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de son propre fonds, « l'autorité et gravité représentant, comme dit Montaigne, son homme de bon lieu et eslevé aux grands affaires. >>

La forte adolescence du langage français date du seizième siècle. Elle correspond à la renaissance des lettres antiques. C'est alors qu'on puise largement à la source latine de nouvelles richesses', et qu'on reprend, même pour un autre usage et sans les transformer, des mots dont la langue romane s'était emparée en leur donnant son empreinte. Calvin, dans son Institution chrétienne, lui communiqua la gravité et la force du latin, dont il connaissait toutes les ressources; le polyglotte Rabelais l'enrichit de tours et d'expressions empruntés au grec et au latin, qu'il ajouta aux trésors de la langue vulgaire employés par lui avec une merveilleuse habileté. La richesse de son vocabulaire n'est comparable qu'à la souplesse de sa syntaxe, qui suit docilement les plus folles imaginations et les plus saines pensées de ce prodigieux esprit. Amyot, sans innover dans les mots, donna à la période une étendue et une ductilité inconnues à ses devanciers. « Personne, dit Vau

'Ainsi, quand solliciter fut introduit, il y avait déjà longtemps que sollicitare avait formé en se corrompant soucier; apprehendere nous avait douné apprendre, lorsqu'il fournit de nouveau appréhender, mot qui reçut un double sens également distinct d'apprendre. Nous avions combler avant cumuler, blasme avant blasphème, et cent autres semblables. La coexistence de ces mots de même source, et cependant de forme et d'acception différentes, indique plusieurs âges dans la formation de la langue.

gelas, ne connut mieux le caractère de notre langue; il usa de mots et de phrases naturellement françaises, sans nul mélange des façons de parler des provinces, qui corrompent toujours la grâce et la pureté du vrai langage français. Tous nos magasins et trésors sont dans les œuvres de cet homme. >> Montaigne n'eut pas les mêmes scrupules, et le gascon lui venait en aide lorsque le français ne suffisait pas à représenter sa pensée. Il avait moins de souci de la correction que du relief et de la couleur. Personne n'a mieux connu que lui la valeur des mots, personne n'a su mieux les placer pour en montrer toute la force, personne n'a mieux connu l'art d'en enfoncer la signification; aucun autre écrivain ne les a choisis et disposés de manière à les imprimer plus avant dans la mémoire. Son exemple a montré comment on pouvait oser avec succès. Les controverses religieuses introduisirent en même temps de nouvelles formes d'éloquence consacrées par la Ménippée, dans le discours de Daubray.

Cette vigoureuse croissance annonçait la maturité prochaine de notre idiome. En effet, Malherbe, soutenu par les travaux de ses précurseurs qui avaient vu le but sans l'atteindre, éclairé par leur chute, reprit dans l'ordre poétique l'œuvre de Ronsard et de son école; critique impitoyable, il rejette de la langue des vers toute incrustation, tout placage étranger, soit grec, soit latin, soit italien, soit espagnol, et avec l'exactitude d'un grammairien consommé, par intervalles avec l'inspiration d'un poëte, toujours guidé par une raison plus forte qu'étendue,

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et par cela même plus puissante, il constitue et il impose la langue poétique. Dans la prose, Balzac, avec un mélange d'emphase castillane qui veut dissimuler et qui accuse trop souvent le vide de la pensée, introduit le nombre et le rhythme. Il charme l'oreille au risque de la fatiguer, cela est vrai, mais enfin il crée l'harmonie; il faudra sans doute abaisser le diapason qu'il donne pour retrouver la variété, sans laquelle il n'y a point de plaisir durable pour l'esprit; mais il a donné ce diapason. Heureusement à côté de Balzac, et comme moyen de préservation, Descartes enseigne par l'exemple l'art de penser et d'établir la proportion, l'analogie du fond et de la forme, la convenance de l'idée et de l'expression. On peut dire que Descartes, après Malherbe et en présence de Balzac, complète cette éducation des intelligences qui aboutit, dans Corneille et dans Pascal, pour la poésie et pour la prose, à l'harmonieux accord de la pensée et du langage. Dès lors la période de formation est achevée, le point de maturité est atteint. Les hommes supérieurs peuvent naître, l'instrument ne manquera point à leur génie, car le langage, tel que l'ont façonné de si longs efforts, a des tons variés qui peuvent monter naturellement de la simplicité de l'expression familière jusqu'aux plus mâles conceptions de la raison éloquente, et des couleurs capables de représenter dans tout leur éclat les plus brillantes créations de la muse.

Cette langue ainsi faite est le témoin de notre grandeur dans le passé; il importe de la maintenir comme instrument de notre influence sur l'avenir du monde.

Conservons-lui donc religieusement le génie qui lui est propre et qui a fait de notre idiome une langue universelle. Ce génie se compose de clarté, d'ordre et de mesure. Le français est une langue tempérée comme l'esprit et le climat de la France. On ne le dénaturerait pas sans porter préjudice à notre autorité morale. Continuons à parler un langage que les peuples entendent et qui porte sur tous les points du globe, avec de généreux sentiments, des pensées lumineuses et fécondes. Ce n'est pas que nous prétendions qu'il doive demeurer invariable et fixe. Il n'y a que les langues mortes qui soient fixées. Toutes les langues qui vivent sont dans un perpétuel enfantement pour suffire aux besoins nouveaux de la pensée publique et au génie particulier des écrivains; elles n'ont de permanent que les traits généraux qui les caractérisent. Leur vocabulaire se flétrit et s'épuise s'il ne s'alimente.

Ce recrutement nécessaire doit s'opérer non par voie d'invasion tumultueuse ou de capricieuse création. Il y a plusieurs moyens d'y pourvoir régulièrement : c'est d'abord la reprise des mots et des tournures qui ont été délaissés par inadvertance ou njuste dédain. En effet, chez nos vieux auteurs qui ont été des maîtres, et qui ne sont plus des modėles, il y a bien des richesses enfouies qui ne demandent qu'à reparaître. Les langues anciennes, mères de la nôtre, peuvent encore lui fournir quelques aliments. Nous pouvons aussi1, avec de grandes

1 Ainsi nous avons pu très-légitimement prendre aux Anglais

précautions toutefois, faire d'heureux emprunts à nos voisins. Mais la source la plus saine et la plus abondante, la vraie fontaine de Jouvence pour la langue littéraire, c'est la langue populaire, qui fermente toujours; ce sont les dialectes spéciaux des arts, des métiers, des jeux même où les mots naissent spontanément du mouvement et des besoins de la pensée et reçoivent une empreinte vivante de la vie même de l'intelligence. Ceux-là seuls sont de bonne venue et destinés à vivre. Les mots qu'on forge dans le cabinet manquent de grâce et durent peu.

C'est faute de connaître ces inépuisables ressources, c'est par ignorance et paresse que certains écrivains accusent l'indigence de notre langue et lui font contre son gré l'orgueilleuse aumône de tant de barbarismes. Ils ne l'enrichissent pas, ils la gåtent. Eh quoi! pourrait-on leur dire : « Vous avez sous la main de vieux auteurs qui abondent en expressions pittoresques, en tournures hardies; vous avez Rome et la Grèce, « terrains généreux à emprunter » comme dit Montaigne; vous avez près de vous ce grand nomenclateur qui a reçu d'Adam son confort et confortable, que les Normands de Guillaume le Conquérant leur avaient apporté en 1066. Confort nous avait d'ailleurs laissé réconfort et réconforter. Il y a loin de ces retours discrets aux invasions violentes qu'on se permet de nos jours. L'Angleterre nous a donné pour les courses et pour les voies ferrées tout un vocabulaire qui, en dépit de la mode qui l'a accueilli, n'est qu'une incrustation étrangère et un argot. M. Viennet a protesté très-spirituellement dans son épître à boileau contre cet abus. (VIENNET, Épîtres et Satires, p. 559, 5e édition. Hachette, 1860.)

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