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l'enjouement, et si cette fois il lui arrive de prêter à la plaisanterie, il ne tarde pas à prendre sa revanche. Nous n'avons de nouveaux venus que le traître Méléagans et son père Baudemagus. Le caractère de ce vieux roi qui aime son fils, qui déteste et qui cherche à déjouer ses trahisons, est au regard de ce ravisseur, de ce Pâris de l'épopée bretonne, un mélange de la douceur de Priam et de la sagesse d'Anténor dans leur opposition au ravisseur d'Hélène. Ce rapprochement n'est pas une fantaisie de la critique, il augmente la liste des emprunts que le moyen âge a faits à l'antiquité dans ces poëmes de la Table ronde, où l'on a déjà remarqué l'analogie de la naissance d'Arthur avec celle d'Hercule, la voile noire du vaisseau de Thésée transportée sur celui qui ramène Iseult à son époux et les précautions prises par la mère de Perceval pour retenir cet autre Achille, dans l'ignorance et dans l'obscurité, loin des périls de la guerre, Toutes ces réminiscences, plus ou moins déguisées, ne sont pas méconnaissables et doivent être signalées. Il est bon de rappeler que la chaîne des temps n'a jamais été complétement rompue.

Nous ne voulons pas quitter Chrétien de Troye; sans lui avoir fait quelques emprunts de plus. Ce aimable poëte, bien qu'un peu prolixe, a trop de grâce et de facilité pour qu'on le laisse longtemps encore dans un complet abandon. Il est de ceux qui peuvent être remis en lumière; car, ayant à bon droit été célébre dans son temps, il mérite toujours d'être connu. Dans le Chevalier au lion, dont le héros est Yvain et l'héroïne la dame de la forêt de Broce

liande, Yvain, qui l'a rendue veuve, doit la consoler plus tard en devenant son époux : invisible, grâce à l'anneau magique qui lui a été donné, il a vu les transports de sa douleur, il a entendu ses menaces de vengeance. Elle ne sait pas, dit le poëte, qu'elle est déjà vengée :

Bien a venchie (vengée), et si ne set,
La daine la mort son seignor;
Vengeance en a prise greignor1,
Qu'elle prendre ne l'en séust;
Jà mort prise ne l'en éust:

Et cist cox (coup) a plus grant durée
Que coux de lance ne d'espée;

Cox de lance garist et saine

Des que li mires i mest paine,

Et la plaië d'amor enpire

Quant ele est plus près de son mire'.

Greignor, plus grande. Ce mot est un de ces comparatifs dérivés du latin qui sont encore en nombre dans la langue romane. C'est en même temps un exemple de la déclinaison. Greignor est le cas oblique de greindre, qui s'emploie comme sujet. Greindre (grandior) est toujours un nominatif, ici greignor (grandiorem) est un accusatif: on l'emploierait également au pluriel (grandiores).

* Romvart, von Adelbert Keller, Manheim, 1844, p. 558559. — The Mabinogion, by lady Charlotte Guest, London, 1858, .P. 150. Les vers que nous citons paraîtront obscurs à quelques-uns de nos lecteurs, il faut donc les traduire, mais je Jois dire qu'ils perdront beaucoup à être traduits : « La dame a bien vengé, et elle ne le sait pas, la mort de son seigneur; elle en a pris une vengeance plus grande qu'elle n'aurait pu croire. La mort n'en aurait pas pris une pareille. Le coup qu'elle a porté dure plus longtemps que coups de lance ou d'épée. Coup de lance guérit et revient à santé dès que le

C'est bien là ce parler delectable qui charmait le maître de Dante, Brunetto Latini. Il suffit de s'y être un peu familiarisé pour en retrouver la douceur et l'harmonie dans le passage qu'on vient de lire; il y a de plus la propriété des mots, et, nous osons le dire, la précision si rare d'ailleurs dans ces petits vers de huit syllabes, qui sont, comme on l'a dit spirituellement', <«< une perpétuelle tentation à la prolixité. » Ils coulent si facilement !

La critique érudite se propose, dit-on, d'enlever à Chrétien de Troyes le Perceval. Nous verrons bien. S'il doit être dépossédé, nous aurons à louer un autre poëte qui sera de son école et son égal. En attendant, nous pouvons encore lui faire honneur de ce poëme tout ensemble héroïque et naïf. Lorsque Perceval a quitté sa mère, il ne tarde pas à rencontrer des chevaliers couverts de brillantes armures. Il les prend pour des saints du paradis. Tout lui est nouveau dans cette vision. Ses questions se multiplient; le chevalier qu'il interroge répond avec complaisance, et le jeune homme apprend ce qu'est une lance et un écu; pour le haubert ou cotte de maille, il ne sait pas davantage le nom et l'usage de ce vêtement de fer. Il demande ingénument à quoi il peut être bon. Le chevalier répond :

médecin y donne ses soins; mais la plaie d'amour s'envenime quand elle est plus près de son médecin. » Notre prose opère sur les vers de Chrétien comme elle ferait sur un huitain de Marot. Dans ces petits joyaux poétiques, la forme et le charme sont indivisibles.

1 M. Demogeot, Histoire de la Littérature française, p. 102.

Valet, c'est à dire legier (c'est facile à dire),

S'onques voulois sur mi lancier

Javelots, ou saïetes traire,

Tu ne me porroiës mal faire.

«Dom chevalier, » dit alors le naïf enfant :

Dom chevalier, de tels hauberts
Gard' Dieu les bestes et les cerfs.
Car nul occire n'en porrois,
Ni jamais après ne corrois 1.

Tout cet interrogatoire forme une scène charmante. Il se prolonge trop pour que nous puissions le suivre, mais il ne cesse pas de plaire, tant il est bien conduit et naturel. L'auteur, quel qu'il soit, est un habile conteur et un ingénieux écrivain. C'est tout ce que nous voulions établir.

L'étude des nombreux romans qui forment l'ensemble du cycle d'Arthur serait infinie; mais la vue générale que nous avons présentée suffit pour marquer nettement les différences qui les distinguent des chansons guerrières et purement héroïques de Charlemagne et d'Alexandre. Le merveilleux et la galanterie les destinaient à charmer l'imagination et à caresser les faiblesses du cœur. Ils furent, au moyen âge, de fréquentes occasions de chutes parmi lesquelles il suffit de rappeler celle que Dante a immortalisée dans son poëme. En effet, c'est le Lancelot qui a précipité

1 On trouvera la scène entière dans le volume déjà cité (p. 68) de M. de la Villemarqué, p. 402 et suiv

Françoise de Rimini et son amant dans les régions ou le poëte florentin les a rencontrés. Nos premiers trouvères des chansons de gestes, les Théroulde, les Raimbert, n'ont rien de semblable sur la conscience.

Cependant, il faut le reconnaître, le voisinage des Lancelot, des Tristan, de Merlin et de la fée Morgane, ne tarda pas à altérer la sévérité des rapsodes carlovingiens; la féerie et la galanterie corrompirent la pureté primitive de ces traditions guerrières et religieuses. Il y eut comme une émulation d'aventures fabuleuses, d'exploits incroyables, de voyages impossibles entre les tenants de Charlemagne et ceux d'Arthur. De là le séjour d'Ogier dans le royaume de féerie, les sortiléges de Maugis, les nouveaux exploits de Roland ressuscité. Cette contagion se fait déje sentir dans la Chanson des Saxons', ce poëme que Jean Bodel composa sous le règne de Philippe Auguste et dont Witikind est le héros. Nous trouvons là une reine qui est de la race des Genièvre et des Iseult, et non moins habile à tromper son royal époux, le farouche Witikind. Sa morale est fort relâchée, son nom est Sébile; c'est elle qui dit :

Que sert beauté de femme s'en jovant 2 ne l'emploie;

elle donne à ses femmes de mauvais conseils et de scandaleux exemples. Ce relâchement moral doit être signalé dans une composition où d'ailleurs respire encore la mâle énergie des chansons de gestes.

12 vol. in-12. Francisque Michel, 1859.

• De juventa, jeunesse. On trouve plus souvent jovante.

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