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privilége, le peuple qui a l'instinct des sons justes et des images vraies et qui produit, sans y songer, les mots qui chantent et les mots qui peignent; vous avez tout cela, et vous allez vous créer un idiome à part, entendu et goûté seulement de quelques adeptes, et pour frapper les yeux vous demandez aux rêves de votre imagination surmenée de vous fournir des métaphores étranges; vous adultérez, vous torturcz ce beau langage qu'il faudrait seulement entretenir et vivifier par l'habile et discret emploi des richesses qu'il vous offre ! »

Mais il faut remonter plus haut. Les vices de la forme accusent surtout l'insuffisance et le désordre de la pensée. Scribendi rectè sapere est et principium et fons. On peut donc dire avec assurance que si on cherche le nouveau dans l'étrange, que si on pare son langage de fleurs artificielles, que si on raffine sur les mots et sur les figures, que si on frappe fort au lieu de frapper juste, que si on substitue le fracas à l'harmonie et l'enluminure à la couleur, c'est que la pensée elle-même n'est pas saine, et que, n'ayant en soi ni l'ordre véritable ni la vraie force, elle ne peut se représenter que dans une image violente et déréglée.

CHAPITRE II

Division du moyen âge en deux périodes. Le Roman des Lor

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Nous n'avons pas à raconter ici les phases diverses du mouvement littéraire qui se produisit dans la Gaule devenue latine par la conquête romaine, et qui se continua quelque temps encore sous la domination des rois francs de la première race. Les œuvres de cette époque ne sont que des témoignages de la décadence de la littérature latine. Sans doute, dans le cours du septième et du huitième siècle, le latin vulgaire, qui allait toujours se décomposant, avait reçu des barbares et de sa corruption même la force mystérieuse qui devait le transformer et produire enfin une langue nouvelle, mais cette langue n'existe pas encore. Les efforts de Charlemagne lui sont plutôt une entrave qu'un secours. Ils tendent en effet à restaurer le latin, et à préserver la langue des vainqueurs qui était l'allemand. Ce sont des chants germaniques que Charlemagne fait recueillir, et c'est le latin qui refleurit, sous les auspices d'Alcuin, dans l'école du palais. Si l'empire de Charlemagne se fùt solidement établi, si la renais

sance romaine qui était le but de son ambition se fùt accomplie, ou la langue vulgaire qui s'élaborait alors aurait disparu, ou elle aurait obscurément langui à l'état de patois incorrect et grossier. Elle n'était pas autre chose dans le serment que Charles le Chauve fit prêter, vers le milieu du neuvième siècle (842), à son frère Louis le Germanique. Voici ce texte célèbre tel que l'histoire nous l'a transmis : « Pro Deo amur, et pro Christian popolo, et nostro commun salvament, dest di en avant, in quant Deus savir et potir me dunat, si salvara jeo meon fratre Karlo, et in adjudha et in cadhuna cosa, si com om per dreit son fradra salvar dist, in o quid il mi altresi fazet, et ab Ludher nul plaid numquam prindrai, qui, meon vos, cist meon fradre Karle in damno sit '. » Quel vocabulaire et quelle syntaxe! C'est cependant sous cette forme étrange que se présente à nous pour la première fois l'idiome qui doit plus tard devenir la langue préférée de la civilisation dans les temps modernes. Sa marche fut bien lente, car deux siècles après nous la trouvons encore bien imparfaite dans

Ce texte a été relevé sur le manuscrit (1964, biblioth. du Vatican) de l'historien Nithard par M. J.-B.-B. Roquefort. Glossaire de la langue romane, t. I, p. xx. En voici la traduction littérale : « Pour l'amour de Dieu et pour le peuple chrétien et notre commun salut, de ce jour en avant, en tant que Dieu savoir et pouvoir me donne, si défendrai-je mon frère Charles, et (lui serai) en aide et en chaque chose, ainsi qu'un homme par droiture son frère doit défendre, en chose que lui également ferait, et avec Lothaire aucun accord jamais ne prendrai, qui, de mon vouloir, à ce mien frère Charles soit à dommage.»

la traduction du livre des Rois et du livre des Machabées. Elle resta inculte parce que les esprits cultivés la dédaignèrent pour le latin, qui était la langue des clercs, et qui seul réussit à échapper à la barbarie du dixième siècle. Au siècle suivant, l'an mil avait passé sans amener la fin du monde, tout se ranime, et lorsque.commencent les croisades, la langue de l'Église et la langue vulgaire sont déjà en mesure de suffire à l'éloquence qui enflamme les courages, à la chronique qui raconte, et à la poésie qui chante les succès et les revers des Croisés.

C'est avec le douzième siècle que s'ouvre réellement le moyen âge littéraire. Il se partage en deux périodes distinctes dont la première embrasse le douzième siècle entier et la plus grande partie du treizième, et dont la seconde, ouverte à la fin du treizième siècle, se prolonge jusqu'à la Renaissance. Le règne de saint Louis termine la première, qui commence avec les croisades; le règne de Philippe le Bel inaugure la seconde. L'esprit qui domine ces deux périodes diffère tellement, que la dernière semble consacrée à l'affaiblissement et à la destruction même des principes dont le développement donne à la première sa physionomie morale et littéraire.

La ferveur religieuse et le courage guerrier qui provoquèrent la croisade et que la croisade exalta, furent aussi l'inspiration de la poésie populaire du douzième siècle. Plus tard l'amour se mêla à la piété et au courage, et du concours de ces éléments se forma ce genre particulier d'héroïsme inconnu des anciens qui est l'esprit chevaleresque. Parmi les

compositions héroïques que nous a léguées cette époque, les unes, et ce sont les plus anciennes, ne respirent que la guerre et la religion; les autres, venues plus tard, sont une image complète de la chevalerie. Les premières ont reçu le nom de chansons de gestes, et les autres forment ce qu'on est convenu d'appeler le cycle de la Table ronde.

Les chansons de gestes, qu'on nomme ainsi parce que les poëmes consacrés à célébrer les exploits (gesta) guerriers étaient chantés par les trouvères ou par les jonglears, qui avaient au moins ce point de ressemblance avec les rapsodes de l'antiquité, se partagent en deux classes principales: la première tire ses sujets de l'histoire nationale; la seconde s'empare des faits antiques que le moyen âge avait reçus des écrivains apocryphes et qu'il façonnait à son image. La Table ronde est une légende bretonne dont nous aurons à raconter la noble origine et les brillantes destinées.

Ces trois matières distinctes avaient leur caractère propre et un but spécial. C'est le trouvère Jean Bodel d'Arras qui nous l'apprend au début de sa chanson des Saxons les chansons de France se piquaient de vérité historique; celles qui reproduisaient les prouesses de l'antiquité avaient la morale pour but; celles de Bretagne étaient destinées à plaire'. Cette

2 Ne sont que trois matières à nul home antandant :
De France et de Bretaigne et de Rome la grant;
Et de ces trois matières n'i a nule semblant (ressemblance).
Li conte de Bretaigne sont si vain (frivoles) et plaisant;
Ci (ceux) de Rome sont sage et de san (sens) aprenant;
Cil de France de voir (vérité) chaque jor apparent.

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