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là, elle l'est subsidiairement par celui de la page cinq de la première livraison de l'édition illustrée. Là, en effet, F. Blanc chante le verre en main, entouré de la rieuse jeunesse des deux sexes, avec une verve et un brio qui ne sont ni de son âge ni de son mal.

Dans le même Grenoble malheureux, il est fait mention d'un second procédé de transfert, de celui qui consiste à prendre en carcaille, ce qui veut dire à charger le porté sur le dos du portant. Or, carcaille, un de ces mots que mon adversaire serait tenté de croire particuliers au Dauphiné, dérive de l'italien carica, charge, et par suite caricature, ce qui est encore une charge, mais d'une autre espèce.

Un loup est venu tuer une fille dans les bras de sa mère; puis il a jeté çà et là sur le Drac les membres de la pauvrette, tellement qu'on voit ici un pied et que là on voit un bras. Jamais vous ne devineriez comment, faute d'entendre exactement le patois, le burin a interprété ce passage. En vérité, il faut l'avoir vu pour le croire. Au lieu de nous figurer le Drac et dispersés sur le Drac les membres de la jeune fille,

Disjectæ membra puellæ,

de sorte que notre œil saisisse un pied par-ci, un bras par-là, le burin nous étale, à la page 24 de la deuxième livraison, «< un enclos où pénètre le loup. » Et qu'y voyons-nous? Une coquette et sémillante laitière qui montre « son beau bras, » et derrière elle messire loup qui avance son pied : Voilà comme il nous est permis de voir un bras par-ci, un pied par-là.

Il faut que vous soyez démesurément sévère, me

T. III.

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reproche M. Crozet, pour vous être aperçu et formalisé d'un semblable quiproquo. Quant à lui, il préfère à l'image présentée par le texte la substitution fournie par le dessin. Vous avez entendu, M. Crozet préfère. C'est bien de préférence, bon Dieu! qu'il est ici question. Qu'estce donc qu'illustrer un texte? n'est-ce pas l'éclaircir, non le travestir? Ne faut-il pas avant tout le comprendre à fond, puis le rendre avec toute la fidélité désirable? Les maîtres du genre, les Flaxmann, les Granville et les Doré n'ont jamais procédé autrement. L'illustration est une traduction par le burin ou par le pinceau, et elle exige autant d'exactitude et d'élégance que la traduction par la plume. Quoi! dans une scène des plus tragiques, votre auteur, qui veut nous attendrir jusqu'aux larmes, nous montre, sur le Drac débordé, les membres épars d'une enfant; et vous, l'interprète, le translateur, vous préférez nous égayer, nous faire rire; et sans nul souci des désastres causés par l'inondation, vous nous offrez une scène badine qui se pourrait intituler La Laitière aux beaux bras, visitée par compère le Loup qui gratte à sa porte ! Après cela, j'ai peut-être tort de voir dans votre fait une préférence. La préférence ne s'exerce qu'autant qu'il y a eu préalablement comparaison entre deux objets connus. Et j'incline à croire que ce travestissement inouï n'est rien au fond qu'un expédient, et qu'il prend sa source dans la parfaite ignorance où vous étiez du sens de votre texte.

Aussi comment les choses se passèrent-elles? En vue d'un texte patois à illustrer et à éditer, un peintre s'associe à un graveur qui se trouve imprimeur par surérogation. L'imprimeur-graveur ignore le patois du Dauphiné, non pas précisément pour être né ailleurs

qu'à Grenoble, mais tout simplement pour ne l'avoir appris jamais ni nulle part; et le peintre, que pourtant l'Isère a vu naître, a oublié ou négligé de l'étudier. Ils ne le savent donc ni l'un ni l'autre; et néanmoins ils n'appellent point près d'eux un prote ou correcteur spécial dont ils ne sauraient, de bonne foi, se passer sans dommage. Dans notre patois, le peintre saisit un mot par-ci, un mot par-là: puis il nous donne à sa manière, à ses risques et périls, un bras par-ci, un pied par-là, le tout parce qu'il n'a vu goutte, ni lui ni son entourage, dans les quatre mots suivants :

l'y traverse lo Drac. »

C'est que, à moins de savoir, et pas trop mal encore, le latin, de manière à reconnaître dans le dialecte rustique le fréquent idiotisme « eam (Lupus) trajicit Dracum, » le Loup la jette par-dessus le Drac, lui fait traverser le torrent, ce demi-vers reste indéchiffrable à tout jamais.

Cette badinerie, j'appelle ainsi la Laitière et le Loup usurpant la place de ce que l'on sait, est bien faite pour me remettre en mémoire un peintre dont il est parlé quelque part. Il avait reçu une commande et de beaux deniers comptant de la part d'un pauvre naufragé qui voulait être représenté au moment où, sans espoir, il s'échappe à la nage sur les débris de son vaisseau. Sans songer aux vents déchaînés, aux flots mugissants, à la tempête enfin, l'artiste qui excelle apparemment à faire des cyprès, préfère vous semer de cyprès le bord de la mer. C'est le même qui, un autre jour, et de préférence encore, peignait un dauphin près d'une forêt, un sanglier près d'un fleuve.

Comme le patois n'admet pas l'accent dans le corps des mots, le manuscrit de Blanc portait l'Aetna. Maintenant, qu'est-il advenu? L'édition A n'a pas craint de donner l'Etena; l'édition B a donné en deux syllabes seulement, l'Etna; enfin l'édition illustrée a redonné, en trois, l'Etena; mais ainsi écrit Etena est un barbarisme. D'un autre côté, le vers scandé sans ce barbarisme est plus malade que ne le fut jamais Blanc la Goutte il ne saurait se tenir sur ses onze pieds, il boîte jusqu'à terre. Donc il faut remonter, soit au grec AITNA, soit au latin ÆTNA, en se souvenant qu'on peut faire de la diphthongue initiale deux syllabes au moyen de la diastole, comme du monosyllabе яais on obtient άïç en deux temps.

:

Un autre mot, dans l'édition illustrée, compte autant de fautes que de syllabes; c'est TAKACIN, dans lequel il faut remplacer TA par TO, KA par CA, et CIN par SIN.

Ici encore, M. Crozet aura-t-il le courage de m'opposer son éternel refrain: « Nous ne croyons pas que les paysans des environs de Grenoble aient jamais consulté le grec pour éviter le barbarisme; le patois ne connaît pas de barbarisme »? Dans l'exemple que je viens de citer en dernier lieu, dans le triple barbarisme TAKACIN, ce n'est pas précisément de grec qu'il serait besoin pour parler et pour écrire correctement en patois, mais simplement d'italien et de latin. Tocasin, en français tocsin, est composé de l'italien toccare, frapper, heurter, toquer, et du latin signum, signal, cloche, sing. Dans les plus grands dangers, tels que ceux d'un incendie, ou, au contraire, d'une inondation, la cloche ordinaire serait trop lente au gré de ceux qui ont besoin d'être secourus

à l'instant on fait alors usage d'une cloche particulière dont le battant est aux mains de l'avertisseur ou du guettier, qui peut ainsi multiplier et précipiter les coups.

L'édition A donne la leçon malhérou, que répète l'édition illustrée, ou г. Mais le patois, encore un coup, n'employe jamais les accents dans le corps et il ne les admet que très-rarement à la fin des mots. Donc il faut écrire, ou avec l'édition B, malherou, et avoir soin de prononcer E comme en latin, en italien, en espagnol, en portugais, en provençal, ou avec notre édition elzévierienne malheirou. Je dois ne pas taire ici que, infidèle cette fois à ses clients, mon adversaire veut bien m'emprunter mon orthographe malheirou.

D'un bout à l'autre du Grenoble malheureux, me diton, vous allez relevant des fautes. Hélas! oui; c'est apparemment que du commencement à la fin fautes y sont. Mais, poursuit-on, elles ne sont pas aussi graves qu'elles vous le semblent. Après tout, un T de plus ou de moins dans la désinense d'une forme verbale, peccadille que cela! Fadaise et billevesée, qu'un T de plus ou de moins dans la terminaison d'un nom! Ah! j'entends; vous voulez qu'on vous livre la conjugaison, qu'on vous sacrifie la déclinaison, qu'on vous fasse litière de la prosodie; vous ne voulez, dis-je, que cela, et vous tâcherez ensuite de ne pas broncher sur le demeurant. Mais de demeurant, plus, monsieur, car tout est là, ou à peu près, dans le dialecte rustique comme dans le dialecte élégant.

Je ne pouvais pourtant pas fermer les yeux sur des vocables mutilés, coupés tout de travers, encore moins sur des contre-sens. Je lis, en trois mots, ce l'honnou ; en

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