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notre grand publiciste avait trop bien pénétré les Anglais, il leur avait témoigné trop d'estime, pour qu'il n'en fût pas payé par une admiration sincère. La France, et c'est un de ses malheurs, fut plus réservée dans ses hommages. Un bon mot, les bons mots sont notre fort et aussi notre faible, accueillit le chef-d'œuvre à sa naissance : « C'était, disait madame du Deffand, de l'esprit sur les lois. » Il est vrai que Montesquieu a prodigieusement d'esprit, et il ne s'en cache pas; mais il fallait voir que l'esprit n'est en lui que le caractère et comme la physionomie du génie. Sa raison n'en est pas moins droite, ni ses vues moins profondes, pour se produire en saillies. Buffon critiqua la forme de l'ouvrage, et c'est Montesquieu qu'il désignait en disant : « Le grand nombre des divisions, loin de rendre un ouvrage plus solide, en détruit l'assemblage; le livre paraît plus clair aux yeux, mais le dessein de l'auteur demeure obscur; » et cette observation, juste en général, ne reçoit pas ici d'application, car le sujet multiple et disparate que traite Montesquieu ne comporte pas « cette continuité de fil, cette dépendance harmonique des idées, ce développement successif, cette gradation soutenue, ce mouvement uniforme, » que Buffon demande aux œuvres de l'esprit pour y reconnaître l'unité. L'Esprit des lois n'était pas de nature à être fondu d'un seul jet comme une statue; ce n'est pas même un édifice unique c'est une suite de constructions diverses for mant un ensemble, parce qu'on reconnaît dans toutes les parties la pensée et la main du même architecteUn riche financier qui se piquait de science et de litté

rature, M. Dupin, entreprit la critique des détails, et il en avait formé trois volumes qu'il sacrifia, soit qu'il en eût à temps encore reconnu la faiblesse, soit qu'il ait craint de paraître s'être trop souvenu que Montesquieu avait défini le métier des traitants «< une profession qui n'a ni ne peut avoir d'objet que le gain, profession sourde et inexorable qui appauvrit les richesses! et la misère même ; » et qu'il avait osé dire : « Tout est perdu lorsque la profession lucrative des traitants parvient encore par ses richesses à être une profession Aonorable. Cela peut être bon dans les États despotiques. Cela n'est pas bon dans la monarchie; rien n'est plus contraire à l'esprit de ce gouvernement. Un dégoût saisit tous les autres États, l'honneur y perd toute sa considération, les moyens lents et naturels de se distinguer ne touchent plus, et le gouvernement est frappé dans son principe'. »

Montesquieu laissa sans réponsé les critiques qui portaient sur le mérite de son livre; mais lorsque le gazetier des nouvelles ecclésiastiques, janséniste hargneux, le prit à partie sur ses intentions et le signala comme entaché de déisme et de spinosisme, l'auteur de l'Esprit des lois releva le gant de manière à faire repentir son imprudent adversaire. Il opposa de solides arguments à des injures, et il répondit par des textes positifs et une dialectique serrée à des inductions malveillantes et téméraires. Comme ses paroles ne donnaient point de prise directe sur ses croyances, il s'indignait que, pour détruire l'autorité de son livre

1 De l'Esprit des lois, t. I, liv. XIII, ch. xx, p. 189.

et rendre sa personne suspecte, on lui attribust des pensées qu'il n'avait pas exprimées, et même des sentiments diametralement opposés à son langage. Il lui fut facile de montrer que les imputations de déisme et de spinosisme étant contradictoires', il était insensé de lui attribuer l'une et l'autre doctrine à la fois; mais non-seulement il désavouait le spinosisme, il déclinait encore l'accusation de déisme, puisqu'en plusieurs endroits de son livre il avait distingué les fausses religions de la vraie et qu'il avait reconnu expressément la vérité du christianisme. Cette déclaration devait suffire. Il se plaignait donc avec raillerie, et non sans amertume, qu'on lui reprochât d'avoir omis des choses qui n'étaient point de son sujet, et de n'avoir pas été théologien là où son dessein était d'être jurisconsulte et publiciste. Ce zèle ombrageux, Montesquieu le signale comme funeste aux progrès des sciences : « La manière de critiquer dont on use avec moi, dit-il, est la chose du monde la plus capable de borner l'étendue et de diminuer, si j'ose me servir de ce terme, la somme du génie national. La théologie a ses bornes, elle a ses formules, parce que les vérités qu'elle enseigne étant connues, il faut que les hommes s'y tiennent, et on doit les empêcher de s'en écarter. C'est là qu'il ne faut pas que le génie prenne

1 << On lui a fait les plus affreuses imputations. Il ne s'agit pas moins que de savoir s'il est spinosiste ou déiste; et, quoique ces deux accusations soient par elles-mêmes contradictoires, on le mène sans cesse de l'une à l'autre. Toutes les deux étant Incompatibles ne peuvent pas le rendre plus coupable qu'une seule; mais toutes les deux peuvent le rendre plus odieux.) Défense de l'Esprit des lois, t. I, première partie, p. 592.

l'essor on le circonscrit pour ainsi dire dans une enceinte. Mais c'est se moquer du monde de vouloir mettre cette même enceinte autour de ceux qui traitent les sciences humaines. Les principes de la géométrie sont très-vrais; mais si on les appliquait à des choses de goût, on ferait déraisonner la raison même. Rien n'étouffe plus la doctrine que de mettre à travers les choses une robe de docteur. Les gens qui veulent toujours enseigner empêchent beaucoup d'apprendre. Il n'y a point de génie qu'on ne rétrécisse lors◄ qu'on l'enveloppera d'un million de scrupules vains, Avez-vous les meilleures intentions du monde, on vous forcera vous-même d'en douter. Vous ne pouvez plus être occupé à bien dire quand vous êtes effrayé par la crainte de dire mal, et qu'au lieu de suivre votre pensée, vous ne vous occupez que des termes qui peuvent échapper à la subtilité des critiques. On vient nous mettre un béguin sur la tête pour nous dire à chaque mot: Prenez garde de tomber; vous voulez parler comme vous, je veux que vous parliez comme moi. Va-t-on prendre l'essor, ils vous arrêtent par la manche; a-t-on de la force et de la vie, on vous l'ôte à coups d'épingle. Il n'y a ni science, ni littérature qui puisse résister à ce pédantisme1. »

Dans toute cette discussion, qui est un modèle de polémique ferme et courtoise, Montesquieu garde toujours une parfaite mesure de langage, qui ajoute à la force de ses raisons. On y chercherait en vain une seule parole injurieuse : mais comme on a voulu « le rendre

1 Défense de l'Esprit des lois, t. I, troisième partie, p. 627.

odieux à ceux qui ne le connaissent pas et suspect à ceux qui le connaissent, » il ne néglige aucun moyen d'enlever aux paroles de son adversaire le crédit qu'elles pourraient avoir: il lui a prouvé qu'il ne raisonne pas toujours pertinemment et que sa science est souvent en défaut; il va plus loin dans le passage suivant : « Quoique nous devions penser aisément que les gens qui écrivent contre nous, sur des matières qui intéressent tous les hommes, y sont déterminés par la force de la charité chrétienne, cependant, comme la nature de cette vertu est de ne pouvoir guère se cacher, qu'elle se montre en nous malgré nous, et qu'elle éclate et brille de toutes parts, s'il arrivait que dans deux écrits faits contre la même personne coup sur coup on ne trouvat aucune trace de charité, qu'elle n'y parût dans aucune phrase, dans aucun tour, aucune parole, aucune expression, celui qui aurait écrit de pareils ouvrages aurait un juste sujet de craindre de n'y avoir pas été porté par la charité chrétienne. Et comme les vertus purement humaines sont en nous l'effet de ce qu'on appelle un bon naturel, s'il était impossible d'y découvrir aucun vestige de ce bon naturel, le public pourrait en conclure que ces écrits ne seraient pas même l'effet des vertus purement humaines'. »>

Le principe de ces attaques si vives et si injustes contre Montesquieu était la croyance de l'illustre publiciste à la réalité et à l'importance de la loi et de la religion naturelles, et il a montré à quels périls

1 Défense de l'Esprit des lois, t. I, troisième partie, p. 625.

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