, Immutabilitas in medio, in latin. vertit Prosp. Intorcetta; Goa, in-8° (très rare). L'invariable Milieu, en chinois et en mandchou, avec une version littérale latine, une traduction française et des notes, par Abel Remusat; Paris, 1817, in-40. Lun-yu, sinice edidit et latina interpret. vertit Prosp. Le Lun-yu, Intorcetta; Goa, in-fol., min. (très-rare). a été également traduit en allemand par Wilh. Schott; il forme la seule partie publiée de ses Werke des Tchinesischen weisen Kung-fu-dsü, aus dem Chinesisch. uebers. von W. Sch.; Halle, 1826, et Berlin, 1832, in-8", min. On joint ordinairement aux éditions chinoises du Ta-hio, du Tchoung-young et du Lun-yu l'ouvrage qui porte le nom de Meng-tseu, et qui a été traduit en latin sous le titre de Meng-tseu, vel Mencium edid., latin. interpretat. ad interpr. tartaricam utramque rencensita instruxit Stanislaus Julien; Paris, 1824, 2 vol. in-8°. L.-L. DE R-Y.

DOCTRINES. « L'Europe, dit M. de Pastoret, n'eut jamais pour aucun de ses rois, Delphes même n'avait pas pour les oracles d'Apollon, cette confiance et cette vénération religieuse que les Chinois ont depuis vingt-trois siècles pour Koung-fou-tseu. Sous la dynastie des Ming il fut proclamé le plus grand, le plus saint et le plus vertueux des instituteurs du genre humain. Voyons si les enseignements de cet illustre philosophe répondent à ce pompeux éloge. Nous y trouvons d'abord un caractère essentiellement traditionnel. « La doctrine que je tâche d'enseigner aux hommes, dit-il à un de ses disciples, est celle que nos ancêtres ont enseignée et qu'ils nous ont transmise; je n'y ai rien ajouté et je n'en retranche rien. Je les transmets à mon tour dans sa pureté primitive. Elle est immuable; c'est le ciel lui-même qui en est l'auteur. Je ne suis par rapport à elle que ce qu'est un agriculteur par rapport à la semence qu'il confie à la terre.... Il la met en terre telle qu'elle est, il l'arrose et lui donne tous ses soins : c'est tout ce qu'il peut faire, le reste n'est pas en son pouvoir. » Malgré ce caractère traditionnel, la philosophie de Koung-fou-tseu ne manque pas d'aperçus nouveaux, et sa tendance principalement morale n'exclut pas absolument les spéculations, les principes, le raisonnement. Bien que ce philosophe n'ait jamais donné à ses doctrines une forme systématique, nous les rattacherons cependant à quatre points principaux.

1. METAPHYSIQUE. Origine des choses, connais sance d'un premier Étre, son action dans le monde.

-

Koung-fou-tseu n'a exprimé nulle part d'une manière explicite sa doctrine sur l'origine des choses, sur l'existence d'un premier Être, sur la spiritualité et l'immortalité de l'âme, sur les peines et les récompenses d'une autre vie, en un mot sur la production et la destinée définitive de cet univers et des différents êtres qui le composent ou qui l'habitent. Il semble même avoir à dessein évité de se prononcer sur ces questions importantes. « Révérer les esprits et se tenir éloigné d'eux, cela peut être appelé science, » dit-il à ses disciples. Ce qui signifie, suivant le commentateur officiel Tchou-hi, qu'il ne faut point s'égarer dans ce que l'on ne peut savoir concernant les esprits. Cependant, notre philosophe sort quelquefois de cette réserve. Dans l'Appendix au Y-King il parle de l'influence du ciel sur les actions du sage et la création du monde. « Le ciel symbolique de Fouhi, y est-il dit, est l'origine de tout ce qui existe, le commencement de toutes choses. L'homme supérieur met en harmonie ses vertus avec celles du ciel

et de la terre : il met sa lumière en harmonie avec celle du soleil et de la lune; il met la disposition de son temps en harmonie avec les quatre saisons. Il met ses félicités et ses infortunes en harmonie avec les esprits et les génies. Le ciel et la terre font croitre et dépérir les herbes, les arbres et les plantes; le ciel et la terre couvrent les secrets de l'homme.. Ailleurs la pensée du philosophe, déchirant tout à coup le voile qui la couvre, jette quelques traits de lumière plus éclatants encore sur l'origine des choses, la Providence, l'existence et la nécessité de la religion. « Le ciel est le principe universel; il est la source féconde de laquelle toutes choses ont découlé. Les ancêtres, sortis de cette source féconde, sont eux-mêmes la source des générations qui les suivent. Donner au ciel des témoignages de sa reconnaissance est le premier des devoirs de l'homme; se montrer reconnaissant envers les ancêtres en est le second. Pour s'acquitter de ce double devoir et en inculquer l'obligation aux générations futures, le saint homme Fou-hi détermina qu'après avoir immédiatement sacrifié au souverain suprême ( Chang-ti } on rendrait hommage aux ancêtres; mais comme le Chang-ti et les ancêtres ne sont pas visibles, il imagina de chercher dans le ciel qui se voit des emblèmes pour les désigner et les représenter. » Koung-fou-tseu suppose vraies, accepte et consacre par son autorité les traditions communément reçues sur la Divinité et la Providence, sur la loi du suprême empereur du ciel et de la terre, sur la distinction dans l'homme de deux principes, l'un spirituel et impérissable, l'autre matériel et sujet à la dissolution. Il proclame l'existence d'une RAISON SUPRÊME, existant par elle-même, et qui dans sa réalité substantielle, infinie et permanente, est le premier principe et la raison d'être du ciel, de la terre et de l'homme, des esprits célestes, des esprits terrestres et de tous les corps. « Le saint homme, l'homme sage, constitue sa doctrine selon la raison divine; il a une vertu pénétrante efficace, pour se mettre en harmonie avec les génies. » Koung-foutseu n'ajoute donc rien ou presque rien à ces données des antiques traditions. « Doit-on, dit Bourgeot, conclure de là avec un grand nombre de lettrés actuels et quelques savants européens que l'ontologie de ce sage illustre n'ait été qu'un vaste naturalisme embrassant les trois grandes puissances de la nature le ciel, la terre et l'homme? N'est-ce pas plutôt la conclusion contraire qu'il faudrait déduire des doctrines adoptées ou enseignées par ce philosophe?» Puisque, de l'aveu d'Amiot, de Deguignes et Pauthier, tous les attributs que les philosophes les plus spiritualistes donnent à Dieu, Koung-fou-tseu les donne au ciel, qu'il lui reconnait la plus grande part dans les événements du monde, et qu'il en fait découler la loi divine, naturelle et universelle qui régit le ciel, la terre et l'homme. Il est vrai que Koung-fou-tseu n'établit nulle part dogmatiquement la distinction de Dieu et de l'univers, la création du monde ex nihilo, la perennité de l'âme dans son individualité et personnalité propre; mais tous ces dogmes sont évidemment supposés dans les traditions qu'il a maintenues, dans les doctrines qu'il a enseignées. Quoique les phénomènes du monde physique et du monde moral ainsi que les lois qui les régissent soient souvent attribuées au ciel, à la terre et à l'homme, ces trois puissances ou causes secondes n'agissent cependant que sous la suprématie d'une cause première, qui est l'Être suprême, appelé tantôt Tao raison absolue), tantôt Chang-ti (empereur du ciel et de la terre, tantôt du nom mênie du

ciel, Ti-Tien, qui est l'emblème de sa majesté divine doit pas s'en écarter d'un seul point, un seul instant, et de sa toute-puissance (1).

II. MORALE. - Suivant la sagesse antique des Chinois, la religion, la morale et l'ordre social reposent sur ce principe que la Providence s'étend à tous les êtres ; qu'elle a donné sa loi aux hommes, et qu'elle leur révèle sans cesse ses volontés par les lumières de la droite raison et par les traditions ; qu'enfin l'homme, être intelligent et raisonnable, doit imiter la raison céleste, Tao, un des noms de Dieu. L'imitation de la raison céleste et divine, l'accomplissement du mandat du ciel, telles sont la règle et la fin de l'activité humaine. Koung-fou-tseu confirme et développe cette doctrine. Dans le Tahio (Grande Étude) et le Tchoung-young (l'invariabilité dans le milieu), il part de ce principe que l'homme est un être qui a reçu du ciel, en même temps que la vie physique, un principe de vie morale qu'il doit cultiver et développer dans toute son étendue, afin de pouvoir arriver à la perfection conformément au modèle céleste et divin. Koung-fou-tseu admet clairement et positivement dans l'homme une nature morale, un principe spirituel. Or, voici comment il les définit dans le Tchoung-young: « Le mandat du ciel s'appelle nature rationnelle ou morale; le principe qui nous dirige dans la conformité de nos actions avec la nature rationnelle s'appelle droite voie, raison (Tao). Le système coordonné de la droite voie, de la raison, s'appelle doctrine des devoirs ou institutions sociales.» Le commentateur Tchou-hi s'exprime ainsi sur ce passage important: Le mandat du ciel est comme un ordre, une mission reçue; la nature rationnelle ou morale, c'est la voie droite, la raison. Le ciel, par le moyen du Yin et du Yang, du principe femelle et du principe mâle et des cinq éléments, donne la naissance par génération et transformation à tous les êtres de l'univers. Le principe matériel aériforme et primogène (Khi) développe les formes de ces êtres, et la raison (Li) leur est aussi donnée comme un mandat, un ordre. Il suit de là que la vie de l'homme (Sing), que celle des autres êtres vivants ( We), par cela même que chacun d'eux a obtenu ce principe rationnel, est considérée comme constituée pour se conformer aux prescriptions des cing vertus cardinales; c'est ce que l'on appelle la nature rationnelle (Sing). L'homme et les autres êtres produits obéissent chacun à leur propre principe ou raison d'être, aux lois spéciales de leur propre nature (Sing-tchi tseu-jan); alors leur action opérée journellement est intrinsèque ou réside en eux-mêmes. Aucun d'eux n'existe sans avoir une voie qu'il doive suivre, dans laquelle il doive marcher; c'est alors ce que l'on nomme droite voie (Tao). La nature rationnelle (Sing) et la voie droite (Tao), quoique identiques, diffèrent cependant en quelque chose par leur constitution propre. »

« Cette voie droite, cette raison naturelle ( continue le disciple de Koung-tseu), qui doit diriger les actions, est tellement obligatoire que l'on ne

(1) Par le contenu des réponses de Koung-fou-tseu au roi de Lou, il paraît évident, dit le P. Amiot, 1° que les expressions Ciel et Chang-ti sont quelquefois synonymes et désignent cet Être qui est supérieur à tout; 2o que le mot ciel est pris aussi quelquefois dans un sens purement naturel, et qu'il ne signifie alors que ce que nous appelons firmament; 3o que les sacrifices offerts en apparence au ciel, au soleil, à la lune, à la terre, etc., sont réellement offerts au Chang-ti, en reconnaissance des bienfaits dont il comble les hommes, au moyen du ciel matériel, du soleil, de la lune, de la terre, etc.

de l'épaisseur d'un cheveu. Si l'on pouvait s'en écarter, ce ne serait pas la voie droite, la règle de conduite immuable. » Tel est le fondement de la morale de Koung-tseu. Il exclut formellement tout mobile qui ne rentrerait pas dans les prescriptions de la raison, de cette raison universelle, émanée du ciel et que toutes les créatures ont reçue en partage. Il établit la morale et son caractère obligatoire sur la raison, la loi divine, l'imitation de la raison céleste, l'ordre et l'harmonie dans l'univers, la destination de l'homme à la perfection et au bonheur, qu'il ne saurait atteindre sans l'accomplissement de la loi mo rale. Le perfectionnement de soi-même est le fon dement de cette morale comme il doit l'être de tout enseignement qui aspire à diriger les actions humaines. La grande loi consiste à se rendre assez parfait pour travailler à la perfection des autres. C'est par là que l'homme parvient à constituer, avec le ciel et la terre, les trois grandes puissances de l'univers, et à être lui-même un des trois grands pouvoirs créateurs, produits d'une puissance suprême, mystérieuse, infinie, éternelle, à laquelle il s'associe (l'Invariabilité dans le milieu). Le perfectionnement de soi-même est la condition essentielle de cette association, de cette puissance. « Il n'y a dans le monde que les hommes souverainement parfaits qui puissent connaître à fond leur propré nature, la loi de leur être et les devoirs qui en dérivent; pouvant connaître à fond leur propre ňature et les devoirs qui en dérivent, ils peuvent, par cela même, connaître à fond la nature des autres hommes, la loi de leur être, et leur enseigner tous les devoirs qu'ils ont à observer pour accomplir le mandat du ciel : pouvant connaître à fond la nature des autres hommes, la loi de leur être, et leur enseigner les devoirs qu'ils ont à observer pour accomplir le mandat du ciel, ils peuvent, par cela même, connaître à fond la nature des êtres vivants et végétants, et leur faire accomplir leur loi de vitalité selon leur propre nature; pouvant connaître à fond la nature des êtres vivants et vé gétants et leur faire accomplir leur loi de vitalité selon leur propre nature, ils peuvent, par cela même, au moyen de leurs facultés intelligentes supérieures, aider le ciel et la terre dans les transformations et l'entretien des êtres ; ils peuvent par cela même constituer un troisième pouvoir avec l ciel et la terre. (L'Invariabilité dans le milieu). » La loi consiste à développer et à remettre en lumière le principe lumineux de la raison que nous avons reçu du ciel, à renouveler les hommes et à placer sa destination définitive dans la perfection on le souverain bien (Grande étude). Le parfait, le vrai sans mélange est la loi du ciel; la perfection ou le perfectionnement, qui consiste à employer tous ses efforts pour découvrir et suivre la loi céleste, le vrai principe du mandat du ciel, est la loi de l'homme. II faut donc que l'homme atteigne sa perfection pour accomplir sa loi. Le parfait est le commencement et la fin de tous les êtres. Réunir le perfectionnement intérieur au perfectionnement extérieur constitue la grande règle du devoir. C'est pour cela l'homme que sage ne cesse jamais de faire le bien pour lui-même et de travailler au perfectionnement des autres hommes. C'est là l'Hoc est omnis homo du philosophe chinois. Il prend pour base, pour règle et pour but la raison céleste ( Thienli). Li est le nom de l'ordre et de la loi établis dans l'univers. « Or, dit ailleurs Koung-fou-tseu, l'ordre établi par le ciel s'appelle nature: ce qui est conforme à la nature s'appelle

loi.» Dans ces grands principes, Koung-tseu résume admirablement toute la science morale que Kant a définie «<le système des fins de la raison pratique pure ». Il résulte de là, dit l'abbé Bourgeat, que morale ou l'éthique est une science véritable, fondée sur les principes et les notions premières de la raison, sur l'enchaînement des causes et des effets, des principes et des conséquences; sur des lois aussi constantes, aussi immuables, aussi nécessaires et absolues dans l'ordre moral que celles qui régissent l'ordre physique et métaphysique. Aussi, sans avoir une théorie logique spéciale, Koung-tseu déduit des principes établis précédemment les différents devoirs propres à toutes les conditions de la vie humaine, avec une rigueur de raisonnement remplie de justesse et de sagacité.

III. MORALE SPÉCIALE OU THÉORIE DES DEVOIRS.

Koung-fou-tseu les résume dans le discours suivant Rien de si naturel, rien de si simple, dit-il, que les principes de cette morale dont je tâche de vous inculquer les salutaires maximes. Tout ce que je vous dis, les anciens sages l'ont pratiqué avant nous; » et cette pratique qui dans les temps reculés était universellement adoptée se réduit à l'observation des cinq lois fondamentales de relation entre les souverains et les sujets, entre les pères et les enfants, entre l'époux et l'épouse, entre les amis, entre les frères, « et à la pratique des cing vertus cardinales: c'est-à-dire l'humanité, cette charité universelle qui ne fait acception de personne et qui embrasse tout le genre humain ». Cette vertu ne s'oppose point à la punition des coupables; mais elle ne permet d'avoir recours à la guerre qu'à la dernière extrémité et après avoir épuisé tous les moyens de conciliation. C'est la justice qui donne à chaque individu ce qui lui est dû, sans favoriser l'un plutôt que l'autre ; c'est la conformité aux riles prescrits et aux usages établis, afin que ceux qui forment la société aient une même manière de vivre et participent aux mêmes avantages comme aux mêmes incommodités. Il est du bon ordre d'avoir égard au préjugé commun; mais il ne faut pas s'y conformer en tout; il est des cas où l'on doit même le heurter de front. Suivez les mœurs de votre siècle en tout ce qui n'est pas opposé à la vertu. C'est la droiture, c'est-à-dire cette rectitude d'esprit et de cœur qui fait qu'on cherche en tout le vrai et qu'on le désire, sans vou. loir se donner le change à soi-même ni le donner aux autres. C'est, enfin, la sincérité ou la bonne foi, c'est-à-dire cette franchise, cette ouverture de cœur mêlée de confiance, qui excluent toute feinte et tout déguisement tant dans la conduite que dans le discours. Dire les choses telles qu'elles sont, voilà la vraie vertu. Voici comment les philosophes chinois développent ces doctrines morales et déduisent les unes des autres les cinq vertus cardinales énumérées précédemment. « L'homme étant un être raisonnable est fait pour vivre en société; nulle société sans gouvernement, nul gouvernement sans subordination, nulle subordination sans supériorité. La légitime supériorité, cette supériorité antérieure à l'établissement des conditions, n'est accordée qu'à la naissance ou au mérite; à la naissance, c'est la différence d'âge qui la donne; au mérite ou pour mieux dire au talent, c'est l'art de gagner les cœurs. Ainsi le père et la mère règnent naturellement sur les enfants, les aînés sur les cadets, et dans la réunion des hommes entre eux, celui qui saura gagner ses semblables au point de s'en faire obéir: talent rare, science sublime que l'on croirait d'abord n'être que l'apanage d'un petit nombre d'êtres privilégiés,

et qui l'est cependant de toute l'espèce en général, puisque c'est l'humanité, et que l'humanité n'est autre chose que l'homme lui-même. Avoir plus d'humanité que ses semblables, c'est être plus homme qu'eux : c'est mériter de leur commander. L'humanité est donc le fondement de tout; c'est la première, c'est la plus noble de toutes les vertus. Aimer l'homme, c'est avoir de l'humanité. Il faut donc s'aimer soi-même; il faut donc aimer les autres. Dans cet amour que l'on doit avoir pour soi et pour les autres, il y a nécessairement une mesure, une différence, une règle immuable qui assigne à chacun ce qui lui est légitimement dû; et cette règle, cette différence, cette mesure, c'est la justice. L'humanité et la justice ne sont point arbitraires, elles sont ce qu'elles sont indépendamment de notre volonté; mais pour pouvoir les mettre en pratique, et pour en faire une seule application, il faut qu'il y aît des lois établies, des usages consacrés, des cérémonies déterminées. L'observation de ces lois, la conformité à ces usages, la pratique de ces cérémonies, font la troisième de ces vertus capitales, celle qui assigne à chacun ses devoirs particuliers (Li), c'està-dire l'ordre. Pour remplir exactement tous ces devoirs sans troubler l'économie de l'ordre, il faut savoir connaître, il faut savoir distinguer, il faut savoir appliquer à propos cette connaissance sûre, ce sage discernement cette juste application, c'est cette droiture d'esprit et de cœur (Tchi), cette prudence, cette sagesse qui fait qu'on examine tout sans préoccupation, dans le seul dessein de connaître le vrai, et qu'on s'attache à ce vrai pour le faire valoir, ou pour se conduire conformément à ce qu'il indique. L'humanité, la justice, l'ordre, la droiture, laissées à leur seule direction, peuvent s'égarer à chaque pas ;fil leur faut une compagne fidèle, qui ne les abandonne jamais; il leur faut un rempart contre l'amour-propre, l'intérêt personnel, et toute cette foule d'ennemis qui les attaquent sans cesse. Cette compagne fidèle, ce rempart assuré, c'est la sincérité ou la bonne foi (Sin). La sincérité donne le prix à nos actions; elle en fait tout le mérite. Sans la sincérite, ce qui paraît vertu n'est qu'hypocrisie ; ce qui brille avec le plus d'éclat, ce qui nous éblouit, n'est qu'une lumière passagère qui n'attend pour s'éteindre qu'un petit souffle de la plus légère passion. Ces cinq vertus, comme on le voit, dérivent l'une de l'autre ; elles se soutiennent mutuellement elles forment une chaîne qui lie tous les hommes entre eux, qui fait leur sûreté réciproque, leur bonheur, et qu'on ne saurait rompre sans briser en même temps les liens de la société. » Cette théorie des devoirs, Koung-fou-tseu l'avait trouvée dans le Chou-king; il ne fit donc que l'accréditer. Mais ce qui distingue essentiellement sa doctrine de celle des anciens, c'est qu'il présente tous les devoirs de l'homme comme une extension, une dérivation des devoirs domestiques et particulièrement de la piété filiale. « La piété filiale, dit-il, c'est la reine de toutes les vertus, la source de l'enseignement, la loi éternelle du ciel, la justice de la terre, le point d'appui de l'autorité, le premier lien social et la mesure de tout mérite. L'homme est ce qu'il y a de plus noble dans l'univers, et la piété filiale ce qu'il y a de plus grand dans l'homine. Elle se divise en trois immenses sphères : la première comprend le respect et le soin des parents. Elle oblige l'empereur comme le dernier de ses sujets. « Les plus sages enipereurs de l'antiquité servaient leurs pères avec une vraie piété filiale; voilà pourquoi ils servaient le Tien (le Ciel, Dieu avec tant d'intelligence; ils ser

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