Imágenes de páginas
PDF
EPUB

nant presque au hasard des noms communs dont la forme varie, tels que cuens et comte, lerres et larron, bers et baron, niés et neveu, enfes et enfant, nous trouvons que ces formes diverses ne sont pas employées indifféremment; si, par exemple, cuens, ierres, bers, niés, enfes sont toujours sujets au singulier; si, au contraire, comte, larron, baron, neveu, enfant, sont toujours des régimes ou des pluriels, ne devons-nous pas voir dans la constance de ce fait grammatical, sinon une règle consacrée, tout au moins un reste d'habitude persistante et comme un hommage instinctif au système de déclinaison qui modifiait, chez les Latins, la désinence des mots pour éclairer le sens de la phrase?

Les textes écrits en langue d'oil, hérissés au premier abord de graves difficultés et enveloppés de nuages, ne tardent pas à s'éclaircir, si l'on tient compte de la variété des dialectes de la Normandie, de la Picardie et de l'Ile de France, variété qui se rattache surtout à des différences de prononciation dans ces diverses provinces: l'unité de langage se dégage bientôt de cette confusion qui n'est qu'à la surface. Si de plus, dans les textes qui appartiennent au même dialecte, on sait reconnaître sous les accidents variables d'une écriture abandonnée sans règle fixe au libre arbitre des copistes, la constance des mêmes sons et force mots de la langue moderne representés par une autre combinaison de lettres; si, par exemple, on ne s'inquiète pas de trouver, dans la même page, un mot écrit de trois ou quatre manières différentes par le même scribe, comme guet, guiet,

guait, gueit, gait, ou d'avoir à lire bues au lieu de bœufs, et suer à la place de sœur, pueple pour peuple ou aidier pour aider; enfin, si l'oeil ne se laisse pas offusquer par la surcharge ou l'omission de quelques signes graphiques, alors le lecteur trouvera du charme à suivre, dans ces premiers efforts d'un idiome qui s'essaye, l'expression ingénue de la pensée, et il ne s'étonnera pas de rencontrer dans l'enfance d'une langue les imperfections de la langue des enfants, si bien rachetées par ces grâces naïves qui manquent à la maturité.

La langue du moyen âge nous donne la clef de. quelques anomalies, qui cessent alors d'être des irrégularités en reprenant le nom d'archaïsmes. Ainsi, l'usage général était que les adjectifs communs en latin n'eussent dans le roman qu'une seule forme pour les deux genres: grand et royal étant de cette catégorie, on ne doit pas être étonné qu'on dise encore grand mère et mère grand', et, dans la langu du palais, lettres royaux. Nos pluriels en aux doivent leur existence à un fait qui mérite d'être expliqué. Par un usage constant, / suivi d'une consonne, soit à la fin d'une syllabe, soit à la fin d'un mot, se fondait en u; et comme le nom singulier masculin, sujet de la phrase, se terminait, nous l'avons déjà dit, par un s, il en résultait, par exemple, que chevals, nomiMatif singulier, se prononçait chevau, comme disent

1 Il faut s'étonner plutôt que l'on continue à écrire et à imprimer grand'chose, grand'peine, au lieu de grand chose et grand peine, comme faisaient nos aïeux, et qu'on mette ainsi le signe d'une élision quand aucune lettre n'a été élidée.

encore nos paysans; et lorsque I's fut devenu plus tard le signe du pluriel, cette modification de la syllabe finale passa du singulier au pluriel. Certains mots, qui n'avaient pas cours alors, ne se sont pas pliés à l'usage ancien, et sont si disparates qu'on hésite à les employer au pluriel masculin, comme naval, par exemple, et fatal'. Les noms et les adjectifs en eil et en el suivaient la même loi; et de là nous viennent yeux d'œil, et cieux de ciel2. L'absence de l's à la fin des premières personnes de certains temps des verbes est encore un archaïsme, et non, comme on le croit communément, une licence poétique. Lorsque Corneille, Molière et Racine usent de ce droit, dans leurs vers, ils ne font qu'imiter leurs devanciers; il en est de même de certaines formes de subjonctifs tombées depuis en désuétude.

L'étude du vieux langage n'est pas une simple curiosité d'érudit. Outre l'intérêt historique, elle a l'avantage, en faisant connaître les procédés de formation, d'indiquer les moyens de conservation et d'amendement. Le trésor de la langue primitive doit servir à réparer des pertes regrettables et à prévenir

1. Boursault a tiré de cette anomalie tout le sel d'une des scènes les plus gaies de son Mercure galant, où le soldat de marine La Rissolle s'embrouille si complétement, qu'il finit par ne plus savoir si ses bras seront fatals ou fataux à son contradicteur, et si les grands combats où il a fait tant de prouesses étaient des combats navaux ou des combats navals. (Mercure galant, sc. vii.)

2 On n'en dit pas moins des cils de perdrix, des ciels de lit, de tableau.

des innovations dangereuses. On ne doit pas l'oublier, le vrai français, celui qui est original par lente élaboration populaire, se compose des mots véritablement transformés, et non de ceux qui ont été transportés intégralement du latin et du grec, ou violemment importés des langues étrangères; et de là découle une conséquence capitale : c'est que pour rester fidèle à l'esprit qui a engendré notre langue, pour l'entretenir en perpétuelle jeunesse, il faut rechercher l'acception primitive des mots anciens les y rappeler autant que faire se peut, remettre en circulation avec mesure, mais sans fausse pudeur, les expressions et les tours qui ont été injustement délaissés, interroger Villehardouin, Joinville, Jean de Meung, Froissart, Villon, Comines, Marot, Rabelais, Amyot, Montaigne, d'autres encore, les appeler à notre aide, et s'armer de leur autorité, comme de celle des Regnier, des Molière, des Racine, des La Fontaine, des Bossuet et des La Bruyère, pour ruiner le crédit des puristes qui énervent et mutilent la langue, et réprimer les exemples de négligence effrontée et de néologisme barbare donnés par l'improvisation appliquée à l'art d'écrire.

La longue enfance de la langue romane et sa persistante naïveté tiennent surtout à l'abandon où la laissaient les esprits trempés et aiguisés par les sérieuses études de la scolastique. Le latin retenait dans son domaine les matières qui auraient pu donner de la gravité à la pensée et de l'élévation au langage. Pendant que les plus puissants esprits du moyen âge, les Alcuin, les Anselme, les Abeilard,

les saint Bernard, les saint Thomas, les Vincent de Beauvais, écrivaient en latin tant d'œuvres sérieuses et solides, la langue vulgaire s'égayait en libres propos auxquels elle convenait, et s'y complaisait, de sorte qu'elle se trouvait doublement empêchée et par sa nature propre et par les habitudes de ses interprètes, lorsqu'elle abordait témérairement de graves sujets. Toutefois elle avait de si heureuses qualités qu'elle se répandit au loin. Ses essais charmèrent les étrangers mêmes qui s'approprièrent ses récits et ses fictions, et elle finit par atteindre sa perfection relative dans la prose de Joinville et de Froissart, où elle se prête avec grâce et souplesse à la simplicité. de récits variés, et dans les vers de Marot, où elle exprime, avec une vivacité naïve et piquante, les saillies de l'esprit gaulois et quelques nuances délicates du sentiment. Même elle était si bien appropriée à cet ordre d'idées, qu'elle a survécu sous le nom de langue marotique, comme un dialecte de la langue générale affecté à l'usage des genres secondaires, que le talent exquis de Marot avait consacrés. Avant Marot, les doctes efforts de Christine de Pisan, d'Alain Chartier, de Georges Chastelain, écrivains lettrés et gourmés, avaient tenté de porter la langue vulgaire à la hauteur des idiomes de l'antiquité; mais ils n'étaient parvenus qu'à lui donner une noblesse roide et empesée, une majesté d'emprunt. A la manière des parvenus, elle portait gauchement l'ample et riche manteau jeté sur elle à l'improviste. Comines, sans lui apporter d'ornement étranger, sans lui ôter rien de sa simplicité naturelle, lui prêta

« AnteriorContinuar »