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pris endormi dans la campagne, et tombe aux mains de Turpin, archevêque de Reims, qui reçoit de Charlemagne l'ordre de le mettre à mort. Le pieux et brave prélat feint d'obéir et se contente d'enfermer Ogier dans un cachot voisin de son palais. Charlemagne se croit délivré de son invincible ennemi. Voilà bien un second poëme, mais nous ne sommes pas au terme de cette héroïque légende.

Charlemagne jouit en paix de sa victoire, pendant que la France pleure son héros qu'elle croit mort. Mais bientôt un roi sarrasin envahit la France avec une armée innombrable, portant partout la mort et l'incendie. Ogier seul pourrait écarter le péril. Alors s'élève la voix du désespoir dans un cri formidable trois fois répété : Ogier! Ogier! Ogier! Turpin peut enfin révéler sa désobéissance. Ogier sort de son cachot; mais il ne reparaîtra à la tête des armées que si on lui livre le meurtrier de son fils. Il faut aussi lui rendre son armure et son cheval. Les larmes de Charlemagne ne peuvent attendrir l'inexorable Ogier; sa colère ne cédera que devant le sang du coupable. Charlemagne s'est résigné à ce douloureux sacrifice; le fer est levé, lorsqu'un ange du ciel arrête le bras d'Ogier encore faut-il que le messager du ciel permette au héros de décharger sa colère par un furieux coup de poing' qui fait rouler à terre le fils de Char

1 Dans Homère, Iliade, ch. 1, Achille, contenu par Minerve, remet aussi son épée dans le fourreau, et, pour décharger ce qui lui reste de colère contre Agamemnon, il se contente d'injures. Les injures sont grossières, il est vrai, mais enfin il ne donne pas de coups de poing. Ogier est plus primitif.

lemagne. On retrouve ensuite Broiefort parmi les bêtes de somme d'un couvent, et le noble animal, à la vue de son maître et devant l'appareil de guerre qui frappe ses yeux, retrouve sa vigueur première et toute son ardeur. Je laisse à d'autres le soin de compter les nouveaux exploits d'Ogier : on prévoit la défaite du roi sarrasin, l'extermination de son armée, la délivrance de la France, la reconnaissance de Charlemagne ; ajoutons qu'Ogier épouse une princesse qu'il a sauvée des mains des mécréants, que ses noces ne vont pas sans festins prolongés, que le héros vit en paix pendant de longues années, et qu'il meurt saintement au monastère de Saint-Pharon de Meaux, où on lui élève un tombeau magnifique.

Tel est l'ensemble de cette vaste composition. Elle n'a d'autre germe dans l'histoire que le nom d'un certain Ogier (Otkarius), qui aurait suivi dans leur exil à la cour de Didier la veuve et les enfants de Carloman. Cette circonstance a suffi pour faire de ce personnage le type de la résistance des vassaux contre leur suzerain. Il est clair que cette lutte est transposée, Charlemagne n'ayant jamais été engagé dans de semblables querelles. Le grand empereur paye les torts de ses faibles successeurs; et comme la royauté dont il demeure le représentant s'est abaissée, il s'abaisse avec elle au profit du héros féodal qui lui est opposé.

Le poëme cyclique d'Ogier le Danois, tel que l'a composé, dans la première moitié du douzième siècle, Raimbert de Paris, n'est pas l'œuvre d'un esprit vulgaire Le style en est énergique et simple; la trame des événements, quels qu'en soient le nombre et la diver

sité, ne s'y embrouille jamais. On s'intéresse vivement à la destinée du héros, toujours indomptable, même sous les coups les plus durs de la mauvaise fortune. Le sage et courageux vieillard Naymes de Bavière, ce Nestor de l'épopée carlovingienne, aussi prudent, aussi intrépide sous le poids des ans, et moins prolixe que celui d'Homère, y remplit noblement son rôle de médiateur entre les passions. L'ardeur juvénile du courage poussé jusqu'à la témérité s'y montre avec grâce dans le jeune Guy, récemment adoubé, et que ses parrains de chevalerie sont obligés de poursuivre à travers les rangs ennemis et de ramener en arrière comme un prisonnier, pour le soustraire à la mort dont il se joue. Dans le camp des infidèles se distingue un généreux émir auquel la foi seule manque pour être un modèle accompli de chevalerie, Caraheu, qui se rend auprès de Charlemagne et répond corps pour corps d'Ogier, traîtreusement enlevé pendant qu'il se mesurait loyalement avec lui en combat singulier. Quant aux purs mécréants, ils ont tous la force, le courage et la férocité convenables aux monstres tels que l'Afrique les engendre.

Après ces récits sérieusement épiques, il convient de donner place au moins à une courte analyse du poëme-fabliau que j'ai cité plus haut, et qui nous montre le badinage gaulois entrant effrontément dans le cadre héroïque où nos premiers trouvères avaient placé tant de prouesses guerrières. L'esprit narquois de notre race pénètre partout, il ne respecte rien; bon gré, mal gré, il faut qu'il se fasse de fête. La grande strophe monorime dut s'étonner de

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s'ouvrir à la plaisanterie, mais il fallut s'y résigner. Nous allons voir sous quelle figure elle nous présente Charlemagne et ses pairs dans ce voyage à Jérusalem et à Constantinople, où ils ne sont jamais allés. Au début le grand empereur dans un accès de fatuité digne d'un petit maître se gorgiase devant sa femme, et prétend qu'il n'y a pas de tète au monde qui mieux que la sienne porte la couronne. L'impératrice paraît en douter, et elle insinue qu'il y a quelque part un roi mieux coiffé. - Vous me direz quel est ce roi ou je vous tue. Je plaisantais. - Non, vous parlerez. — Eh bien, c'est le roi Hugon de Constantinople. Nous verrons bien. Aussitôt le départ est décidé. Incontinent les douze pairs et Charlemagne se mettent en marche pour Constantinople, naturellement ils prennent la route de Jérusalem pour visiter le saint sépulcre et y faire leurs dévotions. Là ils reçoivent des mains du patriarche une grosse de reliques dont l'énumération ressemble fort à un inventaire de comédie. Munis de ce précieux fardeau nos pèlerins arrivent à Constantinople, gouverné alors par le roi laboureur Hugon, qui s'empresse de quitter sa charrue pour faire honneur et bonne chère à ses hôtes. Le merveilleux palais où ils sont hébergés, assis sur un pivot, tourne sur lui-même au souffle du vent. L souper qui est splendide se passe sans encombre; mais avant de se coucher, réunis dans une même chambre, on leur apporte de la part du roi le piment et le clairet de l'hospitalité. Ils peuvent boire à discrétion, et en effet ils boivent sans mesure. L'ivresse les pousse à gaber à l'envi l'un de l'autre. Gaber,

c'est se vanter à outrance et faire des gageures impossibles. Tous s'engagent pour le lendemain à jouer un mauvais tour de force aux dépens de leur hôte; puis ils vont, chacun de son côté, cuver le clairet qu'ils ont bu. Mais un écouteur a surpris leurs paroles, le roi est averti, et lorsque nos parieurs se présentent devant lui, il leur annonce que s'ils ne tiennent pas leurs gabs il les fera tous mourir. Heureusement les reliques données par le patriarche sont là, et avec elles la protection divine.

Le premier de tous, Olivier, l'ami de Roland, est mis en demeure. Il s'est vanté de faire mieux qu'Hercule n'avait fait dans cette nuit où il donna de sa force des preuves surhumaines. C'est la fille même du roi qui aura à rendre témoignage, et le lendemain matin ce témoignage, donné les yeux baissés, se trouve favorable. Olivier a triomphé par la vertu des saintes reliques. Vient ensuite le tour de Guillaume d'Orange celui-ci s'est fait fort de soulever une énorme boule de métal, de la faire rouler contre les murs du palais et d'en abattre quatorze toises. La boule est soulevée, elle frappe la muraille et quatorze toises tombent aussitôt en ruine. Bernard avait promis de soulever les eaux du canal, d'en inonder la ville et de forcer Hugon à monter sur le haut d'une tour pour n'être pas noyé. La protection divine opère ce nouveau miracle en faveur de nos gabeurs. Ces trois épreuves suffisent à Hugon, qui dès lors se tient pour battu : « Ce sont, s'écriet-il, des enragés, des sorciers! » Le roi donne en conséquence congé à ses hôtes et rend hommage à

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