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CHAPITRE III

Chansons de gestes purement historiques.

La Chanson d'An

tioche. Sujets tirés de l'antiquité. — Le poëme d'Alexandre.

-Cycle breton. - La Table ronde.

- Le Chevalier à la charrette.

- La Chanson des Saxons.

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Chrestien de Troyes.

Mélange des deux cycles.

Poëmes d'origine étrangère.

- Parthénope de Blois. La Conqueste de Constantinople par Villehardouin.

Quelques trouvères du douzième siècle appliquérent au récit des faits contemporains la forme poétique consacrée par l'usage; c'est dans le rhythme des chansons carlovingiennes que furent racontés les exploits des premiers croisés. La Chanson d'Antioche, remaniée à la fin du douzième siècle par Graindor de Douai, avait été composée par le pèlerin Richard au moment même où les croisés, vainqueurs cette première fois, venaient de s'emparer de Jérusalem. Cette chronique, récemment publiée par les soins de M. Paulin Paris', reproduit avec fidélité la poésie mème des faits, et il n'y a pas eu de témérité à désigner sous le nom de chants les huit parties dont elle se compose. Mais ce qui lui donne un prix inestimable, c'est qu'elle surpasse en fidélité historique les chroniques latines de Tudebod, de Robert le Moine, et même de Guillaume de Tyr. Ce beau fragment

2 vol. Techener, 1848.

d'histoire en langue vulgaire et en rimes a pu se détacher, en formant un ensemble, des légendes poétiques qui donnent à Godefroy de Bouillon et à Baudouir une illustre origine dans les fables où sont racontés et la naissance merveilleuse et les exploits imaginaires du chevalier au Cygne. Ces généalogies mensongères prouvent à quel point les exploits des conquérants du saint sépulcre avaient frappé l'imagination, puisqu'on ne croyait pouvoir les expliquer que par les vertus d'une race presque divine. Les expéditions qui suivirent, marquées par tant de désastres, n'eurent pas, comme la première croisade, l'honneur d'être chantées en vers. D'autres causes, d'ailleurs, que nous au rons à signaler, arrêtèrent la production des chansons de gestes, qui paraît avoir cessé tout à coup vers le milieu du treizième siècle, au temps de saint Louis, et si nous trouvons encore au quatorzième siècle une composition analogue dans la chronique de Duguesclin, ce regain tardif, sur un terrain depuis longtemps sans culture, s'explique par la rencontre fortuite d'un trouvère attardé et d'un héros chevaleresque après la chute de la chevalerie. Mais ni Duguesclin ne ressuscita la chevalerie, ni Cuvelier qui l'a chanté ne remit en honneur les couplets monorimes.

Sous Philippe-Auguste, à la fin du douzième siècle, la légende d'Alexandre, léguée à nos trouvères par l'antiquité qui avait déjà entouré de tant de fables l'histoire du héros macédonien, prit enfin sous la main de Lambert le Court de Châteaudun et d'Alexandre de Bernai une forme imposante. Le Roman d'Alexandre, tel est le titre de ce poëme, est la plus littéraire

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des œuvres composées dans le système des chansons de gestes. Le vers de douze syllabes y est employé avec une telle supériorité, qu'il en a reçu et gardé le nom d'alexandrin. Quinte-Curce, et surtout le faux Callisthène, ont fourni la matière; mais la couleur est un reflet brillant des mœurs de la chevalerie. Ce poëme témoigne des progrès de la royauté féodale, de la subordination des vassaux, qui commencent à reconnaître un maître; il est en même temps l'image des vertus que la féodalité demandait au suzerain en retour de son obéissance. Alexandre n'est pas le portrait de Philippe-Auguste, mais l'assemblage des qualités proposées à l'imitation des rois chevaliers. Nous n'avons pas de place ici pour l'analyse du poème, qui conduit le héros du berceau jusqu'à la tombe à travers mille exploits historiques et force aventures merveilleuses; il côtoie l'histoire sans trop d'infidélités, jusqu'au moment où, pénétrant dans l'Inde, cette terre de prodiges, de monstres et de mystères, il entre au pays des chimères : encore la terre ne suffit-elle pas à ce besoin d'aventures; Alexandre s'élance dans les airs, et, emporté par l'aile puissante des vautours, il visite les régions célestes; puis, protégé par une cloche de cristal, il descend dans les profondeurs de la mer; enfin il retrouve terre, et sa destinée s'accomplit dans les murs de Babylone, où il meurt au comble de la gloire, victime de la trahison. Pendant cette courte et brillante carrière, il ne cesse pas un instant de se montrer loyal, courageux, invincible, libéral surtout; les dépouilles du monde enrichissent les compagnons de ses travaux. L'éloge

de la largesse ou plutôt de la prodigalité royale revient trop souvent pour qu'on n'y voie pas une sommation de générosité faite à la royauté par ses fidèles serviteurs :

Qui trop croît en trésor a trop le cœur lanier,
Ne peut conquerre honneur, ni terre justicier 1.

Ainsi dit le trouvère d'Alexandre; c'est évidemment dans la même intention, c'est presque dans les mêmes termes, que les avides courtisans du Picrochole de Rabelais diront plus tard à leur maître: «Thésauriser est fait de vilain. »

Ce poëme, qu'on peut lire encore avec fruit et non sans plaisir, abonde en beaux vers. Il nous est impossible de multiplier les preuves, mais il convient

1 Voici le texte tel qu'il est imprimé dans l'édition unique publiée en Allemagne par M. Michelant (Stuttgard, 1846), aux frais et à l'usage des membres de la Société littéraire de cette ville:

Qui trop croit (crescit) en trésor trop a le cuer lanier,
Ne puet conquerre ounor, ne tière justicier.
(P. 2, v. 12 et 13.)

On voit par cet exemple combien le roman de la fin du douzième siècle se rapproche de notre français. Lanier est tombé en désuétude; il avait le sens opposé à preux et à courtois, comme on le voit par ces vers du fabliau de Cocagne :

La gent ne sont mie lanier,
Ainçois i sont preu et cortois.

Conquerre a été remplacé par conquérir : voilà au fond toute la différence. Le reste est affaire d'écriture.

d'en apporter quelques-unes. Ne sent-on pas en effet, sous la rouille du langage, tout ce qu'il y a de noblesse dans les vers suivants, où la grandeur future d'Alexandre est annoncée par les prodiges qui marquérent sa naissance?

A l'eure que li enfes (l'enfant) dut de sa mère issir
Demontra Dieu par signe qu'il se ferait crémir:

Car l'air convint muer, le firmament croisir (se crevasser}
Et la terre croler (s'ébranler), la mer par lieux rougir,
Et les bestes trembler et les hommes frémir'.

Voici maintenant un passage où l'expression n'est pas moins ferme, et où la coupe des vers produit une variété rhythmique et une harmonie que les successeurs des trouvères n'ont pas toujours conservées. Alexandre donne en fief à Ptolémée la province de Césarée, qu'il vient de conquérir sur Nicolas :

Tolome, dist li rois, très hier vous ai promise
La terre Nicolas; en vous est bien assise.
Tenez, je vous la donne et octroi, par tel guise
Que tous jours en aurez et rente et commandise.
Quand reviendrons de Perse et aurons fait justise
De Daire et de ses homes qui la terre ont malmise,
En celle haute tour qui est de marbre bise,
Vous en sera el chef (sur la téte) couronne d'or assise'.

Il nous a suffi, sans changer un seul mot, d'enlever les archaïsmes d'orthographe, qui sont plutôt un épouvantail qu'une difficulté, pour rendre ces deux

1 P. 1, v. 22 et suiv.

2 P. 45, v. 5 et suiv.

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