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fortune peuvent assaillir de leurs traits empoisonnés les hommes probes et innocents, mais elles ne peuvent les blesser. Leur vertu est pour chacun d'eux un mur d'airain. Or, l'instruction est la voie droite et sûre de la vertu, et lorsque nous aurons atteint et suivi cette voie, nous serons assez riches et assez opulents, même loin des richesses, et sûrement nous ne serons pas malheureux. Jamais on ne peut être malheureux par la vertu, dans laquelle seule les hommes les plus sages et les plus graves ont placé le souverain bien. Mon esprit tranquille se reposait avec le plus grand calme, comme en un port très-assuré, dans ces études, auxquelles je suis accoutumé dès mon jeune âge, pendant que dans ces dernières années, comme vous le savez, mon fils, au milieu du trouble de mes affaires, paraissant courir de grands dangers au fort de la tempête, je me réfugiais dans le repos des lettres : vous avez vu l'atrocité de l'injure, l'audace de mes ennemis, la fermeté d'une bonne conscience, la victoire de l'innocence, la gloire des lettres. Je ne suis pourtant pas tel, que je me donne à personne comme un modèle, ni que j'aie la prétention de vous proposer ma vie comme un exemple à imiter. Cependant vous pourrez peut-être un jour trouver quelque utilité dans ce récit des choses qui me concernent, récit qui m'est doux et agréable dans les loisirs que me laissent les affaires publiques et privées. C'est pourquoi il me plaît de vous rendre compte de toutes ces choses, selon que chacune d'elles se présente à ma mémoire ; car j'ai toujours vécu de telle manière, que, bien que personne ne me demandât ce compte, je croirais assurément devoir le rendre aux miens. Certes, celui qui se regarde comme étant né non-seulement pour lui, mais

pour sa famille, emploiera sa vie et sa fortune, telles qu'elles se seront montrées en définitive, non comme un bien à lui propre, mais comme un bien commun aux siens. Aussi je vais causer familièrement avec vous en peu de mots, voulant moi-même être connu de vous autant que vous l'êtes de moi, autant que vous l'êtes à vous-même. Car, pourquoi prendrais-je un masque, ô mon fils Pierre-Laurent! pour ne pas vous paraître tel que je suis, lorsque je suis très-ignorant de l'art de feindre et de dissimuler, et très-éloigné de le faire, même au milieu de cette école et de cette boutique de feintes et de dissimulations dont je suis entouré depuis vingt ans?

I.

La noble race des Chevriers (vous diriez en latin Caprarios), avait dans ses domaines des villages, des fermes et des héritages nombreux. Elle possédait MontLyon (qu'on appelle vulgairement Montléans) non loin de Vienne. Cette race a été l'origine de plusieurs familles, dont les unes ont conservé la splendeur générique, et les autres sont tombées dans l'obscurité. En l'an 1420, le chef de la famille était Jean Chevrier, duquel je tire mon origine. Il tenait par droit héréditaire la plus grande et la meilleure partie d'un territoire agréable et fertile, appelé Navon, situé à la troisième pierre milliaire à partir de Vienne, au midi. Ses rentes et ses facultés, comme le comportaient ces temps, étaient tellement considérables, qu'il fit don d'un excellent fonds à l'église consacrée à saint Maurice, à Vienne.

Lorsqu'il eut cessé de vivre, il laissa un fils qui se souvenait de son origine, laquelle fut oubliée plus tard par ses descendants. Enfin, il est arrivé par la négligence des uns, par la stupidité et par l'infortune des autres, que leurs affaires s'étant réduites et délabrées, ils sont déchus du rang de la noblesse de leurs ancêtres; car, de même que dans la nature des choses il y a succession mutuelle des jours et des nuits, de même il y a changement de noblesse en roture et de roture en noblesse; l'une suit la marche et forme l'image de l'autre. Par la corruption du nom, ceux qui se nommaient Chevriers sont devenus Chovriers et Choriers. C'est ce que j'ai eu soin de noter dans le Nobiliaire du Dauphiné. Au reste, les sages regardent comme vraiment noble. non pas celui qui l'est réellement, mais celui qui est digne de l'être. Mais c'en est assez sur ce point. Mon père a été Jean Chorier, procureur au bailliage de Vienne, et ma mère, Benoîte Christophe, fille de Louis Christophe, notaire royal, excellent homme, très-habile dans son état. Je suis venu au jour aux calendes de septembre (1), à une heure après midi. Ma mère pensait que j'étais né dans le huitième mois de la conception; les médecins nient que l'enfant qui n'est pas né dans le septième, le neuvième ou le dixième mois, puisse vivre. Aussi dans les premières années de ma vie j'étais d'une très-faible santé, et il n'y avait aucun espoir pour moi d'une longue vie. Mais lorsque j'eus, dans cet âge périlleux, échappé aux effets de la maladie par le secours du médecin Jean Marquis (*), pendant que tous les autres dés

(') 1612.

(1) Jean Marquis, habile médecin, né à Condrieu (Rhône), mort à

espéraient, et lorsque j'eus acquis des forces par ma convalescence, mes parents, pleins de tendresse, prirent soin de m'inspirer l'amour des lettres. Ils me placèrent, à l'âge d'environ sept ans, au collége des Jésuites, à Vienne, que l'on pourrait mieux appeler académie, et je ne trompai pas l'espérance qu'ils avaient conçue de moi. J'eus pour maître, dans la grammaire, Laurent Chifflet (1); dans la rhétorique, Gilles Privé (*); dans la philosophie, Charles Dulieu (). Chifflet et Privé avaient pour patrie Besançon, et Dulieu, Lyon. Chifflet m'aimait beaucoup, soit à cause de mes mœurs douces et agréables, soit à cause de la musique par ses conseils, je m'étais appliqué à apprendre la musique et j'avais réussi. Chifflet m'avait placé à la tête du chœur des symphonistes et des joueurs de flûte et d'instruments à cordes, à cause de la douceur de ma voix. Mais après qu'il eut quitté Vienne, il me prit, non pas de la haine, mais un tel dégoût et une telle indifférence pour cet

Vienne en 1625, éditeur de la Chronologie de Génébrard avec un supplément, 1609.

Chorier cite son épitaphe dans ses Antiquités de Vienne, pag. 308 (édition de 1828).

(') Laurent Chifflet, jésuite au collège de Vienne, auteur d'un grand nombre d'ouvrages ascétiques, en français et en latin. Son Essai d'une parfaite Grammaire de la Langue française, en vers, 1659, in-8°, est un ouvrage assez estimé. Il fut un des collaborateurs du Dictionnaire de Calepin, en huit langues, 2 vol. in-fo.

(*) Gilles Privé, jésuite, professeur de rhétorique au collége de Vienne.

(2) Charles Dulieu, jésuite, professeur de philosophie au collége de Vienne, auteur (avec le P. Jean de Saint-Aubin) d'une Histoire ecclésiastique de Lyon, publiée par le P. Menestrier, 1666, 2 vol. in-folio.

art, qu'en peu d'années j'oubliai entièrement tout ce qui le concernait. Il me paraît même extraordinaire que j'y aie jamais eu aucune habileté. Au milieu de mes études, une maladie pestilentielle venue de Lyon vint troubler Vienne. Les vacances furent ouvertes; on s'abstint de toute réunion et de toute assemblée; la ville fut pleine de funérailles, et la campagne, de famine et de deuil. Je me rendis à Navon avec ma mère et Marguerite Agnèse, mon aïeule. Notre maison de campagne héréditaire était dans un lieu agréable. Mon père resta à la ville avec Pierre, mon frère cadet. Mais pendant qu'il veillait au salut public, il ne prenait pas garde au sien, et la contagion pestilentielle envahit la maison. Mon père fut sauvé avec beaucoup de difficulté par le secours des médecins ; mais mon frère Pierre succomba à la violence de la maladie. J'étais plus âgé que lui d'une année; on espérait beaucoup de son bon naturel et de la vivacité de son esprit. Deux ou trois heures avant d'expirer, ayant entendu dans la rue ma mère qui accourait avec moi, accablée de douleur, à la nouvelle de sa maladie, il voulut la voir et lui dire un dernier adieu. Avec le secours de mon père, il se leva de son lit, vint à la fenêtre, et la tête découverte et en souriant, il nous salua l'un et l'autre et nous dit adieu. Cet enfant avait une fermeté d'âme et un courage admirables.

Lorsqu'enfin, repoussée par l'hiver, la peste se fut apaisée à Lyon, la violence horrible de la maladie se calma aussi à Vienne. Les choses étant revenues à leur ancien état, nous tous qui nous étions éloignés, nous fumes rappelés à l'étude interrompue de la philosophie. L'ardeur de l'étude, qui s'était attiédie dans cette calamité, se ranima dans mon cœur. Charles d'Austri de La

T. III.

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