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verts.

Qu'Arnaud lui a présenté une

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arrivé à Postdam, et que le roi de Prusse l'y a reçu a bras ouA bras ouverts! épître. Bien boursouflée et bien maussade ? Point du tout, fort belle, et si belle que le roi y a répondu par une autre épître. Le roi de Prusse, une épître à d'Arnaud! Allons, Thiriot, allons, on s'est moqué de vous. Je ne sais pas si on s'est moqué de moi, mais j'ai en poche les deux épîtres. Voyons, donnez donc vite, que je lise ces deux chefs-d'œuvre. Quelle fadeur ! quelle platitude! quelle bassesse! » disait-il en lisant l'épître de d'Arnaud; et passant à celle du roi, il lut un moment en silence et d'un air de pitié; mais quand il en fut à ces vers,

Voltaire est à son couchant,
Vous êtes à votre aurore;

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il fit un haut-le-corps, et sauta de son lit, bondissant de fureur: «Voltaire est à son couchant, et Baculard à son aurore! et c'est un roi qui écrit cette sottise énorme! Ah! qu'il se mêle de régner. »>

Nous avions de la peine, Thiriot et moi, à ne pas éclater de rire, de voir Voltaire en chemise, gambadant de colère, et apostrophant le roi de Prusse. « J'irai, disait-il, oui, j'irai lui apprendre à se connaître en hommes ; » et dès ce moment-là son voyage fut décidé. J'ai soupçonné le roi de Prusse d'avoir voulu lui donner ce coup d'éperon; et sans cela je doute qu'il fût parti, tant il était piqué du refus de mille louis, non point par avarice, mais de dépit de ne pas avoir obtenu ce qu'il demandait.

Volontaire à l'excès par caractère et par système, il avait même dans les petites choses une répugnance incroyable à céder, et à renoncer à ce qu'il avait résolu. J'en vis encore avant son départ un exemple assez singulier. Il lui avait pris fantaisie d'avoir en voyage un couteau de chasse; et, un matin que j'étais chez lui, on lui en apporta un faisceau pour en choisir un. Il le choisit; mais le marchand voulait un louis de son couteau de chasse, et Voltaire s'était mis dans la tête de n'en donner que dix-huit francs. Le voilà qui calcule en détail ce qu'il peut valoir; il ajoute que le marchand porte sur son visage le caractère d'un

honnête homme, et qu'avec cette bonne foi qui est peinte sur son front, il avouera qu'à dix-huit francs cette arme sera bien payée. Le marchand accepte l'éloge qu'il veut bien faire de sa figure; mais il répond qu'en honnête homme il n'a qu'une parole; qu'il ne demande au juste que ce que vaut la chose, et qu'en la donnant à plus bas prix, il ferait tort à ses enfants. « Vous avez des enfants? lui demande Voltaire. — Oui, monsieur, j'en ai cinq, trois garçons et deux filles, dont le plus jeune a douze ans. - Eh bien ! nous songerons à placer les garçons, à marier les filles. J'ai des amis dans la finance, j'ai du crédit dans les bureaux. Mais terminons cette petite affaire : voilà vos dixhuit francs; qu'il n'en soit plus parlé. » Le bon marchand se confondit en remercîments de la protection dont voulait l'honorer Voltaire; mais il se tint à son premier mot pour le prix du couteau de chasse, et n'en rabattit pas un liard. J'abrége cette scène, qui dura un quart d'heure par les tours d'éloquence et de séduction que Voltaire employa inutilement, non pas à épargner six francs qu'il aurait donnés à un pauvre, mais à donner à sa volonté l'empire de la persuasion. Il fallut qu'il cédât luimême; et, d'un air interdit, confus et dépité, il jeta sur la table cet écu qu'il avait tant de peine à lâcher. Le marchand, dès qu'il eut son compte, lui rendit grâce de ses bontés, et s'en alla.

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Oh!

« J'en suis bien aișe, dis-je tout bas en le voyant partir. De quoi, me demanda Voltaire avec humeur, de quoi donc êtesvous bien aise? - De ce que la famille de cet honnête homme n'est plus à plaindre. Voilà bientôt ses fils placés, ses filles mariées; et lui, en attendant, il a vendu son couteau de chasse ce qu'il voulait, et vous l'avez payé, malgré toute votre éloquence. - Et voilà de quoi tu es bien aise, têtu de Limosin? oui, j'en suis content. S'il vous avait cédé, je crois que je l'aurais battu. Savez-vous, me dit-il en riant dans sa barbe, après un moment de silence, que si Molière avait été témoin d'une pareille scène, il en aurait fait son profit? — Vraiment, lui dis-je, c'eût été le pendant de celle de M. Dimanche. » C'était ainsi qu'avec moi sa colère, ou plutôt son impatience, se terminait toujours en douceur et en amitié.

Comme à l'égard du roi de Prusse j'étais dans son secret, et

que je croyais être aussi dans le secret du roi de Prusse sur le peu de sincérité des caresses qu'il lui faisait, j'avais quelque pressentiment du mécontentement qu'ils auraient l'un de l'autre en se voyant de près. Une âme aussi impérieuse et un esprit aussi ardent ne pouvaient guère être compatibles, et j'avais l'espérance de voir bientôt Voltaire revenir plus mécontent de l'Allemagne qu'il ne l'était de son pays; mais le nouveau dégoût qu'il éprouva en allant prendre congé du roi, et la colère qu'il en témoigna, ne me laissèrent plus cette illusion consolante. En sa qualité de gentilhomme ordinaire de la chambre du roi, il crut pouvoir oser lui demander ses ordres auprès du roi de Prusse; mais le roi, pour réponse, lui tourna le dos brusquement; et lui, dans son dépit, dès qu'il fut sorti du royaume, lui renvoya son brevet d'historiographe de France, et accepta sans son agrément la croix de l'ordre du Mérite, dont le roi de Prusse le décora, pour l'en dépouiller peu de temps après.

L'exemple de tant d'amertumes et de tribulations répandues dans la vie de ce grand homme ne fit que me rendre plus redoutable la carrière des lettres où j'étais engagé, et plus doux le repos obscur dont j'allais jouir à Versailles.

Ici finissent, grâce au ciel, les égarements de ma jeunesse; ici commence pour moi le cours d'une vie moins dissipée, plus sage, plus égale, et surtout moins en butte aux orages des passions; ici enfin mon caractère, trop longtemps mobile et divers, va prendre un peu de consistance; et, sur une base solide, ma raison pourra travailler en silence à régler mes mœurs.

LIVRE CINQUIÈME.

Après avoir vu M. de Marigny, mon premier soin, en arrivant à Versailles, fut d'aller remercier madame de Pompadour. Elle me témoigna du plaisir à me voir tranquille, et, d'un air de bonté, elle ajouta : « Les gens de lettres ont dans la tête un système d'égalité qui les fait quelquefois manquer aux convenan

ces. J'espère, Marmontel, qu'à l'égard de mon frère vous ne les oublierez jamais. » Je l'assurai que mes sentiments étaient d'accord avec mes devoirs.

J'avais déjà fait connaissance avec M. de Marigny dans la société des intendants des Menus-Plaisirs, et, par eux, j'avais su quel était l'homme à qui sa sœur m'avait recommandé de ne manquer jamais. Quant à l'intention, j'étais bien sûr de moi ; la reconnaissance elle seule m'eût inspiré pour lui tous les égards que ma position et sa place exigeaient de la mienne; mais, à l'intention, il fallait ajouter l'attention la plus exacte à ménager en lui un amour-propre inquiet, ombrageux, susceptible, à l'excès, de méfiance et de soupçons. La faiblesse de craindre qu'on ne l'estimât pas assez, et qu'on ne dit de lui, malignement et par envie, ce qu'il y avait à dire sur sa naissance et sa fortune; cette inquiétude, dis-je, était au point que si, en sa présence, on se disait quelques mots à l'oreille, il en était effarouché. Attentif à guetter l'opinion qu'on avait de lui, il lui arrivait souvent de parler de lui-même avec une humilité feinte, pour éprouver si l'on se plairait à l'entendre se dépriser; et alors, pour peu qu'un sourire ou un mot équivoque eût échappé, la blessure en était profonde et sans remède. Avec les qualités essentielles de l'honnête homme, et quelques-unes même des qualités de l'homme aimable, de l'esprit, assez de culture, un goût éclairé dans les arts, dont il avait fait une étude (car tel avait été l'objet de son voyage en Italie); et dans les mœurs une droiture, une franchise, une probité rare, il pouvait être intéressant autant qu'il était aimable. Mais en lui l'humeur gâtait tout; et cette humeur était quelquefois hérissée de rudesse et de brusquerie.

Vous sentez, mes enfants, combien j'avais à m'observer pour être toujours bien avec un homme de ce caractère; mais il m'était connu, et cette connaissance était la règle de ma conduite. D'ailleurs, soit à dessein, soit sans intention, il m'avertit, par son exemple, de la manière dont il voulait que je fusse avec lui. Étions-nous seuls, il avait avec moi l'air amical, libre, enjoué, l'air enfin de la société où nous avions vécu ensemble. Avions-nous des témoins, et singulièrement pour témoins des

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artistes, il me parlait avec estime et d'un air d'affabilité; mais, dans sa politesse, le sérieux de l'homme en place et du supérieur se faisait ressentir. Ce rôle me dicta le mien. Je distinguai en moi le secrétaire des bâtiments de l'homme de lettres et de l'homme du monde, et, en public, je donnai aux deux Académies dont il était le chef, et à tous les artistes employés sous ses ordres, l'exemple du respect que nous devions tous à sa place. Personne, à ses audiences, n'avait le maintien, le langage plus décemment composé que moi. Tête à tête avec lui ou dans la société de nos amis communs, je reprenais l'air simple qui m'était naturel, jamais pourtant ni l'air ni le ton familier. Comme le badinage ne pouvait jamais être égal entre nous, je m'y refusais doucement. Il avait, dans l'esprit, certain tour de plaisanterie qui n'était pas toujours assez fin ni d'assez bon goût, et dont il aimait à s'égayer; mais il ne fallait pas s'y jouer avec lui. Jamais railleur n'a moins souffert la raillerie. Un trait plaisant qui l'aurait effleuré légèrement l'aurait blessé. Je vis donc qu'avec lui il fallait m'en tenir à une gaieté modérée, et je n'allai point au delà. De son côté, lui qui dans ma réserve apercevait quelque délicatesse, voulut bien me tenir toujours un langage analogue au mien. Seulement quelquefois, sur ce qui le touchait, il semblait vouloir essayer mon sentiment et ma pensée. Par exemple, lorsqu'il obtint, dans l'ordre du Saint-Esprit, la charge qui le décorait, et que j'allai lui en faire compliment : « Monsieur Marmontel, me dit-il, le roi me décrasse. » Je répondis, comme je le pensais, « que sa noblesse, à lui, était dans l'âme, et valait bien celle du sang.» Une autre fois, revenant du spectacle, il me raconta qu'il y avait passé un mauvais moment; qu'étant assis au balcon du théâtre, et ne songeant qu'à rire de la petite pièce que l'on représentait, il avait tout à coup entendu l'un des personnages, un soldat ivre, qui disait : «< Quoi! j'aurais une jolie sœur, et cela ne me vaudra rien, lorsque tant d'autres font fortune par leurs arrière-petites-cousines?» « Figurez-vous, ajouta-t-il, mon embarras et ma confusion! Heureusement le parterre n'a pas fait attention à moi.- Monsieur, lui répondisje, vous n'aviez rien à craindre; vous justifiez si bien ce que l'on fait pour vous, que personne ne pense à le trouver mauvais.

T. V.

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