Imágenes de páginas
PDF
EPUB

Que serait-ce si nous entendions parler l'héroïne ainsi décrite? son petit-fils Tartuffe profitera de ses leçons. Évidemment le style de la comédie est trouvé, et après plus d'un demi-siècle, Molière n'aura qu'à choisir dans Regnier, pour reprendre son bien. Regnier, avant Boileau, a trouvé le secret de frapper de ces vers qui deviennent proverbes en nais. sant, et qui sont comme des médailles dont le temps n'efface pas l'empreinte. C'est lui qui a dit :

L'honneur est un vieux saint que l'on ne chomme plus 1.

La plainte, comme on voit, date de loin. C'est après Regnier qu'on dit quelquefois encore :

Les fous sont aux echets les plus proches des rois.

Il a aussi rédigé cet adage si cher aux hypocrites:

Le peché que l'on cache est demi-pardonné3,

en attendant Tartuffe, qui dira plus crûment :

Et ce n'est point pécher que pécher en silence.

Le rapport n'est pas moins sensible dans les passages suivants. Regnier fait dire à Macette :

Puis outre le saint vœu qui sert de couverture,
Ils sont trop obligés au secret de nature,

Regnier, sat. XIII, p. 179.

Id., sat. XIV, p. 191.

Id., sat. XI, p. 182.

Tartuffe, acte III, sc. III.

Et sçavent, plus discrets, apporter en aymant,
Avecque moins d'esclat, plus de contentement'.

Tartuffe dit à son tour pour se faire valoir :

Mais les gens comme nous brulent d'un feu discret,
Avec qui pour toujou on est sûr du secret :
Le soin que nous prenons de notre renommée
Répond de toute chose à la personne aimée,
Et c'est en nous qu'on trouve, acceptant notre cœur
De l'amour sans scandale et du plaisir sans peur 2.

Écoutons encore. Regnier prélude:

Jamais on ne lui voit aux mains des patenostres ;

Molière continue:

Je ne remarque pas qu'il hante les églises.

Ces traits indiquent la parenté de Regnier avec Molière et Boileau : il se rattache ainsi à une noble race de poëtes. Il a su aussi mériter l'estime de Mal

1 Regnier, sat. xi, p. 182. 2 Tartuffe, acte III, sc. III. 3 Regnier, sat. XII, p. 186. Tartuffe, acte II, sc. 11. — Il faut tout dire: Molière, qui imite si heureusement Regnier, lui a fait une malice qu'on n'a pas remarquée. Le bon Mathurin avait écrit sérieusement dans une dédicace à Henri IV : « On dit qu'en Ethiopie il y avait une statue qui rendait un son armonieux toutes les fois que le soleil levant la regardoit. Ce mesme miracle, sire, avez-vous faict en moy, qui, touché de l'astre de Vostre Majesté, ay receu la voix et la parole. C'est de là que Molière a tiré le fameux compliment de Thomas Diafoirus: « Ne plus ne moins que la statue de Memnon, etc. (Le Malade imaginaire, acte II, sc. vi.)

herbe, qu'il a conservée, quoiqu'il lui ait déclaré la guerre, comme nous le verrons plus tard. Le bon Regnier se croyait naïvement disciple de Ronsard, et il a guerroyé pour lui; mais en réalité il relève de lui-même et des anciens qu'il a quelquefois imites avec originalité. Il faut voir, en effet, ce que deviennent dans ses mains et l'importun d'Horace, et la vieille entremetteuse d'Ovide, et comment ces figures autrefois romaines prennent par l'artifice de son pinceau une physionomie moderne. Je regrette que Boileau, qui a si bien reconnu ce mérite de notre vieux poëte, ait insisté sur « le ton hardi de ses rimes cyniques,» de manière à faire croire que Regnier alarme toujours la pudeur. Cependant, lorsque Regnier décrit le vice, il ne le flatte pas et il se garde bien de le conseiller. Il a dit excellemment :

Je croiray qu'il n'est rien au monde qui guarisse
Un homme vicieux comme son propre vice',

et on peut juger que rien n'est plus propre à détourner de la corruption que le tableau énergique et sincère qu'il en a tracé. Au reste, Regnier avoue ingé nument ses faiblesses, qu'il met sur le compte de notre pauvre nature:

Estant homme, on ne peut
Ni vivre comme on doit, ni vivre comme on veut9.

Certes on ne dira pas que ce soit là le langage d'un fanfaron d'immoralité.

1 Regnier, sat. xi, p. 151.

• Id., sat. XI, p. 171.

Dans le style de Regnier, il convient de distinguer le mouvement et l'expression. Ce qu'on appelle sa négligence est dans la démarche capricieuse, irrégulière, de sa pensée, et non dans les mots, qui sont curieusement choisis ou péniblement cherchés, et dans les images qui veulent être frappantes. Regnier se laisse conduire par ses pensées, dont il ne prétend pas régler la marche; il les suit docilement où elles le mènent; mais, pour les exprimer, il furète, comme a dit Montaigne en parlant d'Horace, tout le magasin des mots et des figures. C'est ce qu'il appelle prendre des vers à la pipée; il a de ce côté toute l'ardeur, toute l'inquiétude, toute la vigilance d'un chasseur ainsi la pensée l'emporte à la recherche des mots, elle ne les lui amène pas, et il ne saisit pas toujours au passage les plus convenables. De là ce mélange d'abandon et de contrainte, de là ces éclairs et ces nuages. Regnier a des traits qui ravissent à côté de passages obscurs et languissants; il a de longues périodes embarrassées, et des vers qui se détachent avec une netteté surprenante; sa verve est riche, et n'est point fluide. Toujours peintre, ses chaudes couleurs manquent souvent de délicatesse, son dessin vigoureux est quelquefois grossier; toujours figuré, il a le tort d'accueillir des métaphores outrées. Enfin il est inégal, et toutefois admirable : à tout prendre, c'est un vrai poëte.

Cette revue rapide du seizième siècle nous paraît s'arrêter avec convenance sur deux œuvres qui ne périront point. La prose de la Menippée, la poésie de Regnier marquent l'une et l'autre la limite du vieux

langage. Elles plaisent, et beaucoup, telles qu'elles sont, avec leurs inégalités et ces empreintes de rusti cité, veteris vestigia ruris, qu'on y remarque. Surtout elles doivent être encore pour nous un objet d'étude et d'admiration: d'admiration, parce qu'elles ont de la vigueur et un grand sens; d'étude, parce qu'elles gardent, comme un dépôt, les titres et les franchises de notre langue et les libertés de notre esprit gaulois. On ne peut pas trop le redire, nous avons beaucoup à profiter au contact des grands écrivains qui ne sont pas encore des modèles, tels que Rabelais, Amyot, Montaigne et Regnier. En effet, n'est-ce pas à leur école, comme à celle des anciens, que se sont formés nos maîtres du dix-septième siècle qui ont mérité de devenir classiques. C'est là que nous trouverons, à notre tour, pour nos esprits, une nourriture d'autant plus saine qu'elle demandera, pour être digérée, un travail plus lent et plus difficile de choix et d'assimilation. On gagne toujours à travailler beaucoup, et c'est seulement par une rude gymnastique que s'assouplissent les plus redoutables athlètes comme les génies les plus vigoureux.

FIN DU PREMIER VOLUME.

« AnteriorContinuar »