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ver aux grands hommes du dix-huitième siècle Montesquieu, Voltaire, Buffon et J.-J. Rousseau autour desquels nous aurons à grouper les hommes de talent qu'on peut appeler leurs satellites, nous avons d'abord à passer en revue les esprits distingués, mûris dans le siècle précédent, et qui ont rempli l'interrègne du génie. Disciples fidèles des maîtres ou dissidents, soit qu'ils continuent la tradition ou qu'ils essayent d'innover, ils ont droit à un souvenir, puisqu'ils ont maintenu le goût des lettres et qu'ils remplissent utilement l'intervalle qui sépare deux grandes générations d'écrivains. Ainsi, sur la limite des deux siècles, J.-B. Rousseau, tour à tour loué avec excès et dénigré outrageusement, garde encore à côté des classiques, et peut-être parmi eux, un rang qui lui est vivement disputé. Quoique Rousseau se rattache par l'éducation littéraire, par la date et le caractère de quelques-unes de ses œuvres, au siècle de Louis XIV, on peut dire qu'il devança la régence en se mêlant de bonne heure à cette société clandestine qui bravait, dans le voisinage de la cour, toutes les bienséances. Le relâchement est manifeste chez lui par les plaisirs d'une vie épicurienne passée en compagnie de grands seigneurs qui donnaient dans leurs splendides hôtels l'exemple de la débauche et de l'impiété; il l'est encore par l'emploi désor donné d'un rare talent poétique voué tour à tour à des chants religieux qui édifiaient la piété du duc de

penseur sincère et habile écrivain, recueillies après sa mort par ses amis et publiées sous le titre d'Histoire de la Littéra ture française au dix-huitième siècle, 2 vol. in-8°, 1853.

Bourgogne, et prostitué à des épigrammes licencieuses qui égayaient au dessert les soupers du grand prieur de Vendôme. Le tort de Rousseau est d'avoir été, comme on l'a dit : « David à la cour, Pétrone à la ville; » d'avoir manié indifféremment « la harpe des prophètes et le flageolet de Marot; » enfin, d'avoir associé les apparences de la religion aux libertés et même aux licences d'une vie toute mondaine.

Parmi ces corrupteurs de J.-B. Rousseau, il y avait au moins deux poëtes qu'il n'est pas permis d'oublier, et qu'il est imposible de séparer l'un de l'autre ce sont l'abbé de Chaulieu et le marquis de La Fare. Pour eux la poésie fut un jeu qui ajoutait aux plaisirs des sens la volupté de l'esprit. Chaulieu aurait pu mieux faire; mais il tomba aux mains de Chapelle qui lui communiqua son goût pour les vers et pour la table. Chapelle, le père de la poésie facile et l'inventeur des rimes redoublées, épicurien par les sens et par l'esprit, fit doublement école; s'il échoua auprès de Molière, de Racine et de Boileau, que cependant il dérida souvent et dérangea quelquefois, le spirituel auteur du Voyage à Montpellier réussit complétement auprès de Chaulieu, qui l'avoua pour maître. Grâce à lui, le spirituel abbé fut un vrai païen et mérita le surnom d'Anacréon du Temple. J.-B. Rousseau nous dira où il puisait son inspiration. Lisons pour le savoir ce compliment poétique qu'il lui adresse:

Maître Vincent', ce grand faiseur de lettres,
Si bien que vous n'eût su prosaïser,

1 Voiture.

Maître Clément ce grand faiseur de mètres,
Si doucement n'eût su poétiser :
Phébus adonc va se désabuser

De son amour pour la docte fontaine,
Et connoîtra que pour bons vers puiser,

Vin champenois vaut mieux qu'eau d'Hippocrène 2.

Toutefois, la baguette de Circé le toucha sans le métamorphoser complétement : elle lui laissa dans la mollesse où elle le plongeait quelque délicatesse de sentiment et une certaine vigueur de pensée. On voit par quelques-uns de ses vers que ce mondain est resté sensible au charme de la nature. Il disait :

Je me fais des amusements

De tout ce qu'à mes yeux présente la nature.
Quel plaisir de la voir rajeunir chaque jour!
Elle rit dans nos prés, verdit dans nos bocages,
Fleurit dans nos jardins; et dans les doux ramages
Des oiseaux de nos bois, elle parle d'amour 3.

On sait avec quelle grâce émue il a chanté, au déclin de sa vie, la solitude de Fontenay où il était né et où il désirait sortir de la vie :

Muses, qui dans ce lieu champêtre

Avec soin me fîtes nourrir;

Beaux arbres, qui m'avez vu naître,

Bientôt vous me verrez mourir *.

1 Marot.

Euvres de J.-B. Rousseau, 5 vol. in-8°, Lefèvre, 1820, avec notice et commentaire de M. Amar, t. II, p. 203.

3 OEuvres de Chaulieu, 1 vol. in-8°, 1823, p. 66.

Ibid., p. 30.

La poésie de Chaulieu a du naturel, de l'abandon, de l'harmonie, et elle aurait pu s'élever jusqu'à la noblesse. Il y touchait lorsqu'il écrivait ces vers qui ne sont pas indignes de J.-B. Rousseau :

D'un dieu maître de tout j'adore la puissance;
La foudre est en sa main, la terre est à ses pieds;

Les éléments humiliés

M'annoncent sa grandeur et sa magnificence.
Mer vaste, vous fuyez!

Et toi, Jourdain, pourquoi dans tes grottes profondes,
Retournant sur tes pas, vas-tu cacher tes ondes?
Tu frémis à l'aspect, tu fuis devant les yeux
D'un Dieu qui sous ses pas fait abaisser les cieux'.

La Fare est bien inférieur à Chaulieu; la paresse qu'il prit pour muse finit par l'engourdir, et Chaulieu, qui ne cessa jamais de l'aimer, resté maître de luimême malgré bien des faiblesses, vit avec douleur que son élève, vaincu par la volupté, en était venu à faire nombre dans le troupeau d'Épicure. Triste exemple d'abaissement moral dans un homme qui avait eu assez de force et de sérieux dans l'esprit pour écrire des Mémoires que les historiens ne dédaignent pas de consulter.

Chaulieu et La Fare, qui aboutissent à la régence du duc d'Orléans, représentent ce courant de mœurs dissolues et de libertinage d'esprit qui coula souterrainement même aux plus belles années du dix-septième siècle, et qui, s'étant toujours gonflé, n'était plus séparé de la surface que par une couche fort

1 OEuvres de Chaulieu, p. 13.

mince qui se rompit à la mort de Louis XIV. Soit fortune, soit prudence, ils ne firent point scandale, et n'ayant point attiré sur eux la colère du maitre, ils évitèrent les coups qui frappèrent Bussy-Rabutin d'une disgrâce irrévocable et Saint-Évremond d'un exil qui ne finit qu'avec sa vie. Tel était le sort réservé aux esprits qui s'émancipaient. Au reste, ni Bussy ni Saint-Évremond, qui passèrent alors pour des hommes supérieurs et qui furent beaucoup vantés, n'ont rien laissé de durable comme écrivains; ils brillèrent dans le monde pour s'éclipser devant la postérité. Il n'en est pas de même de l'Écossais Hamilton, naturalisé Français par son langage, et qui, en racontant, sur ses vieux jours, les prouesses en tout genre de son beau-frère, le comte de Gramont, a donné le premier modèle de ce langage alerte, brillant et naturel qui nous charme dans la prose de Voltaire. Hamilton, tout étranger qu'il est, ne paraît pas dépaysé à côté de nos meilleurs écrivains. Avant d'écrire ses Mémoires, il avait réclamé le patronage de la muse de Chaulieu et de la Fare, qui lui fut refusé, et dont il n'avait pas besoin.

Revenons à J.-B. Rousseau, dont on sait la gloire et les malheurs. Les torts de sa jeunesse furent expiés outre mesure par un long exil, et ce qui attire un certain intérêt sur sa disgrâce, c'est que, s'il n'est pas exempt de reproches, il est au moins avéré que les couplets scandaleux qui furent l'occasion de sa perte lui ont été faussement imputés. Ce n'est pas ici le

Dans cette affaire, Rousseau fut victime d'un complot. Os

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