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nature à justifier les généreuses adhésions obtenues par la théorie qui assimile à la propriété ordinaire la propriété intellectuelle.

Loin de moi, Messieurs, la pensée de reprendre à nouveau, pour la discuter devant vous, cette thèse si vaste et si intéressante. Je ne me propose point de faire triompher dans vos esprits l'opinion qui seule me paraît conforme à la vérité, ni d'ébranler les convictions de ceux d'entre vous auxquels pourrait s'appliquer l'épithète nouvelle, quoique fort peu littéraire, de perpétuistes. Mon but est tout autre. Je ne veux qu'esquisser à grands traits un chapitre de l'histoire de ce sujet. Libre à vous de conclure de mon étude que, si la propriété littéraire est conforme au droit naturel, elle a mis au moins bien longtemps à apparaître et à s'inscrire dans les codes.

Les Athéniens, dont je veux vous parler, ne paraissent pas avoir connu cet objet de nos polémiques contemporaines les plus ardentes. La raison en est assez simple. Là où il n'y a point d'intérêt appréciable, la controverse ne peut que difficilement s'établir. Or, si, de nos jours, les éditeurs qui se chargent de la publication d'une œuvre promettent à l'auteur une rémunération pécuniaire, je ne connais aucun témoignage qui prouve qu'il en était ainsi autrefois.

Lorsqu'un livre était mis au jour, il tombait aussitôt dans le domaine public; tous les libraires avaient le droit d'en faire des copies qu'ils plaçaient dans leurs magasins. Le prix de vente représentait seulement la valeur du papyrus, le salaire du copiste et les bénéfices du ßibλionáλns. Quant à la part réservée à l'auteur, vous la chercheriez inutilement.

Je ne veux point dire assurément que ceux qui, dans Athènes, consacraient leur vie aux nobles travaux de la pensée ne pouvaient point par leurs œuvres se créer des ressources. J'ai quelque peine à croire que le poète comique ou tragique, qui charmait les loisirs de ses concitoyens par ses ingénieuses fictions et par l'harmonie de ses vers, n'ait pas reçu, indépendamment de la couronne offerte au vainqueur, une part du produit des places occupées par les riches Athéniens. Tous les siéges n'étaient pas concédés gratuitement; et un passage de l'Apologie de Socrate, telle que Platon nous l'a conservée, nous apprend que certains spectateurs payaient une drachme (environ trois francs soixante centimes 0 fr. 90 x 4-de notre monnaie) pour assister aux représentations dramatiques (1).— N'était-il pas juste que l'auteur en profitât?

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De même aussi, les orateurs qui écrivaient des discours pour des plaideurs inexpérimentés dans la science. des lois, ne se consacraient pas gratuitement à cette œuvre (2); et, quand Isocrate eut adressé au roi de Salamine en Chypre, Nicoclès, les harangues qu'il avait composées pour lui, il reçut en échange des présents consi

(Les interprètes ne sont pas d'accord sur le sens à donner à ce passage de Platon (Apologie, p. 26). M. Bockh en conclut que les ouvrages d'Anaxagore coûtaient seulement une drachme, et ce n'est point une inadvertance du regrettable académicien, ainsi que M. Egger paraît le croire (Mémoires d'Histoire ancienne et de Philologie, p. 139); c'est une opinion réfléchie: « Dies ist der Sinn der meistentheils missverstandenen Stelle des Platon.» (Staatshaushaltung der Athener, 2e édition, t. ¡er, Cf., p. 153, et Register, p. iv.) (2 Photius, Bibliotheca, Ed. Bekker, p. 120, Fr. 176.

68. p.

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T. III.

dérables (') qui, d'après l'indication fournie par le Pseudo-Plutarque, s'élevaient à vingt talents (2).

De pareils honoraires, qui suffiraient pour enrichir un avocat de nos jours, étaient, sans aucun doute, l'exception; mais, enfin, ils prouvent que les labeurs intellectuels n'étaient point sans récompense. Soyez un jurisconsulte retors, disent les Nuées, « et les clients assiégeront en foule les portes de votre maison, désireux d'arriver jusqu'à vous, de vous exposer leurs affaires et de vous consulter sur leurs procès. Pour prix de votre habileté, vous recevrez beaucoup d'argent ("). »

Mais de ce fait que les professions libérales n'étaient point improductives à l'établissement de la propriété littéraire, la distance est bien grande. Tout nous porte à croire, au contraire, que, lorsqu'un discours avait été prononcé, les libraires, chargés d'approvisionner le marché aux livres (rà ßi6hía), avaient toute liberté pour en multiplier les copies et les répandre à leur guise (*); et nous ne voyons point que jamais l'auteur d'une œuvre quelconque se soit plaint de ce que, malgré lui, un Bibliomans lui avait donné une publicité plus grande que celle qu'il avait eue en vue en la composant.

Nous ne rencontrons donc la propriété littéraire à Athènes, ni dans la loi, ni dans les faits.

Mais ce que l'opinion publique flétrissait avec une

(1) Isocrate, De permutatione, § 40, D. 205.

(2) Vie d'Isocrate, ch. vII. – Pline manque d'exactitude lorsqu'il dit: : «Viginti talentis unam orationem Isocrates vendidit. » (Histoire naturelle, VII, 31). Les vingt talents n'étaient pas le prix d'un marché.

(3) Aristophane, Les Nuées, v. 467 et suiv.

(*) Pollux, Onomasticon, IX, 47.

juste sévérité, c'est ce que nous appellerions aujourd'hui le plagiat; et, il faut même le dire à l'honneur des Athéniens, leur susceptibilité sur cet article était grande, et les rhéteurs ont prononcé des jugements bien sévères sur des faits que nous ne rangerions pas même dans la catégorie des simples peccadilles.

Je laisse de côté les reproches exagérés; je ne me préoccupe point de ces puristes qui, lorsqu'Euripide écrivait

πρὸς κέντρα μὴ λακτίζοιμι (1),

criaient au plagiat, parce qu'ils avaient lu dans Eschyle:

πρὸς κέντρα μὴ λάκτιζε (*).

-Ace compte, il serait impossible d'écrire sans être un plagiaire, et de pareils griefs ne méritent point de réponse.

Mais il y avait des accusations plus sérieuses: c'est ainsi que l'on reprochait à Eschyle d'avoir pillé Phrynicus; à Sophocle, d'avoir trop emprunté à Eschyle; quant au troisième des grands poètes tragiques, sa réputation était si bien établie, que personne ne songeait à contre

dire.

Aristophane, qui se borne d'ailleurs à traduire fidèlement la pensée de tous ses contemporains, fait dire par Euripide à Eschyle: « Lorsque j'ai reçu de tes mains la tragédie, elle était toute boursoufflée de jactance et d'emphase; j'ai commencé par la faire maigrir; je l'ai débarrassée du lourd fardeau que tu lui avais impose; je l'ai nourrie de petits mots, de petites subtilités philo

') Bacchæ, v. 795.

(*) Agamemnon, v. 1624.

sophiques, de petites betteraves; je lui ai donné du jus de niaiserie que j'extrayais d'une foule de livres, àñò Bíóhíwv àπnowv; je l'ai alimentée de monologues, en y mêlant du Céphisophon (').»

Plus loin, Eschyle reprochera à son rival d'avoir pillé partout, dans les propos de courtisanes, dans les chansons de Meletus, dans les airs de flûte cariens et dans les cancans des pleureuses et des danseurs (*); et, quand il s'agira de peser leur valeur respective, pour contre-balancer toutes les œuvres d'Euripide, Eschyle se contentera de mettre dans son plateau deux de ses petits poémes, tant il est convaincu qu'il y a en eux seuls plus d'originalité que dans le volumineux bagage de son adversaire (3).

Aussi Bacchus, rencontrant dans Euripide une idée qui lui paraît lumineuse, s'informera si elle est de lui ou de Céphisophon, et Euripide répondra avec franchise que Céphisophon y est bien pour quelque chose (').

Si le témoignage d'Aristophane semblait suspect, nous pourrions en rapprocher les paroles de Socrate dans son apologie. Ceux qui veulent connaître la philosophie d'Anaxagore ont, dit-il, un moyen bien simple de l'apprendre qu'ils aillent au théâtre où se jouent les pièces d'Euripide, et ils la trouveront littéralement exposée dans les chœurs des tragédies de ce poëte.

Aristophane lui-même n'était point exempt de reproches. Il se glorifiait, il est vrai, dans l'une de ses comédies, de ne pas suivre l'exemple de ses confrères et d'in

(') Les Grenouilles, v. 939 et suiv.

(*) Ibid., v. 1301 et suiv.

(3) Ibid., v. 1407 et suiv.

(*) Ibid., v. 1542 et suiv.

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