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de nations, combien de royaumes, combien d'empires n'a-t-il pas attirés à lui par le charme secret, mais tout-puissant, de cette croix 1»

Bourdaloue ne nous a pas éloignés de Bossuet, qui lui a été un précurseur et un modèle; La Bruyère nous y ramène encore. Bossuet devina son génie et le mit en demeure de se produire : c'est l'évêque de Meaux qui tira d'un obscur emploi de finance, pour l'attirer à la cour, sur le théâtre de ses observations, le moraliste ingénieux et profond qui passa de bien loin Theophraste après l'avoir traduit. La Bruyère ne fut pas ingrat, car, en prenant place à l'Académie, il fit le plus noble et le plus juste éloge de son protecteur en quelques paroles qu'on n'a pas oubliées : « Que dirai-je de ce personnage qui a fait parler si longtemps une envieuse critique et qui l'a fait taire 2; qu'on admire malgré soi, qui accable par le grand nombre et l'éminence de ses talents: orateur, historien, théologien, philosophe, d'une rare érudition, d'une plus rare éloquence, soit dans ses entretiens, soit dans ses écrits, soit dans la chaire; un défenseur de la religion, une lumière de l'Église ; parlons d'avance le langage de la postérité, un Père de l'Eglise3? » La Bruyère n'est pas seulement moraliste, il est philosophe et chrétien; il ne s'est pas

1 Bourdaloue, Sermon sur la Passion de Jésus-Christ. 2 Cette expression est empruntée à Bossuet lui-même, qui a dit dans le Discours de la Vie cachée en Dieu : « Vaincre enfin l'envie ou la faire taire. »

3 La Bruyère, p. 619, édit. de M. Walckenaer, 1 vol. in-18, Firmin Didot, 1845.

contenté de peindre les travers et les vices de son siècle, il les a rattachés à leur origine, qui est l'oubli de Dieu. Par cette pensée, il est de l'école de Bossuet et de Bourdaloue, pendant qu'il se relie par l'esprit critique et par le sens comique à Boileau et à Molière; ce dessein de haute moralité forme aussi l'unité de son livre, qui semble au premier abord ne se composer que d'observations détachées.

Personne plus que La Bruyère n'a pris au sérieux l'art d'écrire et le rôle d'écrivain. Il croit fermement que le beau et le bien sont autre chose que des abstractions de l'esprit et des caprices de la sensibilité. Il pense qu'ils existent réellement, qu'on peut les atteindre et qu'on doit y tendre courageusement : « Il y a, dit-il, dans l'art un point de perfection, comme de bonté et de maturité dans la nature : celui qui le sent et qui l'aime a le goût parfait ; celui qui ne le sent pas, et qui aime en deçà et au delà, a le goût défectueux. Il y a donc un bon et un mauvais goût, et l'on dispute des goûts avec fondement. » Rien n'est plus vrai; mais il y a trop de gens intéressés à supprimer la distinction entre les esprits bien faits et les esprits de travers, pour que la 'maxime de La Bruyère ne soit pas contestée. Ce qui est vrai du fond d'un ouvrage ne l'est pas moins de la forme: « Entre toutes les expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n'y en a qu'une qui soit la bonne. » Et le propre de cette expression unique qu'on cherche souvent sans la trouver, c'est « qu'on éprouve, quand enfin on l'a trouvée, qu'elle est précisément celle qui était la plus simple, la plus

naturelle, qui semblait devoir se présenter d'abord et sans effort. » Ailleurs, La Bruyère caractérise en deux mots les écrivains supérieurs : « Tout l'esprit d'un auteur consiste à bien définir et à bien peindre,» c'est-à-dire à contenter la raison et à satisfaire l'imagination. Nous avons des écrivains qui peignent sans définir, et ils sont vagues ou vaporeux; nous en avons d'autres qui définissent et ne peignent pas, et ils sont secs et froids. « Moise, Homère, Platon, Virgile, Horace, dit La Bruyère, ne sont au-dessus des autres écrivains que par leurs expressions et par leurs images; il faut exprimer le vrai pour écrire naturel lement, fortement, délicatement. » Mais le vrai pour le philosophe, c'est le juste et l'honnête, et il ne suffit pas qu'un écrivain réussisse à plaire par l'éclat de son talent, il doit avoir une ambition plus haute: «Il demande des hommes un plus grand et plus rare succès que les louanges et même que les récompenses, qui est de les rendre meilleurs. » Telle était l'ambition, tel aussi a été l'honneur de celui qui n'a pas craint de poser au jugement littéraire cette règle unique qui condamne tant d'ouvrages, même éminents: « Quand une lecture vous élève l'esprit, et qu'elle vous inspire des sentiments courageux, ne cherchez pas une autre règle pour juger de l'ouvrage, il est bon et fait de main d'ouvrier. >>

La Bruyère connaissait toute la force du ridicule; il en savait aussi régler l'emploi dans les limites qui lui sont tracées par le goût et par la morale: « Il ne faut pas, disait-il, mettre un ridicule où il n'y en a point: c'est se gâter le goût, c'est corrompre son

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jugement et celui des autres; mais le ridicule qui est quelque part, il faut l'y voir, l'en tirer avec grâce et d'une manière qui plaise et qui instruise1. » La Bruyère n'a pas fait autre chose, et celle-là il l'a faite avec goût et non sans génie : il a vu le ridicule où il était et il l'en a tiré avec grâce. C'est ce qui fait le charme et la solidité de son livre; la raillerie est son arme favorite, mais il ne la tourne que contre ce qui mérite d'en être frappé. Il ne rit pas de tout, comme ces moqueurs de profession qui ne laissent rien où le respect puisse s'attacher en sûreté avec lui, l'âme de l'homme ne risque ni de se fausser, ní de s'amollir, ni de se dépraver; le plaisir qu'il donne n'est pas un plaisir qui corrompe, mais un exercice qui affermit le cœur et qui aiguise l'intelligence; il nous inspire le goût du bien, en nous faisant respirer comme un parfum de probité qui s'exhale de son âme, et cet arome nous communique des forces pour la vertu. Il n'a point de bile noire ni de fiel; il ne fait ni haïr ni mépriser l'homme : il rend le vice méprisable; il ridiculise les travers du cœur et de l'esprit, et, dans l'occasion, lorsque les torts qu'il signale méritent un châtiment exemplaire, il aime à voiler d'ironie l'indignation qu'il éprouve.

Nulle part il n'a mieux employé cette puissante figure de pensée et de langage que dans le morceau célèbre où il appelle la pitié sur le sort des paysans: « L'on voit certains animaux farouches, des males et

- Toutes les citations qui précèdent sont tirées du chapitre premier des Caractères, qui a pour titre : Des Ouvrages de 'Esprit, p. 149-177.

des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible; ils ont comme une voix articulée, et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et, en effet, ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans des tanières, où ils vivent de pain noir, d'eau et de racines; ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer

de ce pain qu'ils ont semé1. » Quelle sensibilité dans cette poignante image de l'excès du labeur et de la misère! La Bruyère, parmi les délices de la cour, n'oublie pas ce qu'il a vu de douleurs et de courage dans les champs où il a passé ses premières années, et ce n'est pas de lui qu'on pourrait dire après lui : « Quel moyen de comprendre, dans la première heure de la digestion, qu'on puisse quelque part mourir de faim? » Il dit encore, car il souffre cruellement des souffrances d'autrui : « Il y a des misères sur la terre qui saisissent le cœur : il manque à quelquesuns jusqu'aux aliments; ils redoutent l'hiver, ils appréhendent de vivre. » Et il ajoute : « Tienne qui voudra contre de si grandes extrémités 2! »

Philosophe par nature et par choix, La Bruyère n'enviait ni les dignités ni l'opulence dont il savait se passer; mais il ne pardonnait ni à la fausse grandeur ni à l'opulence hautaine et ignorante. Il a à leur

1 Les Caractères, de l'Homme, p. 437.

• Ibid., des Biens de Fortune, p. 281.

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