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venter sans cesse, pour les mettre sous les yeux de ses concitoyens, des fables nouvelles ('). Mais on l'accusait cependant d'avoir trop largement puisé dans les œuvres de Cratinus et d'Eupolis (2). — Pour se venger, il ne manqua pas d'attaquer vivement ses émules : « Eupolis, dit-il, vient de donner son Maricas; mais ce misérable plagiaire s'est borné à travestir maladroitement mes Chevaliers, en se contentant, pour tout changement, d'y introduire une vieille femme ivre à laquelle il fait danser la Cordace (3). »

J'abuserais de votre bienveillante attention, Messieurs, si je voulais reproduire tous les actes d'accusation de ce genre que l'on rencontre à Athènes.-Phrynicus ne fait que répéter ce qu'ont dit les autres : Κωμῳδεῖται... ὡς ἀλKórpıx λéywv (*);—Strattis copie Cratinus;-quant à Ménandre, ses larcins ne se comptent point, et l'on compose des livres où l'on met en regard de ses œuvres les passages des auteurs auxquels il les a empruntées.

Qu'y avait-il au fond de ces griefs si souvent répétés? Probablement quelques imitations plus ou moins libres, comme le théâtre moderne en fournit des exemples. Jugés avec cette sévérité, nos plus grands auteurs dramatiques, les Racine et les Molière, auraient-ils pu aisément se justifier (*)?

Je n'ai parlé jusqu'ici que des poëtes. Est-ce à dire que les orateurs étaient considérés comme plus scrupu

(') Les Nuées, v. 547.

(*) Scholia ad Equites, 526 et 1291. Didot, pp. 52 et 74.

(3) Les Nuées, v. 553.

(*) Scholia ad Ranas, v. 13. Didot, p. 275.

(5). V. cependant Quintilien, Inst. orat., X, 1, 66, et Suidas, Ευφορίων.

leux?

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Denys d'Halicarnasse nous apprend, dans la Vie de Lysias (1), qu'il n'était pas rare de voir les discours de quelque prince de la parole largement mis à contribution par ceux qui essayaient de marcher sur ses traces; et le sophiste Théon nous montre les anciens s'appropriant les œuvres de leurs prédécesseurs après y avoir introduit quelques légers changements, τὰ ἀλλήλων μεταπλάσσοντες (*). Ils ne dédaignaient pas même de reproduire presque littéralement des passages de la harangue qui leur servait de modèle (*).

Voici un exemple pris au hasard dans deux des représentants les plus autorisés de l'éloquence athénienne :

Andocide: de Mysteriis.
§1.

Τὴν μὲν παρασκευὴν
καὶ τὴν προθυμίαν τῶν
ἐχθρῶν τῶν ἐμῶν ἐπίστασθε,
καὶ οὐδὲν δεῖ περὶ τουτῶν
πολλοὺς λόγους ποιεῖσθαι.
Ἐγὼ δ ̓, ὦ ἄνδρες, δεήσομαι
ὑμῶν

δίκαια καὶ ὑμῖν τε ῥᾴδια χαρίζεσθαι.

Lysias : de Bonis Aristophanis. $ 2.

Τὴν μὲν παρασκευὴν

καὶ προθυμίαν τῶν
ἐχθρῶν ὁρᾶτε...

καὶ οὐδὲν δεῖ περὶ τουτῶν
λέγειν....

| Αιτήρσομαι οὖν ὑμᾶς

δίκαια καὶ ῥᾴδια
χαρίσασθαι.

Que l'on rapproche de ces deux textes l'exorde du discours d'Eschine contre Ctesiphon, et l'exorde du discours de Lysias contre Nicias, et la preuve deviendra plus frappante encore.

(1) Ch. XVII.

(*) Progymnasmata, ch. 1er.

(*) M. Egger, Mémoires de littérature ancienne, 1862, pp. 383 et suiv.

Démosthène, le grand orateur, ne manquera pas, malgré tout son génie, de faire quelques-uns de ces emprunts à son maître Isée. Le § 3 du premier discours contre Aphobus (1) est presque littéralement pris dans le § 5 du discours sur l'hérédité de Ciron, et le § 4 de ce dernier plaidoyer se retrouve dans le § 3 du discours contre Pantænetus (*).

Sont-ce là de simples réminiscences? Cela pourrait être, à la rigueur. Mais il est plus vraisemblable que le second orateur s'est borné à reproduire le premier. Il nous serait facile de montrer que souvent, dans une œuvre nouvelle, un orateur insérait des passages d'un de ses discours antérieurs. Nous avons même quelque chose de plus significatif dans la harangue contre Midias, où la même pensée se trouve répétée deux fois par Démosthène dans des termes identiques (3). — De là à copier les autres, il y avait, sans doute, encore un large pas à franchir. Mais les textes que je vous ai cités prouvent qu'il fut franchi.

Quelquefois l'orateur se bornait à analyser ses devanciers. C'est ce que fait Eschine dans le discours sur les prévarications de l'ambassade (*), où il résume la narration d'Andocide sur la paix à conclure avec les Lacédémoniens (). Ce procédé, plus honnête, ne fit pas disparaître la reproduction textuelle qui était tolérée par l'usage. Si elle ne souleva pas de récriminations, c'est

(1) Edit. Reiske, p. 814.

(*) Ibid., p. 967.

(3) § 101 et §§ 184-185, R., 547 et 574.

(*) §§ 172 et suiv.

(3) §§ 2 et suiv.

que les orateurs, moins susceptibles que le genus irritabile vatum, ne jugèrent pas à propos de mêler à la discussion des affaires qui leur étaient confiées, l'expression de leurs griefs personnels.

Je ne veux plus que vous signaler, en terminant, un autre délit qui, lui aussi, se rattache à la propriété littéraire; qui est, il est vrai, plus rare que le précédent, mais dont tous nos contemporains ne sont point innocents.

L'Athénien Onomacrite formait un recueil des oracles de Musée; parmi eux, il en inséra quelques-uns de sa composition, qui annonçaient que les îles situées autour de Lemnos seraient englouties par la mer. La fraude fut découverte, et Hipparque qui, jusque-là, avait été le protecteur du coupable, l'exila d'Athènes (").

La peine était sévère, et le condamné aurait pu, pour sa justification, invoquer devant son juge un argument de nature à le toucher. Pisistrate était, en effet, soupçonné d'avoir fait insérer dans les poésies homériques quelques vers en l'honneur des Athéniens dont le grand Aéde n'était point responsable (2).

Si de pareils faits ne se produisent plus aujourd'hui que dans des circonstances très-rares, l'honneur en re

(1) Hérodote, VII, 6.

(*) Diogène Laërte, I, 57. Barthélemy (Voyage du jeune Anacharsis, chap. 59), raconte le fait suivant que je n'ai pu vérifier : Anexandride avait parodié ces paroles d'une pièce d'Euripide: La nature donne ses ordres et s'inquiète peu de nos lois. Anexandride, ayant substitué le mot ville à celui de nature, fut condamné à mourir de faim. La peine si sévère prononcée contre le poëte peut s'expliquer plutôt par le caractère politique du délit que par le désir de réprimer une altération du texte du poëte.

vient, sans aucun doute, aux progrès que les scrupules de notre délicatesse ont pu faire depuis l'époque à laquelle je me suis placé. Il ne faut pas oublier, toutefois, que la fraude était alors beaucoup plus difficile à démasquer qu'elle ne l'est aujourd'hui.

L'invention de l'imprimerie, en permettant de multiplier les exemplaires de chaque œuvre, nous place dans des conditions de critique que ne pouvaient rencontrer les anciens. Le plagiat et la supposition, s'ils se produisaient avec cette naïveté que nous avons trouvée à Athènes, ne tarderaient pas à être reconnus et condamnés par l'opinion publique, tandis que, pour les Athéniens, les chances d'impunité étaient si grandes, que, toute moralité mise à part, il n'y avait pas trop de périls à courir en s'abandonnant à la tentation de piller ses prédécesseurs, ou de glisser parmi leurs travaux ses propres essais. Mais ces faits, lorsqu'ils se rencontraient, n'étaient point d'accord avec le droit, et quelquefois la loi, toujours la conscience sociale, savaient les réprimer.

La conclusion qui me paraît ressortir de ces courtes observations est donc que les Athéniens n'admettaient pas, au profit de l'auteur, un droit exclusif de reproduction; mais ils lui garantissaient la seule véritable propriété qui puisse exister, à mon avis, sur les produits de l'intelligence, en lui promettant que son œuvre resterait perpétuellement attachée à son nom, et que nul ne pourrait l'augmenter par des additions imprudentes ou s'en attribuer injustement l'honneur.

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